Les jeux sont-ils déjà faits en Pologne un mois avant les élections européennes ? Malgré plusieurs initiatives visant à renouveler le paysage politique national, celui-ci n’a jamais paru aussi bipolaire et la composition de la future délégation des 51 eurodéputés polonais ne semble pas susceptible de surprendre. Tour d’horizon des forces en présence.
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Les élections européennes 2019 vues par Le Courrier des Balkans et Le Courrier d’Europe centrale |
Varsovie, correspondance – Les élections européennes ont pourtant la réputation d’être « faciles », avec leur mode de scrutin proportionnel et un seuil de 5 % pour débloquer le compteur de sièges. En Pologne, où le taux de participation à ces élections n’a jamais dépassé 25 % depuis 2004, année d’entrée du pays dans l’Union européenne, 26 collectifs ont donc déclaré ces derniers mois leur intention de présenter des candidats, soit bien plus que pour des élections présidentielles ou législatives. Les aspirants députés européens sont en effet tentés par de plus grandes chances de succès, mais aussi par de meilleures conditions matérielles, car à Strasbourg et Bruxelles, tous les membres du Parlement européen, indépendamment de leur nationalité, perçoivent près de 7 000 euros par mois net hors indemnités. À titre de comparaison, le président de la République polonais est rémunéré à hauteur de 3 300 euros net, et les parlementaires nationaux de base 2 500 euros. C’est dire si les fauteuils bleus sont attrayants.
Les faux départs
Pour autant, bien que le 26 mai ne soit que dans quatre semaines, la majorité de ces groupes peut d’ores et déjà dire adieu à ses rêves européens, faute d’avoir réuni suffisamment de signatures de soutien ou de candidats sur leur projet de liste. C’est par exemple le cas de l’excentrique « parti de la Deuxième République de Pologne », dont le président Jan Zbigniew Potocki prétend être le seul chef de l’État légitime en vertu de la Constitution de 1935. Beaucoup de ces groupuscules incarnent des valeurs conservatrices, voire nationalistes, mais d’autres défendent des intérêts purement catégoriels, comme le « parti des conducteurs automobiles » qui dénonce « l’idéologie anti-voiture« , la « fiscalisation » du trafic routier, ou encore la discrimination présumée des chauffeurs polonais de poids lourds sur le marché européen.
Pratiquement éliminés d’entrée de jeu sont aussi les groupes qui ont réussi à faire enregistrer des candidatures, mais dans un nombre de circonscriptions trop faible pour franchir le seuil des 5 % au niveau national. La coalition Polexit ne sera ainsi présente que dans deux régions du sud de la Pologne, de même que le « mouvement Europe véritable – Europa Christi » au sud et à l’est. Proche de l’influent homme d’affaires et père rédemptoriste Tadeusz Rydzyk, ce nouveau parti revendique l’héritage des pères fondateurs démocrates-chrétiens de la construction européenne, estimant que « l’UE d’aujourd’hui a été kidnappée par les communistes, les socialistes et les libéraux » et qu’elle doit renouer avec ses racines.
Autre projet avorté de façon prématurée malgré une campagne active, le mouvement « Polska Fair Play » de l’avocat fiscaliste Robert Gwiazdowski n’a manqué que de quelques centaines de signatures. D’inspiration ultralibérale, ce parti milite pour des réductions fiscales, une nouvelle vague de décentralisation, mais aussi la restauration d’une autorité judiciaire indépendante et le maintien de la Pologne dans l’UE.
Les lanternes rouges
À l’issue de ce premier filtre, le nombre de groupes réellement en capacité d’envoyer des élus à Strasbourg et Bruxelles tombe à six, cependant deux restent pour le moment dans les sondages sous la barrière des 5 % d’intentions de vote. À gauche, la coalition « La gauche ensemble » (Lewica Razem), qui unit Razem et d’autres partis de gauche plus anciens, est le partenaire polonais du mouvement pan-européen Diem25 de l’ex-ministre des Finances grec Yánis Varoufákis. Elle résume elle-même son programme en une phrase : « des salaires plus élevés, des loyers plus bas et des médicaments gratuits. […] Il est temps de construire en Pologne un État-providence européen ! » Même si Lewica Razem n’est crédité que de 1 à 2 % dans les sondages, le simple fait d’avoir réussi la campagne de collecte de signatures est en soi une performance pour cette coalition de partis à l’existence quasi virtuelle.
