Les Estoniens se sont rendus aux urnes le 3 mars dernier pour renouveler le Riigikogu, nom de leur assemblée parlementaire. Arrivés en tête du scrutin, les conservateurs libéraux du Parti de la réforme ont logiquement entamé des négociations pour former une majorité parlementaire aux contours incertains. Entretien avec Alice Waits, rédactrice à Regard sur l’Est et chercheure indépendante.
En quelques mots, sous quel régime politique l’Estonie fonctionne-t-elle depuis la seconde indépendance ?
L’Estonie est dotée d’un régime parlementaire monocaméral. Les 101 membres du Parlement (Riigikogu) qui ont été élus le 3 mars 2019 au scrutin proportionnel le sont pour 4 ans. Le Président de la République, lui, est élu pour cinq ans par le Parlement. Il a un rôle limité, l’essentiel du pouvoir exécutif étant réservé au Premier ministre. Le chef de l’État promulgue les lois (et peut en refuser la promulgation sur décision motivée) ; il représente l’Estonie dans les relations internationales mais ce n’est pas lui qui siège au Conseil européen. En l’occurrence, depuis le 3 octobre 2016, il serait plus juste de dire « elle », puisque c’est une femme, Kersti Kaljulaid, qui est Présidente de la République d’Estonie.
La Constitution estonienne, adoptée le 28 juin 1992, reprend des éléments des lois fondamentales de 1920 et 1938. Les Estoniens y sont très attachés parce que c’est ce qui constitue le principe de continuité de l’État estonien et permet à la période 1940-1991 de n’apparaître que comme une parenthèse malheureuse.
Après une campagne avec un affrontement au coude à coude d’un parti de centre gauche et d’un autre de centre droit, c’est finalement le deuxième qui l’a emporté. Que peut-on déduire de ce choix des électeurs en faveur d’une alternance ?
On attendait en effet un résultat plus serré entre le Parti du centre (KESK, centre gauche) et le Parti de la réforme (ER, centre droit) : le premier a récolté 23,1 % des voix, ce qui lui offre 26 sièges au Parlement (un de moins que lors des élections de mars 2015). Le deuxième, lui, a obtenu 28,8 % des voix, soit 34 sièges (5 de plus qu’en 2015).

Le Parti de la réforme, qui avait dominé le paysage politique durant des années, était passé dans l’opposition à la faveur de l’arrivée au pouvoir du Parti du centre, à l’automne 2016. Il est intéressant de revenir rapidement sur cet épisode : arrivé en première place (27 %) lors des élections législatives de 2015, le Parti de la réforme avait alors composé une coalition avec le Parti social-démocrate (PSD) et l’Union nationaliste IRL (rebaptisée depuis Isamaa). Le Parti du centre, arrivé deuxième lors de ce scrutin, s’était alors positionné dans l’opposition, isolé par la réputation sulfureuse de son leader historique, Edgar Savisaar, connu à la fois pour être corrompu et proche de la Russie de Vladimir Poutine.
Or, l’élection en novembre 2016 d’un nouveau leader à la tête du Parti du centre, Jüri Ratas, a totalement modifié la donne : trois jours après son élection à la tête du parti, une motion de censure a été lancée contre le gouvernement en place par les trois formations de l’opposition parlementaire, avec le soutien des deux partis minoritaires de la coalition au pouvoir. Une nouvelle coalition a ensuite été mise en place, associant le Parti du centre, le PSD et Isamaa. C’est ainsi que le Parti de la réforme s’est retrouvé dans l’opposition parlementaire.
Du fait de sa longévité au pouvoir, les Estoniens connaissent parfaitement le mode de fonctionnement et de gouvernance du Parti de la réforme et c’est finalement la période où le Parti du centre a dominé qui apparaît aujourd’hui comme une alternance et une parenthèse. Celle-ci a correspondu à ce moment de mue du Parti, tout en coïncidant peut-être avec un moment de fatigue de la population face à la politique d’austérité menée pendant si longtemps par le Parti de la réforme.

Il convient peut-être d’éviter de poser un regard univoque sur le vote qui vient d’avoir lieu : faut-il l’analyser comme une demande d’alternance ou comme un souhait de retour vers ce qui est connu, après une courte période d’expérimentation qui, visiblement, n’a pas complètement convaincu ?
