Eric Aunoble : « Sous les Tsars, le mot même d’Ukraine était proscrit »

À quand remonte la première indépendance ukrainienne ? quel rôle y ont joué les bolcheviks ? pourquoi Stepan Bandera est-il aussi problématique que célèbre ? Eric Aunoble, historien spécialiste de l’Ukraine, décrypte les pans méconnus et controversés de l’histoire ukrainienne.

Dr. Éric Aunoble est historien spécialiste de l’histoire soviétique et de l’Ukraine des années 1920-1930. Il est chargé d’enseignement à l’université de Genève. Entretien réalisé en ligne le 9 juin 2022.

Le Courrier d’Europe centrale : L’Ukraine étant très largement méconnue, on peut avoir l’impression que cet État est un peu sorti de nulle part en 1991. Or l’Ukraine a connu un épisode d’indépendance à l’issue de la Première Guerre mondiale. Que s’est-il passé à ce moment-là ?

Éric Aunoble : Il faut faire la différence entre l’état et la nation. Bien avant l’indépendance de 1991, et la brève indépendance de 1917-1920, il y a bien eu un processus de conscience nationale qui s’est construit plus en amont, comme à peu près comme partout en Europe orientale, c’est-à-dire essentiellement au XIXe siècle. C’est là qu’il y a une espèce de décalage total entre une existence étatique extrêmement brève et assez problématique, ainsi qu’une affirmation nationale qui est plus longue et ancienne.

La construction nationale du XIXe siècle est d’abord une construction culturelle bien avant d’être politique. Au niveau politique, elle reste extrêmement modérée. La première revendication publique d’indépendance de l’Ukraine date de l’extrême fin du XIXe siècle. Même lors de la Révolution dans l’empire russe à partir de février 1917, il y a un mouvement national ukrainien qui existait déjà et qui s’affirme, mais qui dans un premier temps ne revendique pas autre chose que l’autonomie au sein d’une République russe démocratique. Il y a quelques indépendantistes, mais ils sont extrêmement marqués à droite et surtout extrêmement minoritaires.

Il faut donc bien comprendre que le mouvement national ukrainien, d’un point de vue politique, est extrêmement en retard par rapport aux autres forces en présence sur la zone autour de 1917-1918. La situation est la même dans la partie ouest de l’Ukraine qui était non pas sous domination russe, mais sous domination austro-hongroise, où dès la fin du pouvoir des Habsbourg, ce sont les Polonais qui vont revendiquer les territoires peuplés d’Ukrainiens et prendre la main extrêmement rapidement.

Le mouvement national ukrainien, d’un point de vue politique, est extrêmement en retard par rapport aux autres forces en présence sur la zone autour de 1917-1918.

Eric Aunoble
Quels sont ces mouvements ayant fini par réclamer l’indépendance ?

Les demandes des Ukrainiens au sein de l’Empire russe finissent par se radicaliser pour deux raisons. D’une part, parce qu’en 1917, toute la situation politique se radicalise dans l’empire russe, donc de ce point de vue-là, le mouvement national ukrainien suit la radicalisation générale dans l’ex-empire russe.

Le mouvement national ukrainien ne va vraiment revendiquer l’indépendance qu’à partir du moment où les bolcheviks prennent le pouvoir à Petrograd. Autrement dit, la proclamation de l’indépendance ukrainienne se fait en réaction aux bolcheviks et elle se fait par refus de leur radicalisme social, sachant que les bolcheviks étaient pourtant la seule force politique russe à soutenir les revendications nationales, dont la revendication ukrainienne.

Lire également : De quoi Zelensky est-il le nom ? Entretien avec Régis Genté et Stéphane Siohan

Une espèce d’indépendance par défaut est donc proclamée en novembre 1917 au moment de la révolution d’Octobre. Cette République populaire d’Ukraine se termine en avril 1918 quand les Allemands qui avaient passé un accord avec l’aile démocratique du mouvement national ukrainien imposent finalement une dictature en Ukraine.