À droite, la Confédération KORWiN Braun Liroy Narodowcy est un étrange attelage qui semble avoir pour unique objectif commun de dépasser le seuil électoral. Le nom de ce groupe est en lui-même révélateur de l’absence de cohérence idéologique entre des membres dont l’ego et la notoriété personnelle font office de programme (son site internet n’en présente d’ailleurs aucun). Janusz Korwin-Mikke, 76 ans, s’est présenté à pratiquement toutes les élections présidentielles ou législatives polonaises depuis trente ans, le plus souvent avec des résultats inférieurs à 5 %. Il est néanmoins parvenu à se faire élire en 2014 au Parlement européen, où il est devenu célèbre pour avoir soutenu que « bien sûr, les femmes doivent être moins bien payées que les hommes, parce qu’elles sont plus faibles, plus petites et moins intelligentes. » Très actif dans les médias, il défend une ligne anarcho-capitaliste anti-État, mais teintée de nationalisme, et propose la sortie de la Pologne de l’UE.
Son partenaire de coalition Piotr Krzysztof Liroy-Marzec, dit Liroy, est un rappeur élu député en 2015 à partir de la liste du parti Kukiz’15 (voir plus bas). Quand il ne se produit pas en concert, il s’exprime dans des médias nationalistes où il compare l’UE à l’Union soviétique, sans pour autant souhaiter un Polexit. Les autres figures de proue de la Confédération sont Grzegorz Braun, un cinéaste monarchiste accusé d’antisémitisme, et Kaja Godek, militante anti-IVG. La coalition prévoit d’organiser le 1er mai à Varsovie une « Marche de la souveraineté » en faveur du Polexit, mais la participation devrait rester extrêmement limitée.
Les outsiders
Le rockeur et député Paweł Kukiz aurait sans doute pu intégrer la Confédération s’il n’était pas en conflit personnel avec Liroy et Janusz Korwin-Mikke. Toujours à la tête de Kukiz’15, parti à son nom qu’il a fondé en 2015, Paweł Kukiz a beau avoir entretemps perdu la moitié des 42 députés qu’il avait fait envoyer au Parlement et n’avoir apporté aucune contribution significative à l’activité politique du pays, il préserve ses 5-6 % de soutien et se place ainsi en quatrième, voire en troisième position. Lui-même n’est pas candidat aux européennes, néanmoins sa formation est alliée au Mouvement 5 étoiles italien et à d’autres partis anti-système qui espèrent bien pouvoir constituer ensemble un groupe indépendant au Parlement européen.
Wiosna veut en matière de mœurs réaliser en quatre ans ce qui a pris plus d’un siècle en France. Les sondages montrent que les Polonais n’y croient pas.
De son côté, Robert Biedroń ne chante pas malgré son profil de star dont le parti porte le nom : le « Printemps de Robert Biedroń » (Wiosna). Narcissisme ou tactique de capitalisation d’une notoriété personnelle au profit d’une structure inaugurée il y a moins de trois mois ? C’est en tout cas probablement la même démarche qui a poussé le plus célèbre des hommes politiques polonais ouvertement homosexuels à prendre la tête de la liste régionale de Varsovie en annonçant d’avance qu’il renoncerait à son mandat pour se présenter à l’automne aux élections législatives et briguer la fonction de Premier ministre.
Les ambitions de Robert Biedroń et les aspirations de ses sympathisants paraissent pourtant très éloignées du centre de gravité de l’opinion publique polonaise. Après s’être bâti ces dernières années une réputation de bon gestionnaire et de communicant efficace à la mairie de Słupsk, ville de 90 000 habitants qu’il a contribué à rendre célèbre par sa seule présence, l’ex-militant de la cause LGBT explique revenir à la scène politique nationale pour percer une troisième voie entre les deux partis conservateurs (à des degrés divers) que sont la PO (Plateforme civique) et le PiS (Droit et justice, au pouvoir depuis 2015). Très progressiste tant sur les questions sociales – fortes hausses du SMIC et du minimum vieillesse, abandon du charbon en 2035 – que sociétales – séparation de l’Église et de l’État, droit à l’IVG, PACS et mariage pour tous –, Wiosna veut en matière de mœurs réaliser en quatre ans ce qui a pris plus d’un siècle en France. Les sondages montrent que les Polonais n’y croient pas et ne sont pas plus de 10 % aujourd’hui à déclarer qu’ils iront voter pour ce parti.
