Entretien avec Katalin Törley, qui mène la fronde enseignante en Hongrie : « Le malaise devient de plus en plus palpable »

Katalin Törley compte parmi les « cinq de Kölcsey », des enseignants virés de ce lycée manu militari, pour avoir osé exercer leur droit de grève bafoué par le gouvernement d’Orbán. Entretien.

La colère gronde depuis des années dans l’éducation, le parent pauvre de la fonction publique, en comparaison des policiers et gardes-frontières recrutés à tour-de-bras. Comment vivre quand on est jeune prof’ avec 200 000 forints par mois, soit moins de 500 euros ? Pour tuer dans l’œuf un début de contestation au printemps dernier, l’exécutif a promulgué un amendement qui rend toute grève invisible et inoffensive. Mais le mouvement a repris de plus belle à la rentrée, avec le concours des lycéens, très mobilisés. Des enseignants font de la désobéissance civile en se mettant en grève, au risque de perdre leur emploi. Katalin Törley, enseignante de français au lycée Kölcsey et meneuse de la contestation, a été mise à la porte après 23 ans de bons et loyaux services. Pour 9 heures de cours manquées… Elle nous raconte.

Propos rapportés par Corentin Léotard le 6 octobre.

Le Courrier d’Europe centrale : Plusieurs dizaines de milliers de personnes ont manifesté hier, mercredi 5 octobre. L’ampleur de la mobilisation vous a-t-elle surprise ?

Katalin Törley : Hier matin, quand je suis allée à la police pour déclarer la manifestation, je leur ai dit qu’on pensait avoir autour de sept ou huit mille personnes. Puis plus tard en voyant l’ampleur que gagnait l’événement Facebook, on s’est dit avec les autres organisateurs qu’on aurait peut-être jusqu’à dix ou quinze mille manifestants. Donc oui, 40 000 personnes, selon la police, c’est une surprise. Le gouvernement nous a offert un beau cadeau en nous virant quelques jours avant, ce qui a déclenché beaucoup de réactions. Mais c’est aussi le résultat de mois de travail de mobilisation dans l’éducation publique.

On dit souvent de la population hongroise qu’elle est apathique et des jeunes qu’ils ne sont pas politisés. Cela redonne un peu espoir, non ?

Au printemps dernier, quand on a commencé, nous enseignants, notre mouvement de désobéissance et que les groupes d’élèves ont organisé une manifestation assez extraordinaire, on s’est rendu compte que quelque chose est en train de naître dans le monde lycéen. Jusque-là, ils étaient plutôt indifférents, mais ce qu’ils font maintenant est vraiment magnifique. Ils se mobilisent et s’organisent de façon très professionnelle.

Plusieurs dizaines de milliers de personnes en soutien des enseignants en Hongrie

C’est une rupture par rapport aux générations qui les précèdent ?

C’est une autre façon de faire. Mais il y eu déjà des mouvements d’étudiants et de lycéens autour de 2013. Et en fait, là aussi, c’était très fort. Le problème, c’est que les leaders sont souvent des terminales qui vont partir l’année d’après à l’étranger. 80 % des jeunes qui ont lancé le mouvement étudiant et ont occupé les universités en 2013 ont quitté le pays… Ce sont des jeunes super doués qui trouvent des opportunités un peu partout dans le monde.

Katalin Törley, le 5 octobre 2022 à Budapest. Photo : Corentin Léotard

La limite du mouvement actuel, c’est qu’il concerne surtout des établissements d’élite à Budapest comme celui de Kölcsey, mais touche moins la province.

On essaie de mobiliser les enseignants des écoles en province, car bien sûr eux aussi doivent enseigner dans les mêmes conditions que nous, qui deviennent insupportables. Mais c’est vrai que c’est moins facile pour eux de s’exposer, de prendre le risque de se mettre en grève. Je peux très bien imaginer que dans telle petite ville le mari ou la femme d’un enseignant qui travaille à la mairie puisse être menacé… Les rapports de forces sont différents à la campagne.

Il y a tout de même eu des rassemblements dans plusieurs villes, notamment à Pécs et Szeged.