Les deux partis invoqués se différencient essentiellement sur deux points : la politique sociale (tout particulièrement la fiscalité) et celle vis-à-vis de la « question russe » (incluant les relations avec la Russie mais aussi le traitement de la minorité russophone). Sur le premier point, le Parti du centre s’est employé à infléchir la politique en faveur de tendances plus sociales. Mais peut-être pas avec autant d’énergie qu’attendu. Ou peut-être ne lui a-t-on pas laissé suffisamment de temps pour mesurer les effets de cette politique. Sur le second point, alors que certains ont d’abord craint, fin 2016, un tournant de la politique étrangère estonienne en faveur de Moscou, ces préventions ont rapidement été écartées.
Mais, même débarrassé en partie de sa sulfureuse réputation de formation « pro-Russie », le Parti du centre n’a pas su persuader l’ensemble de l’électorat et se maintenir. Il semblerait notamment qu’il n’a pas su convaincre son électorat russophone, qui attendait sans doute plus concernant l’évolution de son statut, de l’enseignement de la langue russe, voire de la relation avec Moscou. L’équation pour le parti était loin d’être simple à résoudre.
L’Estonie a pour particularité d’avoir en son sein une communauté russophone très importante (un quart de la population du pays). Cette communauté vote-t-elle uniquement pour les partis défendant ses droits, ou observe-t-on des nuances ?
C’est précisément l’un des points intéressants de ce scrutin. Il est évident que tous les citoyens russophones ne votent pas comme un seul homme, en faveur du Parti du centre. Tout comme il serait erroné de croire que l’électorat du Parti du centre se résume aux russophones. Les sensibilités politiques des uns et des autres sont évidemment plus nuancées et variées. Et il faut tenir compte du fait que le Parti du centre n’a pas pour vocation unique de défendre les russophones. Il a aussi un agenda économique et social qui le situe au centre gauche de l’échiquier et a pu séduire certains Estoniens non russophones.
Ce qu’on observe à l’issue du scrutin qui vient de se dérouler, c’est que le Parti du centre lui-même soupçonne avoir perdu une partie de l’électorat russophone préoccupé par la défense de ses droits : l’exercice du pouvoir pendant deux ans et demi a forcément érodé l’image de ce parti qui, tant qu’il était dans l’opposition et dirigé par son leader historique, E. Savisaar, apparaissait en effet comme favorable à la défense des droits de cette minorité et à l’entretien de bonnes relations avec Moscou. Si cet objectif pouvait séduire certains russophones, il effrayait certains estophones. L’éviction d’E. Savisaar à l’automne 2016 et son remplacement par Jüri Ratas, beaucoup plus modéré et consensuel, ont modifié l’image du parti en le rendant globalement plus « fréquentable ».
Une fois au pouvoir, il n’a absolument pas modifié la posture de l’Estonie vis-à-vis de la Russie, ni les priorités pro-européenne et atlantiste du pays : le gouvernement a soutenu la politique de prolongation des sanctions à l’encontre de la Russie, il a continué à condamner la non-application des accords de Minsk et a clairement maintenu la politique très otanienne de l’Estonie. Le ministre des Affaires étrangères, Sven Mikser, estime d’ailleurs que c’est ce choix assumé en faveur du consensus qui vient de coûter au Parti une partie de son électorat russophone. On a bien noté que le taux de participation des régions et quartiers russophones a été plus faible que la moyenne lors de ce scrutin : déçus par leur champion, les électeurs russophones se sont peu mobilisés. Ce qui expliquerait en partie ce différentiel inattendu avec le Parti de la réforme.
Le Parti du centre avait l’image de parti des russophones et le Parti de la réforme qui arrive en tête du scrutin semble vouloir intensifier les politiques linguistiques en défaveur de la langue russe dans l’enseignement. Quelles seraient les vraies conséquences de ce scrutin pour la communauté russophone d’Estonie ? Pour les relations entre l’Estonie et la Russie ?
Pour mémoire, 25 % de la population vivant en Estonie est en effet russophone. Parmi ces personnes, près de 80 000 sont « non-citoyennes ». Elles disposent de passeports spéciaux, de la liberté de circulation au sein de l’espace Schengen, de droits sociaux mais du droit de vote uniquement aux élections locales. Elles peuvent glisser du statut de « non-citoyens » à celui de citoyens en passant un examen de naturalisation exigeant notamment un niveau correct de connaissance de la langue estonienne. Si, au quotidien, les relations entre populations estonienne et russophone sont plutôt sereines, au niveau politique le sujet reste clivant.

