Dmytro Solovyov : « Nous ne devrions pas déclarer la guerre au patrimoine ukrainien »

Comment protéger le patrimoine ukrainien de la corruption et des combats ? Entretien avec Dmytro Solovyov, un artiste et militant pro-patrimoine en Ukraine, qui carbure au béton brutaliste, aux bas-reliefs réalistes ou abstraits, et aux grandes mosaïques murales.

Aux commandes du compte Ukrainian Modernism qui compte 80 300 abonnés sur Instagram, Dmytro Solovyov est un photographe, rédacteur et guide touristique, passionné d’architecture. Né quelques mois avant l’éclatement de l’URSS, ce militant pro-patrimoine carbure au béton brutaliste, aux bas-reliefs réalistes ou abstraits, et aux grandes mosaïques murales. Depuis des années, la préservation du patrimoine moderniste est une mission difficile, rendue encore plus épineuse par l’invasion russe.

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Le Courrier d’Europe centrale : Il y a quelques années, vous avez commencé un projet pictural pour promouvoir et protéger le patrimoine ukrainien datant de la période soviétique. Est-ce par goût pour une certaine esthétique, ou ressentez-vous une forme de nostalgie pour l’URSS ?

Dmytro Solovyov : Depuis le début, en 2018, c’est une volonté de préserver le patrimoine qui m’anime. C’est une mission. Ce n’est pas un positionnement politique ou esthétique. Bien sûr, il s’agit de mon style architectural préféré et je porte beaucoup d’attention à l’esthétique, mais il y a d’autres aspects qui entrent en compte. En ce qui concerne la nostalgie, je n’en ressens pas pour les périodes que je n’ai pas vécues, mais je suis nostalgique de la bonne architecture, du beau design, des villes et des environnements confortables.

Vous parliez d’autres aspects au cœur de votre démarche. Lesquels par exemple ?

Le social. Autrefois, les gens obtenaient des musées, des bibliothèques et toutes sortes d’infrastructures. Aujourd’hui, ce qui est construit en Ukraine, ce sont des projets de promotion immobilière ou commerciale. J’espère donc susciter une réflexion sur ce sujet. Mais l’aspect primordial, pour moi, c’est vraiment la préservation du patrimoine historique.

En parlant de promotion immobilière, juste avant la guerre, vous avez célébré une victoire contre le projet de destruction d’un immeuble appelé « Kvity Ukrayini » (les Fleurs d’Ukraine). C’était un rude combat contre les promoteurs et les autorités ?

Oh oui, très rude. L’Ukraine est sous la coupe des promoteurs et des politiciens corrompus. Sans parler des investisseurs qui occupent des postes de gouvernants. En fait, nous avons eu de la chance, parce que nous nous battions contre des promoteurs qui n’étaient pas parmi les plus puissants. A la fin, nous avons même reçu du soutien de la part des autorités. Ce genre de développement positif est extrêmement rare. Mais ce n’est pas fini, la bataille judiciaire est toujours en cours.

Au niveau de l’architecture, il y a sans doute des pertes irréparables en ce moment ?

Difficile à dire, tant que dure l’action militaire, mais on peut raisonnablement affirmer qu’au moins la moitié de Marioupol est rasée. Et beaucoup d’ouvrages culturels sont perdus à travers le pays.

« Le ressentiment anti-soviétique a tendance à croître, que ce soit au niveau officiel ou parmi la population. »

Y a-t-il un risque pour qu’après l’invasion, les Ukrainiens se mettent à rejeter massivement le patrimoine soviétique ?

Malheureusement oui, le ressentiment anti-soviétique a tendance à croître, que ce soit au niveau officiel ou parmi la population. A priori, je ne pensais pas que cela pourrait être le cas, puisqu’il me semble absurde de faire un parallèle entre la Russie contemporaine et l’Union soviétique. D’ailleurs, nous sommes en guerre contre un ennemi très actuel et nous devrions être absolument concentrés sur notre effort de guerre.

Effectivement, au niveau officiel, votre passion pour ce patrimoine en béton n’a pas l’air très partagée.

