Tour à tour ministre de la Justice, ministre de l’Intérieur et député, Daniel Lipšic est la figure majeure de la lutte contre la corruption en Slovaquie. Il est aujourd’hui l’avocat de la famille de Ján Kuciak, le journaliste assassiné l’année dernière. Le commanditaire présumé du meurtre avait aussi voulu le faire assassiner. Le Courrier d’Europe centrale l’a rencontré pour évoquer le procès, qui pourrait débuter dès cet hiver.
Cinq personnes se trouvent sous les verrous dans l’attente de leur procès qui pourrait débuter dans les semaines à venir. Marian Kočner, un homme de la pègre et le commanditaire présumé, ainsi que ses quatre complices doivent faire face à six chefs d’accusation, dont le meurtre avec préméditation du journaliste d’investigation Ján Kuciak, à la fin du mois de février 2018. Ils encourent une peine de prison à perpétuité. Au début du mois de septembre, Le Courrier d’Europe centrale est allé interroger Daniel Lipšic, l’avocat de la famille Kuciak, à son cabinet dans le centre de Bratislava, à deux pas de la présidence de la République.

Le Courrier d’Europe centrale : M. Lipšic, où en est l’enquête de police sur le meurtre de Ján Kuciak ?
Daniel Lipšic : L’enquête est pratiquement terminée. II y a cinq personnes accusées, dont la personne qui aurait planifié, organisé et commandité le meurtre, M. Kočner. L’enquête va probablement se terminer d’ici la fin du mois de septembre parce que les procureurs prévoient de livrer leur acte d’accusation à la Cour à la fin du mois d’octobre. C’est une enquête robuste, menée par une équipe professionnelle. Les familles sont très confiantes. [NDLR – depuis cet entretien, la police a clos l’enquête et le procureur spécial a délivré les actes d’accusation, ouvrant la voie au début du procès]
Quand peut-on espérer que le procès commence ?
Quatre des cinq accusés sont déjà en prison dans le cadre de cette affaire [le cinquième, M. Kočner est incarcéré dans le cadre d’une autre affaire pour laquelle il est jugé en ce moment – Ndlr.]. Ils doivent donc être jugés rapidement. Selon mon estimation, le procès pourrait commencer au début de l’année prochaine.
Nous avons pourtant entendu beaucoup de critiques, notamment de la part du mouvement « Pour une Slovaquie intègre »… (Lire notre entretien avec ses fondateurs).
Je ne crois pas qu’ils aient critiqué le travail des enquêteurs et des procureurs, en tout cas pas dans cette affaire. En revanche, se pose la question de l’état du système judiciaire en général, celui de la police, et des liens entre le crime organisé et des policiers, de procureurs et des juges. Tout ce qui est révélé dans le contexte de cette affaire et qui devrait peser lors des élections l’an prochain.
Les personnes liées à M. Kočner, comme la secrétaire d’État à la Justice Jánkovska qui a récemment dû démissionner, n’ont-elles pas réussi à influencer l’enquête ?
Je ne pense pas que M. Kočner ait pu influencer du tout l’enquête. Après les meurtres de Ján et Martina, ce qui s’est passé ce sont des fuites d’informations. Mais à ce moment il était absolument impossible d’influencer l’enquête. Les enquêteurs ont pu analyser les téléphones de Marian Kočner, et retrouver les personnes avec qui il communiquait – des juges, des procureurs, la secrétaire d’Etat – et ils ont saisi leurs téléphones. Or on saisit un téléphone quand le contenu des communications peut potentiellement avoir des implications criminelles. Dans ce contexte, il y a beaucoup de gens dans la police et la justice qui en ont ras-le-bol de la situation et qui sont prêts à aller contre n’importe qui, y compris des hauts fonctionnaires.
Les révélations de sa correspondance privée avec Alena Zsuzsová cet été montrent que M. Kočner était un homme très bien connecté. Avec le ministre de l’Intérieur et le premier ministre d’alors, Robert Kaliňák et Robert Fico, avec la secrétaire d’État à la Justice Monika Jánkovska.
Vous avez déclaré que ces SMS trouvés dans son téléphone peuvent constituer des preuves dans votre affaire, l’affaire Kuciak. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?
Oui, je pense qu’il y a des échanges – je ne préciserai pas lesquels, bien sûr – qui peuvent être utilisées comme preuves contre M. Kočner, du fait des dates et des circonstances dans lesquelles ces messages ont été échangés.
Pourquoi ne pas préciser lesquelles ?
Je ne pense pas que ce serait une bonne chose de révéler ces preuves alors que l’enquête n’est pas terminée. Ce ne serait pas prudent d’analyser ce que nous voyons comme des preuves renforçant le cas contre Marian Kočner [lire un portrait ici]. D’ailleurs les médias eux-mêmes ont publié des extraits, mais pas ceux qui pourraient être liées aux meurtres.
Le journal Dennik N a eu raison de les publier ?
Ils ont eu l’accord des familles et n’ont pas publié les parties directement liées au meurtre.
Les avez-vous en votre possession ?
Oui.
« Des personnes de la police et de la justice font partie du « crime organisé » ou du « syndicat du crime ». Ils sont pires que les Kočner, ils ont collaboré avec les criminels. »
Les enquêteurs ont révélé au mois d’août que M. Kočner, l’homme inculpé pour avoir commandité l’assassinat, planifiait d’autres assassinats : les procureurs Žilinka et Šufliarský et…vous-même. Quelles raisons aurait M. Kočner de s’en prendre à vous alors que vous n’étiez pas encore l’avocat de Kuciak ?