Cette dictature soutenue par les Allemands, s’agit-il toujours d’un gouvernement nationaliste ?

Avant avril 1918, il s’agissait d’un mouvement national ukrainien appuyé sur un Parlement autoproclamé qui s’appelait la Rada, et qui était dominé par des forces nationalistes de gauche se réclamant d’un socialisme assez modéré. C’est donc eux qui ont eu la main entre novembre en 1917 et avril 1918.

C’est également eux qui ont signé la paix avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie quinze jours avant les bolcheviks histoire de leur couper l’herbe sous le pied. Ils ont aussi appelé à l’aide les forces des Empires centraux pour contrer l’avancée de l’armée rouge vers Kiev. Sauf qu’une fois que les troupes impériales allemandes ont occupé l’Ukraine – et pour eux il s’agissait de mettre la main sur le blé ukrainien – elles n’avaient pas franchement envie de composer avec des socialistes, même modérés. D’autant que l’autorité de ces derniers dans le pays n’était pas si reconnue que ça

On a vu alors émerger quelqu’un qui s’est proclamé « Hetman », c’est-à-dire chef cosaque de toute l’Ukraine, un dénommé Pavlo Skoropadsky. Sa biographie est extrêmement intéressante : un an et demi plus tôt, c’était un général de l’armée de tsariste issu de la haute noblesse ukrainienne d’origine cosaque, mais serviteur parfaitement loyal du tsar. Ce n’est qu’après le renversement du tsar qu’il s’est redécouvert ukrainien et a commencé à mener une politique qu’on peut qualifier de nationaliste de droite.

Pavlo Skoropadsky en uniforme de Hetman d’Ukraine. Crédit photo : Wikicommons.

Il avait l’appui des Allemands, mais aussi l’appui de nombreux représentants des classes privilégiées russes qui s’étaient réfugiés en Ukraine après la prise du pouvoir par les bolcheviks. Après le bref épisode de la République populaire d’Ukraine, on a un État ukrainien qui s’appuie sur l’armée allemande et les blancs russes tout en se réclamant ukrainien. La langue officielle est l’ukrainien, l’appellation de cet état c’est Oukraïnska Derjava, et il impose même une ukrainisation des panneaux de signalisation, ce qui fait beaucoup grincer des dents dans les villes et dans ces milieux de la bourgeoisie russe réfugiée en Ukraine. Le régime finit par s’effondrer en novembre 1918, dès que les troupes austro-allemandes sortent d’Ukraine

Comment l’indépendance ukrainienne perdure-t-elle jusqu’en 1920 ?

Après l’effondrement du régime de Skoropadsky, on voit réapparaître la République populaire d’Ukraine, mais c’est déjà tout à fait autre chose. On n’est plus du tout dans l’idée de forme démocratique du pouvoir, on a ce qu’on appelle le directoire dirigé par Symon Petlioura, qui se réclame de la légitimité de la République populaire d’Ukraine de la fin 1917 début 1918, mais qui s’affirme essentiellement comme « ataman » en chef de l’armée nationale ukrainienne.

Sa force n’est plus du tout dans des organismes consultatifs, mais dans son armée constituée de morceaux ukrainiens de l’ancienne armée tsariste et de groupes de partisans créés à la fin de l’année 1918. C’est à travers ce directoire que Petlioura va incarner le mouvement national ukrainien, entre la fin 1918 et l’été 1920.

Lire : Dmytro Solovyov : « Nous ne devrions pas déclarer la guerre au patrimoine ukrainien »

Mais l’Ukraine est alors plongée dans des affrontements incessants entre différentes forces armées. Il y avait des affrontements entre l’Armée rouge contre les armées nationales ukrainiennes, mais il y avait aussi des nombreuses bandes de paysans plus ou moins autonomes, ou encore l’armée insurrectionnelle de Nestor Makhno, d’inspiration anarchiste… il faut savoir que Kiev a changé 9 fois de mains en 28 mois ! Et il y a même une localité dans la même région où le nombre de changements de pouvoir s’élève à 27 en un an et demi. Évidemment chaque armée qui arrive commence par essayer d’éliminer les représentants du précédent pouvoir…

Kiev a changé 9 fois de mains en 28 mois !