Ainsi, cette question a constitué un des sujets majeurs de la campagne électorale. C’est d’ailleurs sans doute sur ce thème que le tout nouveau parti Eesti 200 a « glissé » en organisant à Tallinn une action assez confuse et qui lui a vraisemblablement fait perdre des voix : en janvier, le parti a fait installer des affiches en estonien et en russe sur un arrêt de tramway, certaines indiquant « Ici, seulement les Estoniens », les autres « Ici, seulement les Russes ». Destinée à dénoncer la ségrégation à l’œuvre dans la société estonienne, cette campagne n’a pas été comprise et, au lieu de susciter le débat attendu, a surtout provoqué des critiques. Ce n’est évidemment pas la seule raison, mais Eesti 200 n’a reçu que 4,4 % des voix, ce qui ne lui permet pas d’accéder au Parlement (le seuil étant fixé à 5 %).
« La question linguistique a largement focalisé l’attention durant la campagne électorale »
La question linguistique a largement focalisé l’attention durant la campagne électorale. C’est l’un des points de désaccords majeurs – avec la politique fiscale – entre le Parti de la réforme et le Parti du centre : le premier s’est prononcé vigoureusement en faveur de la suppression de l’enseignement en russe dans les écoles du pays, alors que le second est pour la préservation de cet enseignement, notamment dans les régions situées à l’est du pays où la population russophone est importante. En cas de coalition entre les deux partis (la Première ministre pressentie, Kaja Kallas, du Parti de la réforme, a entamé des négociations en ce sens le 6 mars), c’est l’un des différends qui sera sans doute le plus complexe à apaiser. Alors que, si le Parti de la réforme fait le choix d’une coalition avec Isamaa (parti nationaliste) et le Parti social-démocrate, il pourra mener à bien cette réforme linguistique.
Quelle que soit la coalition qui va émerger, il est en revanche peu probable qu’on assiste à un infléchissement de la politique à l’égard de la Russie. En la matière, l’Estonie semble parvenue à un point d’équilibre, insatisfaisant certes, mais réaliste, qui permet de cohabiter avec le grand voisin tout en maintenant un prisme otanien très fort et en ne heurtant pas trop les différentes tendances à l’intérieur du pays. Le légendaire pragmatisme estonien est ici à l’œuvre.
Le parti EKRE, qu’on classerait aisément à l’extrême-droite, vu sa rhétorique anti-migrants et anti-UE, a fait une percée lors de ce scrutin. Quel est le sens et la conséquence de ce score pour la vie politique estonienne et européenne ?
EKRE a en effet reçu 17,8 % des voix, se positionnant en 3e position avec 19 sièges. Surtout, le parti a plus que doublé son score par rapport aux élections législatives de 2015, où il n’avait obtenu que 7 sièges. C’est dans l’air du temps, et dans l’air du temps européen notamment.
Cela ne va pas changer fondamentalement la vie politique estonienne dans l’immédiat, dans la mesure où le Parti de la réforme tout comme le Parti du centre ont clairement énoncé dès avant le scrutin qu’ils ne s’allieraient pas avec ce parti xénophobe, ultra-conservateur et anti-européen.
Mais la vie politique ne s’arrête pas à la coalition qui va être créée demain. Tout d’abord, il est à craindre que cette percée traduise une attente réelle des électeurs. Il est toujours aventureux de spéculer sur ce qui préside aux choix des électeurs et difficile en l’occurrence de trancher sur ce qui retient leur attention dans le discours d’EKRE : le discours anti-migrants ? anti-mariage entre personnes du même sexe ? anti-Union européenne ? Il est possible que beaucoup d’électeurs aient été sensibles aux promesses électorales d’EKRE : une analyse a été faite par les médias estoniens quelques jours avant le scrutin concernant le coût des mesures annoncées. EKRE se positionnait en tête en la matière. Comme la plupart des partis d’extrême droite, EKRE doit aussi (peut-être même avant tout) son succès à ses promesses de mesures populistes, financièrement inaccessibles mais si tentantes.
