Estonie : l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite inquiète sur les rives de la Baltique

Malgré la victoire du centre-droit aux élections législatives de mars dernier, le parti de centre-gauche KESK dominant la coalition sortante a finalement préféré construire une majorité alternative en s’alliant avec deux petites formations, dont une classée à l’extrême droite. L’arrivée au pouvoir des nationalistes dans ce petit État balte inquiète les observateurs internationaux. Entretien avec Alice Waits, rédactrice à Regard sur l’Est et chercheure indépendante.

Après les élections législatives estoniennes de mars dernier, c’est le Parti de la réforme qui est arrivé en tête du scrutin, mais il n’a pourtant pas pu former de gouvernement. Comment expliquer ce renversement de situation ?

En effet, le Parti de la réforme (ERE, centre droit) est arrivé en tête des élections du 3 mars 2019, avec 28,8 % des voix (soit 34 sièges au Parlement). Très logiquement, le 5 avril, la présidente de la République Kersti Kaljulaid a donc nommé sa cheffe de file  Kaja Kallas au poste de premier ministre et l’a chargée de former un gouvernement. Cette dernière s’est tournée vers le Parti du centre, arrivé deuxième lors du scrutin (23,1 % des voix et 26 sièges au Parlement). La plupart des observateurs pensaient qu’un accord serait trouvé entre les deux. Ils auraient eu une majorité confortable au parlement (60 sièges sur les 101 que compte le Riigikogu).

Le Riigikogu, le parlement estonien. Source : Wikimedia Commons.

Le coup de théâtre est venu du premier ministre sortant Jüri Ratas, leader du Parti du centre, qui a refusé cet accord. Officiellement, les incompatibilités fiscales étaient trop grandes. On suppose surtout qu’il souhaitait garder son mandat de chef du gouvernement, poste que K. Kallas ne lui a pas offert d’emblée.

Quelques semaines plus tard, alors que Jüri Ratas avait déjà entamé des négociations avec les partis arrivés en troisième et quatrième position du scrutin, elle a finalement fait cette offre, mais trop tard. Jüri Ratas était déjà bien engagé avec ses futurs partenaires et a décliné l’offre. Il a sans doute également calculé qu’il serait partenaire minoritaire de la coalition, alors que le gouvernement tripartite qu’il a formé est paritaire et qu’il en est le chef.

Le 15 avril, K. Kallas a donc présenté un projet de gouvernement en coalition avec le Parti social-démocrate : mais elle n’a pas obtenu la majorité des votes du Parlement (45 votes en faveur, 53 contre et deux abstentions).

Après l’échec du Parti de la réforme, c’est Jüri Ratas, ancien premier ministre et leader du Parti du centre, qui a été chargé de former un gouvernement. Quelle est l’histoire de ce parti et comment définir son identité politique ? Sur quelle coalition s’appuie-t-il pour gouverner ?

Le Parti du centre est une formation de centre gauche réputée soutenir les russophones du pays (environ 25 % de la population) et longtemps soupçonné, de ce fait et en raison de la personnalité de son leader historique, de soutenir la politique de la Russie. Mais le créateur du Parti du centre et chef de file de la formation, Edgar Savisaar, longtemps maire de Tallinn, sous le coup d’affaires judiciaires pour faits de corruption, a dû quitter ses fonctions politiques les unes après les autres. En novembre 2016, l’élection de Jüri Ratas à la tête du Parti a totalement modifié la donne. Suite à un vote de confiance contre le gouvernement alors en place, Jüri Ratas est devenu Premier ministre dans la foulée. L’Estonie s’est d’abord demandée ce que serait sa politique, notamment au regard des relations avec la Russie. Or, sur ce plan, le nouveau leader n’a rien changé et l’Estonie a maintenu sa politique pragmatique de distance froide mais polie à l’égard de Moscou. Le pays est resté avant tout européen et atlantiste. En revanche, le gouvernement a mis en œuvre quelques réformes sociales. Le Parti du centre est donc apparu un peu plus comme un parti de centre gauche.

Il est intéressant de noter que cette inflexion sociale impulsée depuis début 2017, dans un pays réputé pour sa politique économique très libérale, n’a pas totalement convaincu les électeurs lors des législatives de 2019. Le score du Parti du centre, sans être mauvais, n’a pas été un plébiscite. Il semble que certaines régions à dominante russophone et économiquement sinistrées ont peu voté lors de ces élections. Ce sont celles pourtant de l’électorat privilégié du Parti du centre. Peut-on interpréter cette atonie par la désaffection des russophones qui attendaient plus peut-être pour leurs droits politiques et leur situation sociale ?