Eric Aunoble

En définitive, en 1920, Petlioura a perdu beaucoup de soutiens, y compris sur la rive droite du Dniepr là où le mouvement national était pourtant le plus promu par la population. Face à l’Armée rouge, il a conclu une alliance avec la Pologne de Pilsudski, Pologne qui elle-même avait tout de suite mis la main sur les territoires ukrainiens de Galicie. Or, s’allier avec les Polonais était quelque chose d’inenvisageable pour toute une partie des nationalistes, et cela provoque la chute de Petlioura au sein du mouvement nationaliste. Cela permet à l’inverse aux bolcheviks de pouvoir se présenter comme une force nationale, y compris en Ukraine face aux Polonais.

Dans l’Ukraine contemporaine, c’est la Galicie (l’ouest du pays) qui est le cœur du nationalisme ukrainien. Mais lors de la première indépendance, cette région n’aurait donc joué qu’un rôle marginal ?

Tout à fait. Il y avait aussi un mouvement national dans ces régions-là sous la domination austro-hongroise, mais il était beaucoup plus conservateur que dans l’Empire russe. Il ne se réclamait pas du socialisme. Il était assez proche de l’Église gréco-catholique (uniate) et soutenait ardemment la couronne des Habsbourg jusqu’à son effondrement à l’extrême fin octobre 1918. C’est d’ailleurs ça qui a permis aux Polonais de Pilsudski de prendre l’avantage en proclamant leur indépendance quelques jours avant les Ukrainiens.

L’accord qui a été conclu entre la République populaire d’Ukraine de l’Est et la République populaire d’Ukraine de l’Ouest en janvier 1919 était un accord sur le papier entre des forces politiques qui sur le fond avaient assez peu en commun – excepté le fait de se réclamer de l’Ukraine. Et c’est une alliance qui n’a pas tellement fonctionné. L’échec du mouvement national face aux communistes du côté Est a renforcé le poids symbolique du mouvement national galicien. Cela explique aussi pourquoi dans les années 1930, c’est en Galicie que le mouvement national ukrainien est le plus vigoureux.

Le mouvement national galicien, tel qu’il s’est développé après la défaite pendant la guerre civile, s’est droitisé après que le mouvement national du côté Est, et ses idéaux plutôt de gauche a été complètement disqualifié par sa défaite. Il y a donc eu un effet de balancier qui a renforcé la droite puis l’extrême droite dans le mouvement national galicien.

Avant de lancer son invasion, Vladimir Poutine a tenu un discours présentant l’Ukraine comme une création artificielle des bolcheviks et de Lénine. D’où vient ce discours ?

Vladimir Poutine avait effectivement souligné la responsabilité des bolcheviks et de Lénine dans son discours du 21 février. C’est un point qui est très intéressant parce que ça a trahi un impensé tant en Russie qu’en Ukraine, et chez la plupart des commentateurs occidentaux. La première chose à noter, c’est qu’en Russie, les bolcheviks étaient la seule force politique à soutenir la revendication ukrainienne en 1917. De ce point de vue-là, il y a une constante dans la politique des bolcheviks depuis les années 1910 qui avaient mis en avant l’idée de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes contre à peu près toutes les autres mouvances démocratiques et de gauche en Russie. Je rappelle qu’à l’époque le mouvement national ukrainien lui-même n’était partisan que d’une autonomie ukrainienne dans le cadre d’un système fédéral. De ce point de vue-là, en disant en 1917 que les Ukrainiens, les Finlandais ou encore les Géorgiens doivent avoir le droit de se déterminer jusqu’à la prise d’indépendance, les bolcheviks passaient quasiment pour des fous.