« Il ne faut pas négliger l’impact de la question migratoire qui a dominé cette campagne électorale »
Par ailleurs, il ne faut pas négliger l’impact de la question migratoire qui a dominé cette campagne électorale. La situation peut sembler paradoxale dans un pays qui a été si peu concerné par les effets de la crise des réfugiés qu’a connue l’Europe depuis 2015. Ils sont à peine quelques centaines à s’être retrouvés dans ce pays du nord de l’Europe et, parmi eux, peu sont restés. Tallinn a accepté le principe de quotas de réfugiés imposés par l’UE, au nom de la solidarité européenne mais sans enthousiasme. Avec ses voisines baltes, l’Estonie prône plutôt le principe de volontariat pour chaque pays européen qui doit contribuer à hauteur de ses moyens et de ses priorités.
Mais il se joue autre chose en la matière dans ce pays : d’abord parce qu’il sait ce qu’une immigration massive veut dire. À la veille de recouvrer son indépendance, l’Estonie estimait être au bord de la disparition identitaire du fait de l’immigration slave importante organisée depuis son incorporation à l’URSS en 1945. À peine majoritaire sur son propre territoire, la population estonienne savait que, si rien ne changeait, elle finirait par être effacée de la carte. Il en reste un traumatisme jusqu’à aujourd’hui, qui génère une réticence de principe face à l’immigration.
Quitte à créer un autre problème : ce pays d’à peine 1,3 million d’habitants est en phase de dépopulation, du fait d’une natalité faible et d’une émigration forte depuis plus de vingt ans. Les Estoniens aiment à noter depuis un an environ que la tendance est en train de s’inverser légèrement mais la situation n’en reste pas moins délicate. La jeunesse part, pour voir le monde, trouver des salaires plus élevés, etc. Même avec le Brexit, elle ne semble pas décidée massivement à rentrer. À tel point que le marché du travail en Estonie est à la peine. Le besoin de main-d’œuvre se fait sentir mais l’appel à l’immigration de travail est fermement encadré par la loi qui établit un quota annuel. Là encore, l’angoisse est grande puisque la plupart des immigrants sont des russophones (Russes, Ukrainiens, Biélorusses).
Dans ce contexte, on comprend que la rhétorique anti-migrants d’EKRE puisse trouver un écho, brouillon et confus sans doute, mais qui peut donner l’illusion d’apporter une réponse à cette angoisse existentielle, ce que ne semble pas faire le discours communautaire ronronnant sur la solidarité et les valeurs européennes.
Le vote en faveur d’EKRE lors de ces législatives est un signal. Il sera intéressant de voir s’il se confirme lors des élections européennes de mai 2019. Auquel cas, on pourra l’analyser comme un risque de voir ce bastion europhile qu’est l’Estonie commencer à céder aux sirènes du populisme. À échelle européenne, le symptôme serait grave.
On caractérise souvent les scrutions d’Europe centrale et orientale par une forte abstention, avoisinant souvent les 40%. En Roumanie on va maintenant jusqu’à 6 électeurs sur 10 ne se déplaçant pas pour voter. En Lettonie, lors des dernières élections législative, 45% des inscrits s’étaient abstenus. À l’échelle de l’Europe de l’Est, et des Pays Baltes, y a-t-il une spécificité de la participation estonienne aux élections ?
Le taux de participation lors de ce scrutin a été satisfaisant, avec 63,7 %. En 2015, il avait été de 64,2 %. Là encore à échelle européenne, les Estoniens sont donc des citoyens actifs !
Deux faits peuvent toutefois être soulignés à ce sujet concernant le scrutin qui vient de se dérouler : d’une part, le faible taux de participation des russophones, notamment dans les régions où ils sont rassemblés, qui semble traduire un désintérêt, voire un certain désarroi concernant leur situation et leur avenir. Cette abstention ne doit pas être négligée, dans un pays si soucieux de la « loyauté » de cette population russophone, des risques de manipulations dont elle pourrait être l’objet de la part de la Russie et de l’enjeu de son intégration.
D’autre part, le constat a été fait par les analystes d’un taux de participation particulièrement faible des Estoniens de l’étranger (ils seraient près de 78 000, dotés du droit de vote et vivant essentiellement en Finlande, en Russie et au Royaume-Uni). Ils n’ont été que 1,2 % à voter ce qui est excessivement faible. Fait également remarquable, parmi ceux qui ont voté, 43,7 % ont choisi EKRE. Il sera sans doute intéressant de tenter d’analyser les raisons de ce vote…