Au Parlement européen, les éventuels élus de Wiosna devraient siéger dans le groupe des socialistes et démocrates (S&D) et ont reçu le soutien de Frans Timmermans, actuel commissaire européen en charge des relations interinstitutionnelles et de l’État de droit et candidat des socialistes à la prochaine présidence de la Commission. Cependant, cet appui n’est pas exclusif, car le S&D continue de compter parmi ses membres l’Union du travail, micro-parti membre de la coalition Lewica Razem, et le SLD, parti social-démocrate « historique » participant depuis quelques semaines à la Coalition européenne (voir plus bas). Théoriquement, les eurodéputés de ces trois formations concurrentes pourraient donc travailler au sein d’un même groupe à Bruxelles et Strasbourg. Une consolation pour les Français qui déplorent l’éclatement de leur gauche ?
Rencontre avec Sylwia Spurek, figure montante de la gauche polonaise
Le challenger
Face à la domination du PiS sur l’échiquier politique polonais, la Plateforme civique (PO), son principal rival, s’est résolue à rassembler autour d’elle une grande alliance qui revient grosso modo à tenter de transformer l’élection en référendum contre le Polexit prétendument préparé par le PiS. Outre le Parti populaire PSL, déjà partenaire de la PO dans la « famille » du Parti populaire européen PPE, la Coalition européenne regroupe également le SLD (affilié au groupe S&D), Nowoczesna (éphémère parti libéral en voie d’absorption complète par la PO) et les Verts, dont les scores en Pologne plafonnent généralement à 1 %.
Cette Coalition a d’abord une portée symbolique et psychologique, car même dans l’hypothèse où elle obtiendrait un meilleur résultat que le PiS et enverrait au Parlement européen une délégation conséquente, ses membres s’éparpilleraient entre les divers groupes politiques en fonction de leur appartenance partisane d’origine. L’enjeu est donc essentiellement national et vise à « tester » auprès des citoyens la formule d’une large coalition anti-PiS avant les élections parlementaires d’automne, dans lesquelles l’application du système d’Hondt confère une surreprésentation au parti arrivé numéro 1 en termes de suffrages.
La Coalition européenne tiendra-t-elle jusque-là ? Sa construction est fragilisée par trois éléments. Le premier a trait au grand écart idéologique et historique entre certains de ses membres. Ainsi, sur les questions de mœurs, le PSL est beaucoup plus conservateur que ses partenaires, tandis que pour des personnalités comme Jan Rulewski, figure de l’opposition démocratique réprimée à l’époque communiste et devenue sénateur PO, il est moralement difficile de faire alliance avec d’anciens apparatchiks du parti communiste convertis à la social-démocratie dans les rangs du SLD.
L’enjeu [pour la Coalition européenne] est donc essentiellement national et vise à « tester » auprès des citoyens la formule d’une large coalition anti-PiS avant les élections parlementaires d’automne.
Deuxièmement, pour convaincre les autres partis de rejoindre la Coalition, la PO, actionnaire majoritaire du projet, a dû abandonner un certain nombre de places sur les listes au détriment de ses propres adhérents. Or, tous ne partagent pas le diagnostic de leur chef, Grzegorz Schetyna, selon qui la priorité des priorités est de défaire le PiS à tout prix (ou du moins au prix de leur propre poste). L’enthousiasme des bases de la PO à faire campagne pour les candidats des autres partis est donc limité, d’autant que formellement, la Coalition européenne n’est conclue que pour la campagne européenne.
Troisième raison enfin, le soutien total à la Coalition n’est pas nécessairement égal à la somme arithmétique des cotes de chacun des partis partenaires. Les électorats du PSL et du SLD sont au moins partiellement fongibles avec celui du PiS, de même que ceux de Nowoczesna et des Verts avec le Printemps de Robert Biedroń. La PO et son leader Grzegorz Schetyna continuent d’avoir un fort électorat négatif car beaucoup de Polonais, même parmi ceux très hostiles au PiS, désapprouvent la manière dont leur pays était gouverné avant 2015 et ne veulent pas d’un retour au pouvoir de la PO qui n’aboutirait qu’à une restauration de la situation antérieure. Combiné au facteur de l’abstention dont on a vu le poids, cet élément explique sans doute pourquoi la Coalition européenne, malgré son envergure, reste dans les sondages à plusieurs points derrière le PiS.