Après que l’Armée rouge a écrasé les troupes de Petlioura, les bolcheviks créent tout de même des institutions juridiquement et formellement distinctes pour l’Ukraine. C’est explicitement ce que Vladimir Poutine leur reproche. Il considère que, si l’on peut reconnaître à des populations locales un certain degré d’autonomie, on ne peut pas parler de nation. Or les bolcheviks ne cessent de parler de fait national en Ukraine. Et dans les années 1920, ils ont eu une politique de consolidation de ce fait national par la promotion de la langue ukrainienne. La survie de l’ukrainien aujourd’hui est due à cette politique-là car, vu la structure sociale de ces régions-là, l’ukrainien était la langue des paysans, alors qu’en en ville on parlait le russe, éventuellement le Yiddish ou le polonais. Si on entendait parler l’ukrainien en ville, c’était les paysans sur le marché. Or la politique d’ukrainisation suivie par les bolcheviks dans les années 20 va d’une part faire de l’enseignement en ukrainien la règle, là où la majorité de la population est ukrainienne, et d’autre part, cela a normé l’ukrainien, et permis de fixer la grammaire de la langue.

Les bolcheviks ne cessent de parler de fait national en Ukraine.

Eric Aunoble

Parallèlement, il y a une politique volontariste d’Ukrainisation des structures de pouvoir. Je ne suis pas en train de dire que l’URSS de la fin des années 1920 est une démocratie, mais au début des années 30, c’est-à-dire au moment de la grande famine, il faut savoir que 60% des membres du Parti communiste d’Ukraine sont des Ukrainiens ethniques. Dix ans auparavant, il n’y avait même pas un quart des membres du Parti communiste qui étaient des Ukrainiens ethniques, le Parti communiste étant alors essentiellement un parti d’ouvriers essentiellement d’origine russe ou juive.

Quand on se souvient que sous les tsars, le mot même « d’Ukraine » était proscrit, on voit le chemin qui a été parcouru à l’époque soviétique. C’est bien ce qui gêne Vladimir Poutine dont le modèle politique est de plus en plus l’empire autocratique d’avant 1917.

Parmi les figures historiques ukrainiennes, la plus connue et sans doute la plus controversée est celle de Stepan Bandera, qui irrite non seulement les Russes, mais aussi les Polonais. Qui était-il et comment expliquer son statut de véritable héros national dans l’Ukraine contemporaine ? 

Bandera est né en 1909 dans une famille de prêtres gréco-catholiques, cette religion qui est un peu la colonne vertébrale du nationalisme galicien. Sa famille avait participé à cette éphémère République populaire d’Ukraine de l’Ouest en fin 1918 début 1919. Son engagement nationaliste est donc une espèce d’évidence vu son milieu.

Dans les années 20, il est adolescent au moment où l’on fait un peu le bilan de cette expérience et où le discours se droitise. Il devient le disciple idéologique de Dmytro Dontsov, qui est le théoricien du nationalisme intégral ukrainien. Il considère que dans la lutte pour la construction d’un état ukrainien, tous les moyens sont bons. Dans cette perspective, les Ukrainiens eux-mêmes sont considérés comme des briques pour la construction de cet état : on n’est pas du tout dans une pensée démocratique – et ce Dontsov est d’ailleurs le premier traducteur en ukrainien de Mein Kampf dès 1926.

Les mouvements nationalistes ukrainiens se restructurent en 1929 avec notamment la création de l’organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) créé en exil en Autriche, puisqu’il n’était évidemment pas question de créer une telle organisation en Union soviétique ou en Pologne. Bandera est un des jeunes activistes de ce mouvement et il s’avère être encore plus à droite que les responsables qui eux sont dans l’immigration.

Au début des années 1930, les effets de la crise de 1929 se font sentir jusqu’en Pologne et créent des tensions sociales entre les Ukrainiens et l’État. Bandera organise alors des attentats où sont visés d’abord des représentants diplomatiques soviétiques puisque la famine stalinienne est également mise en accusation. Cependant, Bandera fait également assassiner un ministre polonais, mais aussi un directeur d’école ukrainien considéré ipso facto comme « collabo » des autorités polonaises.

