Confronté à un phénomène important de surpopulation carcérale, l’État hongrois prévoit de mobiliser les détenus pour construire huit nouveaux centres pénitentiaires dans le pays. L’avantage : officiellement, préparer à la réinsertion sociale des prisonniers, mais officieusement faire baisser drastiquement le coût des constructions, grâce à une main-d’œuvre captive et bon marché, non protégée par le droit du travail. Enquête.
Article publié le 26 novembre 2018 dans Abcúg sous le titre « Kizsigerelt rabokkal spórolnának az új börtönökön ». Traduit du hongrois par Barnabás Springer. |
Le gouvernement hongrois a décidé d’améliorer spectaculairement les conditions de détention dans ses prisons, à la suite d’un avis de la cour européenne des Droits de l’homme dénonçant des problèmes de surpopulation carcérale qui contrevenaient aux droits élémentaires des prisonniers. Le problème était même devenu financier pour l’État hongrois, lequel a dû indemniser plusieurs plaignants pour une somme globale de plusieurs centaines de millions de forint.
L’exécutif semble en tout cas avoir trouvé une solution : construire de nouveaux établissements pénitentiaires. Une idée populaire auprès des collectivités locales concernées, car ces chantiers permettraient de créer de nombreux emplois localement. Pour l’instant, huit sites ont été retenus : à Békés, Csenger, Heves, Kemecse, Komádi, Komló, Kunmadaras et Ózd (le projet de Bátonyterenye a été finalement abandonné au profit de la construction d’une usine métallurgique).
Ces chantiers bénéficient depuis 2016 du statut d’investissements prioritaires, ce qui leur permet de contourner certaines difficultés administratives. Le démarrage des constructions a pourtant été sans cesse retardé, principalement en raison des coûts trop élevés proposés par les entreprises du BTP mises en concurrence lors des appels d’offre. Deux marchés publics, dont le dernier a été lancé en février, n’ont ainsi pas trouvé preneur.
Au mois de septembre, le ministre de l’intérieur Sándor Pintér a proposé que les prisons soient construites par les prisonniers eux-mêmes. Une modification de la réglementation leur permettrait de réaliser tous les travaux, du terrassement au tuilage, en passant par le plâtrage. Bien sûr, grâce à cette méthode, les chantiers seront moins honéreux que si c’était une entreprise qui les réalisait, même si ce n’est pas officiellement formulé. La question qui reste en suspens, c’est de savoir dans quelle mesure ces détenus ne devraient pas être payé normalement dès lors qu’ils effectuent un travail.
Des ouvriers de seconde zone
Tout le monde est gagnant si les prisonniers font œuvre utile au lieu de rester assis dans leurs cellules. D’un côté, le travail rend plus vivable la durée de la détention ; d’un autre côté, il facilite la réintégration dans la société. Sur le plan du taux d’emploi, la progression est nette : au début des années 2000, seule la moitié des prisonniers travaillaient, alors qu’on observe un plein-emploi de nos jours.
« Pour donner des exemples, ils coudent des uniformes pour les forces de l’ordre et les unités de défense nationale, ou bien ils produisent du papier pour imprimante ou du papier toilette pour des clients gouvernementaux, lesquels ne peuvent s’approvisionner que de cette façon. La question c’est de savoir si ces tâches leur donnent des compétences utiles sur le marché du travail », explique Dávid Vig, responsable des questions de sécurité auprès de la branche hongroise du comité Helsinki.
Les coopérations entre les centres de détention et les entreprises existent dans d’autres pays. « A Glasgow par exemple, il y a une boulangerie qui assure une formation de pâtissier aux détenus, lesquels peuvent ensuite travailler au sein du fournil mis en place dans la prison. Ils peuvent de cette façon intégrer une boulangerie après leur libération ». Dans d’autres pays, les gens qui ne font pas l’objet de condamnation pour crimes contre des biens et des personnes peuvent conserver leur emploi précédent et aller travailler tous les jours en sortant de la prison.
C’est pourquoi Dávid Vig estime que l’idée du gouvernement de faire travailler les condamnés peut être une bonne chose, car cela leur permet de sortir de l’institution carcérale pendant la journée et d’obtenir les qualifications nécessaires pour des métiers qui manquent de main-d’œuvre. Il considère par ailleurs que c’est le principe d’économie qui se cache en réalité derrière cela, et que l’idée est plutôt de tirer avantage de l’infériorité juridique des prisonniers. Le coût de cette main-d’œuvre est ainsi moins cher que celle du « monde de dehors » :
– Le code du travail ne s’applique pas aux détenus, pas même le salaire minimum. En travaillant quarante heures par semaine, ils ne peuvent gagner tout au plus que 42 500 forints par mois, souvent plutôt autour de 25-30 000 forints, auxquels on soustrait 15 000 forint pour payer les charges de la détention. Il leur reste assez pour acheter du thé dans la prison, ou passer des coups de fil facturés 96 forints la minute.
– Ne s’appliquent pas davantage les règles de sécurité au travail, mais seulement une réglementation bien plus permissive et difficile à évaluer, selon Vig.
– Le travail accompli en étant condamné ne compte pas dans le calcul des annuités de retraite.
Aux yeux de Dávid Vig, tous ces éléments sont des inconvénients injustes qui ne permettent pas de soutenir en l’état l’idée du gouvernement.
La façon dont les détenus vont être répartis à l’échelle nationale sur les différents chantiers reste floue. Ainsi, comment faire si l’on ne trouve pas à Miskolc les maçons et les plombiers dont on a besoin pour construire une prison à Ózd ? Dávid Vig estime que, selon toutes vraisemblances, les détenus seront transférés d’une prison à l’autre afin de répondre à la demande. « Si un prisonnier est transféré de Szombathely à Miskolc, sa famille devrait voyager plusieurs centaines de kilomètres pour pouvoir lui rendre visite ». L’autre possibilité, c’est de former sur place, mais cela reviendrait cher et prendrait du temps.