Le favori
Au pouvoir depuis près de quatre ans en Pologne, le PiS est surnommé le parti « téflon » du fait de son extraordinaire résistance. Ni l’usure « naturelle » lié à l’exercice des responsabilités, ni les scandales de népotisme, ni les tensions avec l’UE, ni les conflits sociaux ne semblent entamer le soutien dont il bénéficie dans l’opinion publique. Certes, aux élections municipales de l’automne dernier, il a montré qu’il générait un rejet important dans les villes, mais à l’échelle nationale, sa base électorale s’est en réalité élargie par rapport à 2015.
D’un point de vue statistique, dans ce scrutin européen, le titre de challenger devrait revenir au PiS et celui de champion à la PO, car c’est bien cette dernière délégation qui est aujourd’hui plus nombreuse à Strasbourg, mais en pratique, ni l’année 2014, ni le bilan des eurodéputés sortants ne sont pris pour point de référence.
Comme la Coalition européenne, le PiS traite l’élection de mai comme une étape intermédiaire avant la bataille qui importe le plus à ses yeux. Des résultats des législatives d’automne dépend en effet non seulement son maintien au pouvoir, mais aussi, en cas de victoire écrasante, la possibilité de réformer la Constitution, ou bien à l’inverse, dans l’hypothèse d’une défaite, la comparution de certains de ses responsables devant l’équivalent de la Cour de justice de la République pour violation de la Constitution.
À la différence de ses concurrents cependant, le PiS n’a pas besoin de chercher des compromis entre partenaires de coalition. Sous la férule de Jarosław Kaczyński, son leader incontesté, le parti a été le premier à dévoiler son programme et la composition de ses listes. C’est aussi lui qui, dans le débat public, fixe les thématiques, acculant ses adversaires à la défensive, par exemple sur le droit des couples homosexuels à adopter des enfants ou bien sur l’adoption de l’euro. De la sorte, il attise les divisions internes aux coalitions et les oblige, devant l’hostilité de l’opinion publique pour ces changements, à adopter des positions finalement identiques aux siennes.
Ni l’usure « naturelle » lié à l’exercice des responsabilités, ni les scandales de népotisme, ni les tensions avec l’UE, ni les conflits sociaux ne semblent entamer le soutien dont bénéficie le PiS dans l’opinion publique.
Une fois que les différences idéologiques sont atténuées, le PiS peut prendre le dessus sur un terrain où il dispose d’un avantage structurel : la redistribution de ressources publiques. À son actif, il peut non seulement citer l’expérience réussie du programme d’allocations familiales 500+ (120 euros par enfant à partir du deuxième), mais aussi, en tant que parti au pouvoir, actionner rapidement de nouveaux leviers comme la prime spéciale de 800 euros pour les retraités et l’extension du programme 500+ au premier enfant.
Outre le budget public, le PiS contrôle les médias d’État dont il se sert comme outil de propagande. Ainsi, pour le weekend de Pâques, fête très respectée par les Polonais qui se retrouvent alors en famille, la télévision d’État a abondamment retransmis les vœux du Premier ministre Mateusz Morawiecki, assis à la table d’une famille « traditionnelle » comportant tous les profils de bénéficiaire des nouvelles promesses gouvernementales (retraités, parents, jeunes de moins de 26 ans). Lire notre interview avec le journaliste Krzysztof Leski : Au JT de la télé d’État en Pologne, « tout n’est qu’énorme manipulation ».
Et cela marche. De semaine en semaine, le PiS creuse l’écart avec la Coalition européenne, pouvant même espérer récolter plus de 40 % des voix le 26 mai prochain. En dépit d’une grande grève des enseignants qui dure depuis trois semaines sans perspective de sortie, le gouvernement a jusqu’ici assuré la bonne organisation des examens alors que c’était, avec le problème des gardes d’enfants, le principal sujet d’inquiétude des parents. Plus largement, la croissance du PIB et des salaires reste soutenue tandis que le taux de chômage est tombé à un niveau historiquement bas (3,5 %).
Quels que soient les mérites respectifs du gouvernement et de la conjoncture dans cette situation économique favorable, quels que soient les risques de ralentissement à moyen terme liés à la dégradation de la conjoncture internationale et la hausse des cours du pétrole, quels que soient les problèmes de long terme laissés irrésolus (financement des retraites, système de santé et d’éducation, bouquet énergétique…), aujourd’hui la croisière s’amuse et c’est probablement cela qui déterminera avant tout le résultat des élections du 26 mai en Pologne.