Il y a la volonté de tracer une ligne de démarcation sanglante entre les populations ukrainiennes et les populations polonaises, de forcer les populations ukrainiennes à choisir leur camp, et un camp radical d’extrême droite. Pourtant, à l’époque les forces politiques dominantes dans les régions ukrainiennes de la République de Pologne sont des forces conservatrices démocratiques très modérées. Mais il y a toujours cette volonté chez Bandera de pousser le clivage au maximum. Ça lui vaut d’être arrêté et condamné à mort. Or, comme le pouvoir polonais essaye au même moment de calmer les tensions avec la minorité ukrainienne, sa peine est finalement commuée en prison à vie.

Il est libéré par les nazis au moment de l’invasion de la Pologne en 1939. Sachant que son organisation a depuis le début des années 1930 des contacts institutionnels avec le renseignement militaire allemand, elle va immédiatement aider l’Allemagne nazie à préparer l’invasion de l’Union soviétique.

Quand et pourquoi les nazis finissent-ils par emprisonner Stepan Bandera ? Il s’agit d’un argument souvent répété en Ukraine pour dédouaner Bandera, qui ne se trouvait pas en Galicie lorsque de nombreux crimes et pogroms ont été commis.

Après l’attaque nazie de l’Union soviétique le 22 juin 1941, les nationalistes ukrainiens proches de Bandera ont initié le pogrom qui a eu lieu à Lviv, dès la prise de la ville par les troupes allemandes. Profitant de l’exhumation des victimes du NKVD soviétique, ils ont provoqué un déchaînement de sauvagerie, où on voit même des enfants d’une dizaine d’années en train de tabasser des juifs. Ça se termine par le massacre de milliers de juifs. Il n’y a pas encore d’extermination systématique et industrielle, mais c’est un premier pas vers la shoah.

Tout en inspirant ce pogrom, les partisans de Bandera à Lviv proclament l’indépendance de l’Ukraine « en étroite collaboration avec le national-socialisme de la Grande Allemagne ». Or ça ne rentrait absolument pas dans les plans des nazis. Ils arrêtent donc Bandera et signifient ainsi abruptement aux nationalistes ukrainiens qu’ils n’ont aucun rôle politique autonome à jouer.

Bandera arrêté, ses partisans gardent toutefois une certaine latitude, non pas pour créer un État ukrainien, mais pour « nettoyer » l’Ukraine des juifs, parce que sur ce terrain-là, les nationalistes ukrainiens et les nazis ont exactement la même perspective. Les partisans de Bandera s’engagent donc massivement dans la police supplétive, notamment chargée d’amener les juifs aux lieux d’exécution. Bandera lui se retrouve en camp de concentration, mais dans quartier du camp dont les détenus ne sont pas soumis au travail forcé. Ce quartier est réservé aux gens que les nazis veulent pouvoir utiliser politiquement en cas de besoin. C’est d’ailleurs ce qui va se passer avec Bandera qui est libéré en 1944 au moment où les nazis savent eux-mêmes qu’ils ont perdu la guerre, et où ils font feu de tout bois. Bandera se retrouve propulsé à la tête d’un État ukrainien fantoche (alors même que l’Ukraine a été libérée de l’occupation nazie), et à la tête d’une armée constituée d’une division SS renommée en première division de l’armée nationale ukrainienne.

Les Banderistes n’étaient intéressés que par l’indépendance de l’Ukraine et voyaient l’alliance avec l’Allemagne comme une alliance de circonstance. Mais cela ne les empêchait pas de collaborer aux pires exactions.