Oui. Je pense qu’il est indéniable que tout le corps enseignant, de l’école maternelle jusqu’au bac, est concerné. Avec la crise économique et l’inflation, le malaise devient de plus en plus palpable. La question reste de savoir à quel moment on passe du mécontentement à l’action.

Justement, quelles sont ces conditions « inacceptables » dans l’enseignement que vous dénoncez ?

Beaucoup d’écoles souffrent de problèmes d’infrastructures, de l’état vétuste des bâtiments, parfois dans des états vraiment lamentables. Mais le véritable problème, c’est le nombre d’heures de cours et la surcharge de travail, pour les élèves et les enseignants. 10 % des postes de professeurs et d’enseignants sont vacants et c’est aux enseignants de compenser, ce qui augmente encore la charge. Vous imaginez ce que ça donne un cours de chimie donné par un prof’ de hongrois, comme cela arrive ?

Et pourquoi cette pénurie d’enseignants ? À cause des salaires, ou plutôt de la dévaluation des salaires. La dernière augmentation remonte à 2013-14 et notre salaire a été indexé sur le salaire minimum, mais cela a été supprimé un an plus tard. Depuis le salaire minimum a doublé, mais pas le nôtre… Il ne suit même pas l’inflation annuelle. Pour les jeunes, il est pratiquement impossible de vivre de leur salaire, qui n’évolue pas pendant douze ans. Ils raccrochent au bout d’un an ou deux parce qu’ils se rendent compte que même payer un appartement minuscule à Budapest n’est pas possible.

Très concrètement, combien gagne en net un professeur en début de carrière ?

Selon la grille salariale, ça serait autour de 160 000 forints nets, mais c’est arrondi à 200 000 huf [un peu moins de 500 euros – Ndlr.], le salaire minimum des ouvriers spécialisés. Si j’étais à plein-temps, à l’âge de 53 ans, après 23 ans de carrière, mon salaire serait autour de 280 000 forints par mois [un peu moins de 700 euros – Ndlr.]. Oui, c’est peu…c’est très peu.

Le gouvernement et les médias pro-gouvernementaux répètent que si les enseignants ne sont pas augmentés, c’est à cause du blocage des fonds européen par Bruxelles.

Je trouve ça tellement absurde. On paie nos impôts avec lesquels l’État doit faire fonctionner les grands systèmes comme l’enseignement, la santé publique, les œuvres sociales, la culture… C’est une carence de l’État.

C’est trop facile aujourd’hui de pointer du doigt Bruxelles ou la guerre en Ukraine.

L’État trouve de l’argent pour recruter 4 000 chasseurs frontaliers, mais pas pour les enseignants. Comment expliquer ce mépris ? Est-ce idéologique ?

Oui, ou pour racheter Vodafone… L’argent dans l’enseignement public, c’est un placement ou un investissement à très long terme, on ne voit les résultats que dix ans après. De plus, les problèmes du sous-financement ne se voient pas forcément, car on ne sait pas ce qui se passe dans les écoles. Donc on ne peut pas fabriquer du succès spectaculaire en mettant de l’argent dans l’enseignement.

Manifestation le 5 octobre 2022 à Budapest. Photo : Daniel Psenny.

Et le Fidesz n’est pas du tout dans une vision émancipatrice. C’est le moins qu’on puisse dire.

Je pense que c’était une logique de pouvoir. Ils veulent garder le pouvoir. Mais je pense que de plus en plus de gens, de citoyens, d’électeurs et de parents se rendent compte qu’il y a un vrai problème, que les chances de leurs enfants s’amenuisent. Je pense qu’on n’a pas encore atteint la masse critique, mais il y a un réveil, notamment de la part des parents, que l’on a vus se mobiliser également.

Comment briser le plafond de verre ?

C’est une question extrêmement complexe. Il faudrait parler du rôle des médias et de la propagande. Le gouvernement est super doué pour cela…

Le gouvernement dit qu’il a plus important à régler en cette période de guerre.

Il est au pouvoir depuis douze ans, il a donc eu tout le temps de répondre à nos demandes. C’est trop facile aujourd’hui de pointer du doigt Bruxelles ou la guerre en Ukraine.