Surtout, ces élections de mars 2019 ont été caractérisées par la montée en puissance du Parti populaire conservateur d’Estonie (EKRE) qui a effectué une performance notable, recueillant 17,8 % des voix (19 députés). C’est sur ce parti d’extrême droite que s’est appuyé Jüri Ratas, ainsi que sur le parti nationaliste Isamaa (11,4 % des voix, 12 sièges). Ce dernier était déjà partenaire de la coalition sortante. Ensemble, ils ont donc 57 sièges au Riigikogu. Le 29 avril, Jüri Ratas a annoncé la formation de ce gouvernement tripartite, composé de 15 portefeuilles répartis à égalité entre les trois formations.

Cette coalition semble déjà au cœur de plusieurs polémiques ; sorties misogynes, gestes et saluts à connotation raciste ou suprémaciste dans le Parlement, etc. Pouvez-vous revenir sur ces coups d’éclat successifs ?

C’est la partie émergée de l’iceberg. Cela a commencé lors de la prestation de serment du nouveau Parlement, désormais dirigé par Henn Põlluaas (EKRE), début avril. Lors de cette cérémonie, un député membre d’EKRE, Ruuben Kaalep, bien connu pour sa proximité de groupes néo-nazis (notamment britanniques et suédois), s’est permis le signe des suprémacistes blancs. Interrogé sur son geste, il a vaguement allégué d’un signe de satisfaction signifiant que tout allait bien, sans convaincre, ni manifester une vraie volonté de convaincre d’ailleurs.

R. Kaalep dirige l’organisation de jeunesse d’EKRE, Éveil bleu. Il s’est distingué par le passé par ses déclarations antisémites, sa volonté de mettre en question l’Holocauste. Il s’est ouvertement interrogé sur certaines personnalités estoniennes, comme l’ancien Président Toomas Hendrik Ilves, le ministre de la Défense Jüri Luik (Isamaa), le compositeur Arvo Pärt ou l’ancien premier ministre Siim Kallas (Parti de la réforme ; accessoirement il s’agit du père de Kaja Kallas) qui, selon lui, pourraient avoir des « racines juives »…

« Lors de la prestation de serment du nouveau Parlement, un député membre d’EKRE, Ruuben Kaalep, bien connu pour sa proximité de groupes néo-nazis, s’est permis le signe des suprémacistes blancs… »

Le 29 avril, lors de la prestation de serment du nouveau gouvernement, deux ministres ont répété ce même geste des suprémacistes. Et pas des moindres puisqu’il s’agit du nouveau ministre de l’Intérieur Mart Helme, leader d’EKRE, et de son fils le nouveau ministre des Finances, Martin Helme. Difficile, après une telle insistance, de penser qu’il s’agit simplement d’exprimer sa joie !

Mais cet épisode n’a pas été le seul temps fort de la séquence : la présidente était en effet vêtue d’un pull sur lequel était écrit en estonien « La parole est libre », en allusion aux deux journalistes qui avaient donné leur démission au cours des jours précédents afin de dénoncer les pressions auxquels ils étaient soumis de la part d’EKRE. Cela n’a pas été particulièrement souligné, mais ce choix vestimentaire peut être interprété de diverses manières : on comprend bien que la chef de l’État souhaitait exprimer son souci de la garantie de la liberté de la presse. Mais toute parole doit-elle être libre dans le contexte estonien actuel ? Celle des suprémacistes et autres racistes également ?

Les nationalistes du parti EKRE, à la marche annuelle de célébration de l’indépendance, à Tallinn, mars 2018. Le slogan « Eesti Eest! » signifie « Pour l’Estonie! ». Source : Wikimedia Commons.

Par ailleurs, au cours de la même séquence, la présidente a ostensiblement quitté la salle lors de la prestation de serment du ministre du Commerce extérieur et des TIC, Marti Kuusik (EKRE), soupçonné de violences conjugales (il aurait cassé le bras de son épouse à deux reprises). Et, en effet, M. Kuusik, a dû démissionner moins d’une journée après sa prestation de serment. Là encore, on peut s’interroger sur cette démonstration de la part de la Présidente : s’agit-il d’établir une gradation entre les lignes rouges ? K. Kaljulaid n’a pas manifesté de mécontentement lors des prestations des Helme père et fils…

On note également que Mart Helme, en réaction au choix vestimentaire de la présidente, a déclaré peu après qu’elle avait réagi « comme une femme, en proie à ses émotions ».
Mais tout cela, donc, n’est que la partie émergée, symptomatique.

Certains membres de la coalition issus du Parti du centre ont fait part de leur malaise suite à ces récents événements. Face à cela, ce gouvernement peut-il s’installer dans la durée ?