Eric Aunoble

L’ironie de l’histoire c’est que cette division SS Galicie avait été créée par des nationalistes ukrainiens d’une branche concurrente à celle de Bandera. Là aussi cela permet énormément de détournements dans l’historiographie nationaliste, qui dira que non, les Bandéristes n’ont pas participé à la division SS puisque c’était les concurrents de la branche Melnik… Il y en a qui vont plus loin en disant que les Banderistes n’étaient pas nazis. Il est vrai que Melnik avait théorisé la justesse de la ligne du parti nazi allemand alors que les Banderistes n’étaient intéressés que par l’indépendance de l’Ukraine et voyaient l’alliance avec l’Allemagne comme une alliance de circonstance. Mais cela ne les empêchait pas de collaborer aux pires exactions.

Comment expliquer que Bandera soit passé à la postérité de cette manière-là, au point d’être proclamé héros national ?

Il y a deux raisons. L’une est liée à la propagande soviétique qui a eu un effet très paradoxal : le bandérisme a été dénoncé dès le début par les Soviétiques. Dans le cinéma soviétique de la Seconde Guerre mondiale, on trouve toujours des personnages de traîtres pronazis et très rapidement, il y a une synonymie entre ces personnages de traître pronazi et les Bandéristes dans le monde soviétique. Cela a eu deux conséquences : d’une part, le nom de Bandera a été conservé. D’autre part, cette image de combattant inflexible contre l’ordre soviétique a fini par apparaître comme une présentation positive pour ceux que le régime dégoutait en Ukraine. Cela reste marginal. Les premiers mouvements nationalistes à réclamer l’indépendance pendant la perestroïka ne se réclamaient ainsi pas du tout de Bandera.

Un mémorial érigé en l’honneur de Stepan Bandera, à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine. Crédit photo : « Stepan Bandera Monumnet | Lviv » par explorewithmaya sous licence CC BY 2.0.

En revanche, une grosse machine de réhabilitation s’est mise en place en Amérique du Nord. Au Canada surtout, et un peu aux États-Unis, il y avait une immigration galicienne depuis la fin du XIXe siècle. Cette émigration n’était pas spécialement politisée, et, dans les années 1910-1920, elle était même plutôt de gauche. Mais à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les militants nationalistes qui avaient participé à l’OUN de Bandera ou de Melnik ont essayé d’échapper aux Soviétiques. Ils ont été dans les camps de ce qu’on n’appelait « personnes déplacées » gérés par les Alliés. Ces derniers aussi compris qu’ils pouvaient tirer parti de ces militants nationalistes. Ainsi, Bandera lui-même a été exfiltré dans ce qui allait devenir l’Allemagne de l’Ouest. Jusqu’à la fin des années 1940, son groupe qui menait une guérilla contre l’Armée rouge a été copiloté par un ancien général nazi qui travaillait pour les Américains et les Anglais. Pour eux, c’était une façon de gêner les Soviétiques alors que la guerre froide se mettait en place.

En Ukraine occidentale, la vigueur retrouvée de l’Église gréco-catholique

Les Occidentaux ne pensaient pas que les nationalistes ukrainiens arriveraient à renverser l’ordre soviétique, mais ils cherchaient à tester les défenses soviétiques et à obtenir des renseignements. La guérilla Bandériste a été définitivement écrasée au tout début des années 1950, provoquant l’isolement de Bandera.

Beaucoup de ses soutiens qui s’étaient retrouvés en zone occidentale au début des années 1950 ont émigré en Amérique du Nord. Ils ont pris idéologiquement la direction de la diaspora ukrainienne. L’Église gréco-catholique, qui avait pignon sur rue au Canada, a assimilé le discours nationaliste. Ce discours avait été légèrement lissé, débarrassé des aspects ouvertement antisémites, mais il restait quand même extrêmement radical au nom de l’anticommunisme. C’était un tournant car, dans les années 1930 en Galicie, l’Église gréco-catholique avait condamné les partisans de Bandera à cause de leur terrorisme. Dans les années 50 et 60, elle participe au contraire à une mémorialisation des militants de l’OUN et de Bandera au Canada. Cette mémoire nationaliste a été réimportée à partir de 1991, notamment avec le retour de l’église gréco-catholique en Ukraine.

Propos rapportés par Thomas Laffitte.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.