Le fait d’employer des détenus pour construire des prisons n’est pas une idée neuve. Ainsi à Kiskunhalas, 150 condamnés travaillent déjà pour transformer en prison le bâtiment de l’ancien Centre d’accueil des réfugiés. « Une partie des prisonniers avait reçu la formation dans la prison, l’autre avait déjà une expérience professionnelle », nous a expliqué par écrit le Quartier général pour l’exécution des peines (BvOP). « Ces travailleurs sont encadrés par des professionnels en civil, qui ont des vraies compétences en direction de chantier et en ingénierie de la construction ».
Nous avons également questionné le BvOP au sujet de la disponibilité de la main d’oeuvre à toutes les étapes du travail, et notamment de la possibilité de former ou le cas échéant transférer certains détenus. Nous n’avons pas reçu de réponse précise à ce sujet, outre qu’ils essayent de plus en plus de former les prisonniers aux métiers pour lesquels il y a une pénurie de main-d’œuvre. « Les métiers les plus populaires chez les condamnés sont peintre, tapissier, commis de cuisine, cariste, menuisier, maçon et carreleur. Ce sont des métiers qui manquent de bras et qui s’adaptent bien au marché du travail local. Ces cinq dernières années, plus de 6000 détenus ont participé aux formations mentionnées ».
Pas davantage d’information précise au sujet d’un éventuel changement de la réglementation du travail, mis à part le fait que le travail et le salaire « donnent une véritable motivation » aux détenus, les aidant à se réinsérer dans la société et à venir en aide à leur famille.
Tour de passe-passe sur les statistiques carcérales
Bien que les nouvelles prisons ne soient pas encore construites, le BvOP considère avoir déjà réussi à faire baisser le phénomène de surpopulation dans les prisons. Le 19 novembre dernier, le journal gouvernemental Magyar Idők a ainsi annoncé que la sursaturation de 143% observée en 2013 avait baissé à 123%, grâce à la création de 1600 nouvelles places. Mihály Kovács, le chef du service des incarcérations au sein du BvOP a notamment expliqué ce phénomène par une « réorganisation des quartiers de détention ».
Dans les faits, cette augmentation des capacités s’explique surtout par un changement législatif datant de 2017, qui prévoit dans un terme jargonneux :
– Auparavant, la superficie minimale de mouvement était de 3 m² pour les hommes et de 3,5 m² pour les femmes et mineurs.
– Le calcul de cette superficie laissait à part les toilettes et le mobilier (l’espace occupé par les lits, chaises, armoires). Logique, car il est impossible de se mouvoir là où la place est déjà prise.
– La superficie minimale de mouvement a été rebaptisée « superficie minimale vitale » et augmentée à 4 m². Mais le mobilier n’est désormais plus pris en compte dans son calcul.
Dès lors, la surpopulation a certes diminué sur le papier, mais le nouveau cadre réglementaire fait comme si l’espace occupé par les meubles était disponible pour les détenus.
A partir des données collectées auprès de BvOP, le comité Helsinki a estimé que sur les 1600 nouvelles places revendiquées, seules 500 en étaient réellement, et le plus souvent du fait de la rénovation de certains bâtiments. Il est vrai que si les promesses sont tenues, la transformation au printemps prochain du centre d’hébergement de Kiskunhalas en prison va augmenter les capacités de détention.
A ce sujet, le BvOP nous a rétorqué que « la détermination des capacités carcérales se faisait en accord avec les réglementations internationales », et répété que « que la diminution de la surpopulation ces cinq dernières années de 143% à 123% était du seul fait d’une meilleure répartition des cellules ».
« Le programme d’augmentation des capacités de détention est désormais arrivé à une nouvelle étape importante : à Kiskunhalas, le nouvel établissement qui ouvrira au printemps 2019 sera capable d’accueillir 470 détenus, tandis qu’à Solt, un nouveau quartier pourra héberger 144 prisonniers supplémentaires », nous ont-ils également écrit dans leur réponse.
La construction n’est pas la seule voie
L’encombrement des prisons pourrait être diminuée non seulement par la construction de nouveaux établissements, mais aussi par le changement de la politique judiciaire. La branche hongroise du comité Helsinki a ainsi envoyé en ce sens un ensemble de recommandations au gouvernement.
Ce qui est dit en substance, c’est que la construction de prisons ne fait pas baisser la surpopulation carcérale, comme en témoignent de nombreux exemples en Hongrie et à l’étranger, car l’augmentation des capacités de détention s’accompagnent systématiquement d’une augmentation des incarcérations. C’est pourquoi le comité défend plutôt une politique de baisse de la population carcérale, en modifiant « l’inutile et aveugle politique répressive ».
Cela signifie par exemple de trouver des peines alternatives à la prison pour certains délits, sauf dans le cas de récidives. Ce pourrait être le cas des troubles à l’ordre public, des conduites en état d’ivresse, de la consommation ou de la possession de stupéfiants en petite quantité. Au lieu d’arrêter et mettre en prison, il faudrait davantage utiliser l’assignation à domicile et mettre un terme à la garde à vue à durée indéterminée.
Selon le comité, il faudrait ainsi supprimer la règle des « trois coups », qui rend automatique l’emprisonnement à perpétuité lorsque certaines conditions sont remplies. Par ailleurs, il faudrait augmenter significativement le nombre de personnes en liberté surveillée et contraindre l’État à diminuer les peines en cas de surpopulation carcérale.