En Ukraine, des ONG restent mobilisées en faveur des prisonniers politiques

Cet été, l’Ukraine s’est réjouie de la libération de plusieurs prisonniers politiques ukrainiens par le Kremlin. Mais des ONG restent mobilisées pour que l’on n’oublie pas ceux qui restent détenus en Russie et en Crimée. Après #SaveOlegSentsov, elles disent #SaveAllUkrainianPrisoners.

« C’est quoi ça ? » Un groupe de jeunes passants interloqué, dans la ville de Dnipro, au cœur de l’Ukraine, s’est arrêté devant un parterre de 86 pièges à loups installé dans le centre-ville. Un nouveau happening organisé le 10 septembre par l’ONG ukrainienne Center for Civil Liberties dans le cadre de la campagne #SaveOlegSentsov, soit trois jours après la libération du réalisateur, pour continuer d’interpeller sur le sort des autres prisonniers politiques ukrainiens encore détenus en Russie.

Au lancement de la campagne, au mois de mai 2018, lorsque le réalisateur originaire de Crimée venait d’entamer une grève de la faim, la directrice de l’ONG, Olexandra Matviytchuk, se trouvait à Stanford pour suivre un programme universitaire d’un an. « J’étais en train de profiter pleinement de ma vie sur le campus, quand j’ai entendu qu’Oleg Sentsov commençait une grève de la faim en prison. Je me suis dit que je ne pouvais pas rester sans rien faire … de là est née la campagne portant son nom ».

« Partie de la figure d’Oleg Sentsov, la campagne se poursuit désormais autour d’un nouveau mot d’ordre : #SaveAllUkrainianPrisoners ».

Oleg Sentsov, lui-même prisonnier depuis 2014, et libéré le 7 septembre dernier, avait été condamné en 2015 à vingt ans de prison pour « terrorisme » dans le cadre d’un procès qualifié par Amnesty International de « stalinien ». Sa figure était devenue centrale dans les campagnes de la société civile en Ukraine afin de sensibiliser sur la situation des prisonniers politiques ukrainiens à l’échelle internationale. La campagne se poursuit désormais autour d’un nouveau mot d’ordre : « #SaveAllUkrainianPrisoners ».

Tracts de la campagne de soutiens aux prisonniers ukrainiens. Source : Pauline Maufrais

Les volontaires qui s’investissent quotidiennement sont nombreux : plus de 16 000 personnes suivent la page sur Facebook, et plus d’une centaine de personnes s’investissent régulièrement lors des évènements organisés dans tout le pays afin de distribuer des tracts, coller des affiches, récolter des lettres de soutien pour les prisonniers, animer les réseaux sociaux et créer du contenu. La plupart des volontaires sont jeunes ou étudiants et vivent dans les grandes villes ukrainiennes.

La campagne #SaveOlegSentsov s’exporte dans les régions ukrainiennes

En août 2019, afin de donner une nouvelle dynamique à la campagne, plusieurs ONG ont lancé un tour de sensibilisation dans les régions ukrainiennes. Pour ses organisateurs, l’ONG ZMINA, qui a invité plusieurs autres organisations dont la campagne #SaveOlegSentsov, l’idée était de mettre en lumière ces prisonniers parfois inconnus via une action dans le centre des villes et la diffusion d’un documentaire le soir sur l’histoire des Tatars de Crimée.

« À chaque fois, on dispose des pièges à loups, un par prisonnier. »

« Il y a deux ans nous avions fait un tour régional sur les droits de l’Homme en Ukraine », me rapporte Dinara l’organisatrice de cette action. « Là, l’idée était de décentraliser la campagne de Kiev, et d’avoir de nouveaux soutiens, en regroupant les campagnes et le travail de plusieurs ONG sur les prisonniers politiques », ajoute-t-elle.

Dix villes ont été sillonnées du 13 août au 10 octobre : Odessa, Kherson, Kharkiv, Marioupol, Zaporojie, Dnipro, Lviv, Tchernivtsi, Vinnytsia et enfin Tchernihiv. À chaque fois, on recourt à la même formule : on dispose des pièges à loups dans le cœur des ville. Un piège par prisonnier, assorti d’un grand panneau explicatif contenant la liste des hommes détenus en Russie assorti d’un stand pour écrire des lettres de soutien aux prisonniers, et recevoir des informations sur la campagne. En plus de cette performance, des conférences de presse avec des proches des prisonniers ont été organisées avec les médias locaux.

Installation de la campagne à Dnipro, septembre 2019. Source: Pauline Maufrais

Cette liste des prisonniers politiques ukrainiens a été établie par plusieurs ONG ukrainiennes, dont le Center for Civil Liberties et ZMINA, qui font un travail de documentation sur la situation des droits en Crimée et dans les territoires séparatistes du Donbass et de Louhansk. Elle a pris en compte plusieurs critères inscrits dans des traités internationaux pour définir les arrestations politiques, s’appuie sur les analyses d’Amnesty International sur la situation en Crimée et de l’ONG russe des droits de l’Homme Memorial.