Oh elles sont nombreuses ! J’ai une longue histoire avec M. Kočner… J’ai représenté la plupart des grosses affaires contre lui : les affaires Glance House, Technopol, etc. Quand j’étais ministre de l’Intérieur, nous avons enquête sur des affaires de blanchiment d’argent à Malte et je pense qu’il n’a pas oublié cette enquête non plus. Donc ses mobiles étaient très clairs. Dans ses communications, il ne cache pas la haine profonde qu’il me voue.
Avez-vous plus d’informations sur ce projet d’assassinat ?
Oui, mais je n’ai pas eu le temps d’étudier vraiment les dossiers. Les charges ont été apportées récemment, à la mi-août.
Vous avez été surveillé…
Oui. Mais la question est de savoir si c’était en lien avec le complot pour me tuer. J’ai été surveillé comme d’autres, des journalistes par exemple, en 2017 et 2018, pendant une période assez longue, ainsi que ma famille. J’ai vu ces rapports de surveillance, qui ont probablement été donné à Marian Kočner mais, de nouveau, je ne sais pas s’il y a un lien avec la conspiration pour m’assassiner. Beaucoup d’autres personnes ont été surveillées, pas seulement celles sur la death list.
M. Kaliňák était alors ministre de l’Intérieur. Pourrait-il avoir été impliqué ?
Non, je ne pense pas. Et c’est peut-être même pire. Il a établi un système dans lequel des oligarques et des criminels en col blanc avaient de l’influence sur la police. Il a laissé ces gens contrôler des postes très importants dans la police. Et c’est cela qui est révélé chaque jour qui passe. Il a laissé des criminels en col blanc mener la danse et ça, c’est terrible.
Y-a-t-il d’autres Kočner dans le pays ?
Oh oui, bien sûr !
Beaucoup ?
Peut-être pas beaucoup, mais en tout cas il n’est pas le seul à pouvoir peser comme cela sur la police et le système judiciaire. Ils sont plusieurs.
Vous considérez qu’il s’agit là de « crime organisé » ?
Absolument. Et des personnes de la police et de la justice font partie de ce « crime organisé » ou ce « syndicat du crime ». Ils sont pires que les Kočner, ils ont collaboré avec les criminels.
Peut-on imaginer que Robert Fico et Robert Kaliňák soient un jour inquiétés dans l’affaire Kuciak ?
Je ne m’attends pas à ça. Mais je pense qu’après les meurtres de Ján et Martina, dans les semaines et les mois qui ont suivi, il y a eu un tel soutien populaire pour nettoyer les forces de l’ordre, et le système judiciaire et amener devant la justice tous les gens qui ont collaboré avec les gangsters, que même des gens à des hautes positions doivent avoir peur d’un changement de gouvernement l’an prochain.
« Une partie des forces de police, du système judiciaire et de la classe politique, étaient sous l’influence des groupes financiers, d’oligarques et de criminels en col blanc qui avaient une influence sur les affaires du pays. C’est en train de changer. Il est triste qu’il ait fallu pour cela la mort de deux jeunes personnes. »
Les élections vont-elles être influencées par les enquêtes ?
Oui, cela aura un impact sur les résultats des prochaines élections. Mais il faut insister sur le fait que l’enquête n’a pas pour but d’influencer les élections.
Le mouvement anti-corruption « Pour une Slovaquie intègre » dit que la Slovaquie a été un État mafieux. La Slovaquie va-t-elle dans la bonne direction dans la lutte contre la corruption et le crime organisé ?
Je viens de faire un post sur Facebook, le premier depuis longtemps, rappelant ceci : en 2006, quand Robert Fico a formé son premier gouvernement, j’avais déclaré que c’était un gouvernement favorable à la mafia. C’était il y a treize ans. J’avais été critiqué. Les étiquettes ne sont pas importantes, mais il est vrai que des parties des forces de police et du système judiciaire et de la classe politique, étaient – et peut-être le sont-elles encore dans une certaine mesure –sous l’influence des groupes financiers, d’oligarques et de criminels en col blanc qui avaient une influence sur les affaires du pays. C’est en train de changer. Il est triste qu’il ait fallu pour cela la mort de deux jeunes personnes. La société civile a été très active, alors qu’à Malte personne n’a bougé lorsqu’une journaliste a été assassinée. C’est un très bon signe, qui me rend assez optimiste pour l’avenir du pays.
Êtes-vous optimiste quant à l’avenir de la démocratie slovaque ?
Oui, mais je l’ai toujours été. Je sens que les choses changent et j’espère qu’il y aura un changement radical après les élections l’an prochain, sans préjuger de leur résultat. Mais ce ne sera pas facile, nous sommes à un moment critique.
En tant qu’avocat de la famille Kuciak, êtes-vous sous protection ?
Non. Et je ne me sens pas menacé. Enfin, il est vrai que je ne m’étais pas senti menacé non plus au moment où je l’étais vraiment…(sourire). Je pense que les choses ont évolué et que les gens qui planifiaient les assassinats ont aujourd’hui beaucoup moins de capacité de nuisance.
Qu’attend du procès la famille de Ján Kuciak ?
Ils veulent naturellement que les coupables soient condamnés justement, mais aussi que l’enquête et le procès mettent au jour – et c’est ce qui se passe – comment ces gens ont eu une influence sur le gouvernement, la police. Exactement ce sur quoi Ján Kuciak travaillait, pour prolonger le travail qu’il avait commencé.