Le gouvernement a introduit un amendement à la loi sur le droit de grève pour casser le début de fronde dans l’enseignement. Aujourd’hui, il est quasiment impossible de mener une grève générale. Donc les enseignants se sont lancés dans des actions de désobéissance civile. Vous et quatre de vos collègues du lycée Kölcsey ont été licenciés il y a quelques jours. Dans quelle situation vous trouvez-vous ?

J’ai reçu ma lettre de licenciement hier, avec effet immédiat. Aujourd’hui je suis allée à l’école pour remplir des papiers. Je ne suis plus employée… Les élèves se sont mobilisés et ont fait une petite manifestation de solidarité vendredi, puis lundi matin aussi. C’était extrêmement touchant, très émouvant. Je pense que je vais commencer maintenant à décompresser, car hier il y avait encore la manif et l’adrénaline qui va avec.

Nous sommes les premiers à être licenciés mais peut-être pas les derniers…

Comptez-vous poursuivre le mouvement de contestation, d’une façon ou d’une autre ?

Notre crédibilité venait du fait que nous étions des profs en activité sur le terrain. J’étais à l’école chaque jour et maintenant, c’est fini. Il faudra que je trouve une autre source de légitimité à la longue. Mais je vais continuer à travailler dans le mouvement, car aucune de nos revendications n’a été satisfaite. Et on va entamer un procès.

Vous allez contester votre licenciement devant la justice ?

Oui, je pense qu’on va le faire ensemble. Nous sommes les premiers à être licenciés mais peut-être pas les derniers puisqu’un bon nombre de profs se sont mis en désobéissance hier…

De quel côté est le directeur de l’établissement ?

Je pense qu’il est fondamentalement de notre côté, mais il est dans une position très délicate. Il doit lutter aussi pour le lycée, essayer de maintenir la section bilingue. Et je peux vous dire que l’ambiance qui règne au lycée est assez morose.

Comme si le combat était déjà perdu ?

Non, mes collègues cherchent les moyens de pouvoir continuer, mais tout en ne mettant pas en péril l’existence de l’établissement et de la section bilingue.

En quoi consistait concrètement votre désobéissance civile ?

En fait, c’est de la grève, un débrayage. On arrête de travailler comme si on était en grève. On ne fait rien, strictement rien, alors que la nouvelle loi nous oblige à assurer la moitié des cours et la totalité des cours pour les élèves de terminale qui ont le bac. J’ai par exemple un collègue pour qui la journée de grève entière a consisté à donner 4h de cours à des terminale. Ce n’est pas de la grève.

Avez-vous bon espoir que la justice vous donne raison ?

Oui, parce qu’il y a des problèmes avec cette sanction. D’abord, le principe de la proportionnalité [entre la faute et la sanction – ndlr.] n’est pas respecté. Avec mes trois jours de désobéissance civile au mois de septembre, on parle de 9h de cours au total ! Et puis, il y a aussi un problème dans l’argumentation selon laquelle nous avons porté atteinte au droit fondamental des élèves à l’enseignement. Or, la sanction, notre licenciement, met encore plus en péril ce droit parce que ces jeunes n’ont plus de profs actuellement. Et enfin il y a aussi le problème lié à ce droit fondamental qu’est la liberté d’expression que nous avons exercé par la désobéissance civile. Je ne sais pas ce que les juristes vont faire avec ça.

Il y a la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg…

Oui, mais avant Strasbourg, il faut, il faut faire toute la démarche en Hongrie, jusqu’au dernier recours, la Cour constitutionnelle.

Avez-vous été approchée par des partis politiques ?

On m’a contacté, oui, mais pour me demander s’ils pouvaient être utiles, comme porter l’affaire au Parlement. Mais je pense qu’ils savent très bien que je veux rester dans le monde civil et garder mon indépendance. Je ne trouve pas de parti actuellement qui soit vraiment à mon goût.

En attendant le verdict juridique, allez-vous poursuivre dans l’enseignement ?

Donner des cours privés, dans une école de langue, ou dans une école privée ou gérée par une Église, ça ne m’intéresse pas. Je travaille déjà dans une association aide des jeunes Roms à intégrer l’enseignement supérieur, je leur donne des conseils en matière de stage. Je dois trouver une activité complémentaire, pour vivre.

Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).

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