En Ukraine, les fans de football, comme de politique s’enflamment après la décision de l’UEFA de modifier le maillot trop “politique” de l’équipe nationale ukrainienne, à la veille de son premier match.
A l’occasion de l’Euro de football, une nouvelle polémique vient rappeler que la rivalité entre Russes et Ukrainiens s’exprime autant sur le terrain géopolitique que sportif. Cette fois, c’est au tour d’un maillot de créer un incident diplomatique entre les deux pays, dans la première compétition sportive où ils se rencontrent depuis le début du conflit en 2014.
Depuis la présentation du nouveau maillot le 6 juin, Moscou et Kiev sont engagés dans une bataille médiatique, avec comme arbitre l’Union des associations européennes de football (UEFA), organisme qui organise l’Euro 2020, décalé à juin et juillet 2021 à cause de la pandémie.
Il faut y regarder à deux fois cependant, pour voir ce qui fait polémique : aux couleurs bleue et jaune du drapeau, le maillot laisse apparaître ton sur ton les contours de la carte de l’Ukraine incluant la Crimée annexée en 2014 et les régions occupées du Donbass.
Dans le col du maillot, un slogan populaire ukrainien est brodé “Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux Héros !”. Tirée d’un chant patriotique, cette devise est devenue un cri de ralliement lors de la révolution de Maïdan en 2014, qui avait débouché sur la chute du président Viktor Ianoukovitch, soutenu par Moscou.
Bataille médiatique
Après l’annonce, les politiques russes sont immédiatement montés au créneau, accusant l’Ukraine de politiser le sport. “Sur son uniforme, l’équipe ukrainienne de football a annexé le territoire de la Crimée russe”, a ainsi déclaré la porte-parole de la diplomatie russe Maria Zakharova sur l’application Telegram. Moscou associe par ailleurs la devise à des groupes nationalistes de la Seconde Guerre mondiale qui ont combattu les Soviétiques.
“C’est un coup de communication pensé par la Fédération ukrainienne de football avec l’aval du pouvoir ukrainien”, estime Lukas Aubin, docteur en études slaves contemporaines. “L’idée est de remettre la Crimée et le Donbass sur le devant de la scène internationale, le temps de l’événement. »
Même le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’en est mêlé, publiant sur Instagram une photo avec la tenue. Ce maillot “présente plusieurs symboles importants qui unissent les Ukrainiens (…) Notre pays est un et indivisible. La Crimée c’est l’Ukraine”, a-t-il commenté.
Le 8 juin, l’UEFA a d’abord tranché en faveur de l’Ukraine. En réponse, l’Union russe de football (RFU) a demandé à l’organisateur d’interdire le maillot ukrainien jugé « politique » et contraire aux valeurs du football.
Un argument paradoxal pour Lukas Aubin : “En Russie, le sport est politique par essence, et à tous niveaux”. Selon ce spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport, Moscou utilise constamment le sport pour des raisons politiques et géopolitiques, notamment à travers des compétitions telles que les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi en 2014 ou la Coupe du monde de football en 2018.
Oui pour carte, non pour la devise
Finalement, l’UEFA a trouvé un compromis le 10 juin. Seule la fin du slogan “gloire aux héros” sera recouverte car jugé “clairement de nature politique”. La carte et le reste de la devise “gloire à l’Ukraine” restent sur la tenue. « Cette combinaison spécifique des deux slogans est considérée comme étant clairement de nature politique, ayant une signification historique et militariste », développe l’UEFA. Moscou se réjouit, mais Kiev aussi. Le maillot pourra être vendu tel quel, et cette inscription était déjà brodée à l’intérieur du col, invisible donc quand le maillot sera porté par les joueurs. L’UEFA s’est également rangée du côté de Kiev sur la carte, mais surtout de la majorité, onze pays seulement reconnaissant la Crimée comme russe.
La première interdiction de l’UEFA a suffi pour que la polémique provoque une levée de boucliers dans la société ukrainienne et sur les réseaux sociaux, au-delà même des fans de foot. “Si la Russie n’avait pas fait de réclamation, je n’aurais probablement même pas su qu’il avait mis à jour la tenue”, estime Oksana Timchenko, 24 ans, qui travaille dans un think-tank et regarde très régulièrement les matchs de l’équipe nationale ukrainienne.
Un avis partagé par les nombreux ukrainiens interrogés par le Courrier d’Europe centrale. “La Russie, comme d’habitude, fait du bruit à partir de rien”, affirme de son côté Oleksandra Petrovka, 26 ans. “La France a un hymne agressif sur l’élimination des héros et pourtant il n’est pas interdit”, note cette développeuse originaire de Kiev.
Plusieurs personnes interrogées par Le Courrier à Kiev accusent l’UEFA d’être corrompue et liée à Moscou, notamment à travers son sponsor, le géant du gaz russe Gazprom. “L’UEFA prend très régulièrement le parti de l’Ukraine donc c’est ici plutôt pour apaiser la Russie”, nuance Lukas Aubin. Par ailleurs, de nombreux matchs de la compétition se déroulent à Saint-Pétersbourg.
Intérêt renouvelé pour le football
Sans même suivre le football, de nombreux Ukrainiens sur Facebook partagent le slogan complet, en souhaitant bonne chance à leur équipe. “Pour moi, ‘Gloire à l’Ukraine – gloire aux Héros’, c’est un appel indissociable des Ukrainiens. C’est quelque chose à nous, qui n’est pas politique, ni militariste mais simplement une devise populaire”, ajoute Yevhen Khodariev, informaticien de 30 ans à Kiev.
Le slogan, qualifié de “fasciste par Moscou” était utilisé au début du XXème siècle par les nationalistes ukrainiens qui souhaitaient l’indépendance. Certains se sont plus tard alliés avec les Nazis contre l’Armée rouge. Mais aujourd’hui, depuis l’indépendance et surtout depuis Maïdan, cette devise ne représente pas un slogan nazi pour la majorité des Ukrainiens, mais plutôt un slogan indépendantiste, contre la Russie”, précise Lukas Aubin.
Depuis quelques jours, dans un effet Streisand, les deux boutiques de la marque espagnole Joma qui distribuent le produit en Ukraine sont assiégées de demande, nous confient par téléphone des vendeuses. Le fameux maillot s’arrache, malgré son prix très élevé pour l’Ukraine (60 euros). Il faut aujourd’hui attendre une dizaine de jours pour s’en procurer un.
“Ce conflit de géopolitique à travers le sport se solde pour le moment par un score de ‘un partout balle au centre’. On va voir qui va porter le prochain coup”, détaille Lukas Aubin, pour qui l’incident ne s’arrêtera pas là.
Les deux pays pourraient ainsi se retrouver en quarts de finale, même si les chances sont relativement faibles, au vu de la qualité des deux équipes.