Pour le Center for Civil Liberties, organisateur de la campagne #SaveOlegSentsov, ce type d’actions est régulière, mais il y a un manque de personnel. « La campagne #SaveOlegSentsov est basée sur une centaine de volontaires depuis un an, mais ils sont fatigués et ont besoin de nouveaux soutiens et nouvelles personnes, d’où l’intérêt de ce tour », expliquait Olexandra Matviytchuk à son équipe de volontaires.

L’objectif de ce tour régional était aussi de sortir de Kiev pour sensibiliser la population à ce sujet, mais aussi se confronter à d’autres opinions, plus contrastées que dans la capitale déjà habituée aux nombreuses campagnes de soutien. Un fort accent est mis sur les villes de l’Est et du Sud, considérées comme davantage influencées par la Russie, notamment via les médias russophones.

La situation interne du pays et l’actualité politique tendue au cœur du tour régional

À Kharkiv, certaines réactions agressives se sont fait voir : « vous êtes venus pour relayer de la propagande ? », demande un homme d’une cinquantaine d’années aux volontaires présents sur le stand, « vous savez que ce n’est pas si clair que ça ces arrestations ? », ajoute-t-il, agacé, avant de jeter au sol le prospectus.

Distribution de journaux sur le tour à Lviv. Source : Campagne #SaveOlegSentsov.

« Pourquoi vous n’organisez pas également des évènements pour les prisonniers politiques en Ukraine ? C’est partisan ce que vous faites ! », adresse une passante aux volontaires dans la ville de Dnipro, au sud-est du pays. « Vous êtes du parti de Petro Poroshenko ? », se voient régulièrement questionnés les volontaires, rappelant le souvenir laissé par le dernier président.

« Les lettres envoyées aux prisonniers sont écrites en russe obligatoirement. Le fameux « Slava Ukraina » est interdit, elles ne passeraient pas les contrôles des prisons. »

Mais cette campagne a également engendré de nombreux soutiens, avec des remerciements des passants, une moyenne d’une cinquantaine de cartes écrites dans chaque ville, et plus de 150 à Kharkiv. Après sa libération, Oleg Sentsov a appelé à l’écriture de lettres comme soutien, « Écrivez, écrivez, écrivez », déclarait-il dans sa première conférence de presse suite à son retour le 10 septembre à Kiev.

Stand de la campagne à Lviv. Source : Campagne #SaveOlegSentsov.

« Les prisonniers ukrainiens subissent de l’isolement, alors on montre avec ça que l’on pense à eux », insiste Anastasia, volontaire à Tchernivtsi. Ces lettres destinées aux prisonniers doivent être obligatoirement écrite en russe, en raison de leur lieu de détention, et ne contenir aucun propos politique. Par exemple le fameux « Slava Ukraina » (Gloire à l’Ukraine) est interdit, sans quoi les lettres pourraient ne pas passer les contrôles des prisons. À Lviv et Tchernivtsi, deux villes à l’Ouest du pays, l’écriture en ukrainien des cartes postales a posé davantage de problèmes. « Pourquoi écrire dans la langue de l’occupant ? », ont demandé certains.

Les volontaires ressentent parfois la lassitude de la population, ou son sentiment d’éloignement vis à vis de ce sujet. « Il vaut mieux régler les problèmes internes au pays », déclare une passante à Dnipro. « On a du mal à s’en sortir avec les retraites, la corruption, alors les prisonniers en Russie, ce n’est pas la priorité ». D’autres fois, les volontaires se heurtent à l’indifférence face au sort des Tatars de Crimée. « Pourquoi il n’y a que des noms étrangers ? », demande ainsi une autre passante à Dnipro. – « Parce que ce sont des Tatars de Crimée », répondent les volontaires. – « Ah, alors ce n’est pas le plus important » termine-t-elle en partant.

« On a du mal à s’en sortir avec les retraites, la corruption, alors les questions des prisonniers en Russie, ce n’est pas la priorité. »

Une question qui reste d’actualité

Dinara, organisatrice du tour et travaillant dans l’ONG ukrainienne ZMINA se souvient de l’émotion qu’elle a ressentie, lorsque les organisateurs du tour ont pu enfin remettre en main propre les lettres collectées pendant le tour et destinées à Oleg Sentsov ou Olexandre Kolchenko.

Après l’échange de 35 prisonniers le 7 septembre dernier entre la Russie et l’Ukraine, il reste encore 86 personnes désignées comme « prisonniers politiques » par la société civile et le pouvoir ukrainien, dont une majorité de Tatars de Crimée. Leur faute est d’appartenir au groupe religieux musulman « Hizb-ut-Tahrir », interdit en Russie depuis 2003, mais toléré en Ukraine.

Le stand et les pièges à loups de la campagne à Lviv. Source : Campagne #SaveOlegSentsov
Pauline Maufrais

Diplômée de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne en Relations internationales et affaires étrangères avec une spécialisation sur l’espace russophone. Volontaire en service civique en Ukraine dans deux ONG spécialisées dans les droits de l’Homme.

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