A Stryï, une municipalité a détruit une stèle commémorant la Seconde Guerre mondiale. Après cette affaire-là, de nombreux monuments des années 1960 à 1991 ont été démolis à travers l’Ukraine. Si je peux trouver logique de débaptiser certaines rues pour nous éloigner un peu de la culture russe, je pense que détruire des monuments créés par des artistes ukrainiens n’a absolument aucun sens. C’est d’autant plus absurde lorsqu’il s’agit de mémoriaux de la Seconde Guerre mondiale destinés à célébrer la victoire contre l’Allemagne nazie. Jusqu’à présent, la plupart de ces actions ont été exécutées par les autorités elles-mêmes, et sur ce sujet, je ne peux pas dire dans quel état d’esprit les Ukrainiens sortiront de cette guerre. Certes, on manque facilement de discernement quand les roquettes volent au-dessus de nos têtes, mais je pense que nous ne devrions pas déclarer la guerre au patrimoine ukrainien. Surtout quand les Russes font exactement la même chose.

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Y a-t-il un moyen de prévenir ces destructions ?

Les lois de ce pays devraient être renforcées, ce que nous ne parvenons pas à obtenir pour le moment. Il existe déjà une loi qui interdit la démolition des mémoriaux de la Seconde Guerre mondiale, et pourtant on détruit régulièrement ce genre d’ouvrages, généralement à l’initiative des administrations locales. Même les bâtiments historiques classés ne sont pas protégés, en pratique. En fait, si vous avez ce qu’il faut d’argent et d’influence, vous pouvez faire n’importe quoi.

« De toute évidence, les activistes sont plus compétents que les officiels chargés de protéger la culture et le patrimoine. »

Si l’Ukraine rejoint l’Union européenne un jour, ou si l’Europe gagne simplement en influence en Ukraine, pensez-vous que cela puisse être bénéfique pour le patrimoine ?

Cela peut l’être. Si le gouvernement de l’Union européenne (sic) fait appliquer une politique rigoureuse, alors oui, cela peut être très bénéfique. Mettre en place et appliquer continument les politiques de préservation du patrimoine culturel, c’est vraiment ce dont nous avons besoin. En fait, pour le moment, cette préservation repose sur les épaules d’un petit groupe de militants. Peut-être que l’UE pourrait aussi aider les activistes, pas seulement avec des subventions, puisqu’elles existent déjà, mais en nous aidant à institutionnaliser nos efforts. Parce que de toute évidence, les activistes sont bien plus compétents que les officiels chargés de protéger la culture et le patrimoine.

Vous-mêmes, agissez-vous en tant qu’individu, ou bien êtes-vous partie prenante d’une association, ou d’une organisation ?

Je suis un individu qui rêve d’avoir une équipe ! Mais il existe beaucoup d’autres militants, qui agissent individuellement ou au sein d’organisations.

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Que faites-vous en ce moment ?

J’ai fait partie des personnes déplacées lorsque la guerre a commencé. J’ai bougé vers Ivano-Frankvisk, puis je suis revenu à Kyiv. Dès le début de la guerre, je me suis concentré sur le moyen de documenter les destructions, à destination de l’étranger. Depuis le premier jour, je partage ce qu’il se passe en Ukraine sur ma page Instagram. J’essaie d’y inclure des appels spécifiques à agir, afin que les étrangers puissent soutenir notre effort de guerre. J’ai commencé à écrire des articles dans quelques médias internationaux, j’ai voyagé dans quelques villes ravagées par les Russes pour photographier les destructions.

Maintenant que votre compte Instagram tend à devenir un journal des destructions de masse, avez-vous des réactions de « followers » russes ?

Pas vraiment.

Même pas hostiles ?

Il y a quelques Russes malavisés dans les commentaires, ceux qui tentent parfois de dénier l’évidence des crimes de guerre commis par leurs forces. Mais c’est à peu près tout. Il y a aussi quelques rares Russes qui ont demandé pardon. A part cela, la plupart des « followers » russes garde le silence. Cela dit, je n’en ai pas beaucoup, ils représentent environ 4 % de mes abonnés. Les réactions hostiles proviennent surtout de nos libertariens locaux, ukrainiens. Ceux-là m’attaquent pour mes positions sur l’héritage soviétique.

Propos rapportés par Pierre Bonnay lors d’entretiens réalisés par messagerie les 3 et 5 juillet 2022.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.