Il me semble que deux personnalités politiques sont clairement engagées pour exprimer leur malaise : il s’agit d’une part de l’ex-président Ilves, réputé pour sa franchise, notamment numérique (il est très présent sur Twitter en particulier). Il n’a pas caché son trouble depuis quelques semaines, voire sa colère. Je citerai d’autre part Raimond Kaljulaid (qui est accessoirement le frère de la chef de l’État), député qui a démissionné du bureau du Parti du centre dès que Jüri Ratas a engagé des négociations avec EKRE.

En mars, ils ont été quatre membres du bureau du parti à voter contre ces négociations mais il a été le seul à démissionner, les autres arguant de la nécessité de lutter de l’intérieur. Puis, début avril, il a démissionné du parti, annonçant qu’il restait député indépendant au Riigikogu et qu’il se présenterait également aux élections européennes, en tant qu’indépendant. Pour lui, la décision de Jüri Ratas est à la fois une trahison vis-à-vis de l’électorat russophone qui attend de ce parti qu’il défende ses intérêts et une trahison morale, alors qu’EKRE est réputé pour avoir depuis toujours cherché à minimiser les conséquences du nazisme.

R. Kaljulaid dénonce également le programme économique défendu par EKRE, typique des projets populistes irréalisables. Il insiste par ailleurs sur les conséquences de ce virage sur l’image du pays, qui perd en attraction notamment pour les investisseurs étrangers. Enfin, il dénonce le risque de scission, entre communautés au sein du pays mais aussi entre générations, entre villes et campagne. R. Kaljulaid pourrait créer bientôt son propre parti.

Toomas Hendrik Ilves, ancien Président estonien, qui s’est montré récemment très critique envers le nouveau gouvernement.

Mais, plus globalement, on ne peut qu’être marqué par l’atonie des réactions dans le pays. Si on veut rester optimiste, on peut penser que le pays tout entier retient son souffle et se demande ce qui va se passer : alors qu’EKRE prônait pendant la campagne électorale la tenue d’un référendum sur la question de l’appartenance de l’Estonie à l’Union européenne, il n’en est plus question aujourd’hui.

Un accord de coalition a été conclu avant le 29 avril, trouvant des compromis entre les trois partis. Certains doivent compter sur un affaiblissement des positions d’EKRE du fait de la dilution de sa voix dans un gouvernement tripartite. On peut en effet penser que c’est le pari de Jüri Ratas : faire entrer EKRE au gouvernement pour le neutraliser plutôt que le laisser croître et prospérer dans l’opposition. On peut penser à un scénario « à la finlandaise » (on a vu l’évolution des Vrais Finlandais durant la période de participation du parti au gouvernement). C’est une option envisageable. Mais dangereuse. Pour le moment, EKRE fait du bruit et multiplie les coups d’éclat, façon de laisser penser qu’il n’a pas mis d’eau dans son vin et n’a pas l’intention de le faire. Mais, derrière l’agitation médiatique, il ne parle plus en effet de sortie de l’UE.

Les pronostics sont difficiles dans ce contexte mais il est clair que cette coalition improbable sera complexe à maintenir. Et que, si le pari est qu’EKRE mette de l’eau dans son vin, cela n’ira pas sans un affaiblissement aussi des positions du Parti du centre. Qui a déjà perdu pas mal de soutiens dans l’opinion publique, selon les sondages.

« Les pronostics sont difficiles dans ce contexte mais il est clair que cette coalition improbable sera complexe à maintenir. »

Guy Verhofstadt a lui-même mis en garde le gouvernement estonien. Cette pression européenne, et surtout celle de l’agenda des élections européennes, peut-elle être décisive dans le maintien ou non de la coalition en place ?

Décisive, je ne sais pas. La remarque de Guy Verhofstadt lui a valu une riposte immédiate et cinglante de Jüri Ratas qui a évoqué l’ingérence dans les affaires intérieures. Il me semble que les élections européennes seront un signal : il est probable que le Parti du centre va payer le prix de son choix inattendu. La question est de savoir qui va y gagner : le Parti de la réforme ? EKRE sera-t-il conforté ? De ce signal, le gouvernement estonien fera ce qu’il voudra mais les électeurs, eux, sauront où ils en sont (à condition qu’ils aillent voter, or les scrutins européens sont traditionnellement peu mobilisateurs).

Je crois que la longévité de cette improbable coalition est surtout liée aux dissensions internes, aux compromis que chacun acceptera ou pas de faire. Objectivement, ces trois partis ont peu de raisons de s’entendre et peu de points d’accord. Je placerais plutôt le curseur sur la dimension interne que sur la dimension européenne. Comparaison n’est pas raison mais, jusqu’à aujourd’hui, les pressions européennes ont été de peu d’effet sur les évolutions politiques internes de la Hongrie ou de la Pologne.

Si ce gouvernement parvient à se maintenir, y a-t-il un danger pour certaines libertés fondamentales ? Par exemple, on a assisté à des attaques du parti nationaliste-conservateur estonien contre certains journalistes… Comment réagissent l’opinion public et la société civile estonienne face à cette situation ?

En effet, deux journalistes connus ont donné leur démission au cours des dernières semaines pour protester contre les pressions d’EKRE et la demande d’autocensure. Dès avant ces coups d’éclat, EKRE avait exprimé son mécontentement à l’égard d’ERR (radio et télédiffusion publiques d’Estonie) qui, selon lui, lui assurait une couverture à charge. De manière plus globale, EKRE a tendance à dénoncer les journalistes qui, selon M. Helme en particulier, s’apparentent plutôt à des « propagandistes ».

Ainsi, le 22 avril, Vilja Kiisler, journaliste au Postimees, l’un des principaux journaux du pays, a démissionné. Elle venait d’écrire un édito critique sur EKRE et s’est fait rappeler à l’ordre par son rédacteur en chef qui n’est autre que Peeter Helme… neveu de Mart Helme ! Le débat a alors commencé à émerger, autour notamment de la question des enjeux économiques et de la prise d’intérêts de certains investisseurs affiliés dans les principaux médias. Puis, le 27 avril, c’est Ahto Lobjakas, éditorialiste star d’ERR et véritable leader d’opinion dans le pays, qui a donné sa démission après une demande d’autocensure de la part de sa direction. A. Lobjakas est réputé pour égratigner les politiques et n’a jamais hésité à dénoncer le racisme et l’antisémitisme d’EKRE.

Il est frappant de constater que, pour le moment, l’opinion publique reste discrète. Les protestations sont faibles mais l’Estonie n’est pas un pays où la tradition invite à descendre dans la rue. Fin mars, une manifestation a bien été organisée à Tallinn pour protester contre les négociations engagées par Jüri Ratas. Les manifestants étaient au nombre de 200 environ et aucun signe d’appartenance partisane n’était autorisé, afin de créer un effet rassembleur. Pour les leaders d’EKRE, cette faible mobilisation a surtout prouvé que la coalition pouvait donc être créée !

« Les protestations sont faibles mais l’Estonie n’est pas un pays où la tradition invite à descendre dans la rue. »

Quels sont les grands défis qui attendent et qui inquiètent la société estonienne et ses représentants politiques ?

Je citerai deux enjeux parmi tous ceux qui se présentent : la poursuite (ou pas) de l’orientation européenne de l’Estonie d’une part, et la résilience de la société d’autre part. Lors de son discours d’ouverture au nouveau Parlement, K. Kaljulaid a souligné que l’Estonie ne traversait pas une crise de démocratie mais une crise de valeurs. Il conviendra je crois de s’interroger sur le score d’EKRE lors des législatives, en miroir de la performance qu’il effectuera lors des élections européennes. Que veulent les électeurs estoniens ? Un renouveau de la scène politique, de nouvelles orientations, une fermeture après tant d’années d’ouverture politique et économique, autre chose ? Cette « crise » est-elle profonde ? Ont-ils été dépassés par les jeux politiques (un Premier ministre qui veut se maintenir au pouvoir et est prêt à s’allier avec l’extrême-droite alors qu’EKRE n’a reçu « que » moins de 20 % des suffrages) ou vont-ils confirmer leur choix fin mai ?

Le Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker et le Premier ministre estonien, Jüri Ratas à Bruxelles, en mai 2017. Photo : Scanpix.

Il est évident que la situation sociale laisse à désirer, avec des écarts très forts, notamment régionaux, dans les revenus. Cela est-il suffisant à justifier et expliquer un virage d’extrême-droite ? Il est évident également que la question démographique est un sujet angoissant pour l’Estonie. Le pays se dépeuple, comme d’autres dans la région centre-européenne, en raison d’une natalité faible et d’une émigration continue. Depuis un peu plus d’un an, on tente de se rassurer en affichant quelques chiffres encourageants de « retours », mais le pays compte 1,3 million d’habitants seulement. Parmi eux, un quart environ sont russophones.

C’est un des sujets dont se saisit EKRE : l’angoisse existentielle des Estoniens. Le 12 mai, jour de la fête des mères, Mart Helme a célébré les mères estoniennes sur les réseaux sociaux : « Le peuple estonien est grand par son esprit mais reste petit par le nombre et nous devons remplir le pays de nos enfants. D’enfants estoniens ».

Gwendal Piégais

Docteur en histoire

Université de Bretagne occidentale, spécialisé en histoire militaire, Première Guerre mondiale, Europe Centrale, Russie impériale et soviétique

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