« En Transylvanie, la réconciliation entre Roumains et Hongrois est essentielle »

Un siècle après l’annexion de la Transylvanie au royaume de Roumanie, la question des minorités hongroises y est encore saillante. Dans ce texte, l’historien transylvain Csaba T. Szabó plaide pour créer les conditions d’une cohabitation fructueuse avec les Roumains, à condition de regarder en face les blessures et les frustrations de leur histoire commune.

La version française de cet article, traduite du roumain par Florentin Cassonnet a été publié le 22 mars 2019 dans Le Courrier des Balkans.

Je viens de Satu Mare, une ville de Transylvanie qui n’a probablement jamais été homogène. Il y a cent ans, la ville était habitée par des Hongrois, des Roumains, des Souabes, des Juifs et des Roms. La multiculturalité de la ville a toujours été une réalité historique et sociologique. Aujourd’hui, 37% de Hongrois, 59% de Roumains et 1,1% d’Allemands habitent Satu Mare (Szatmárnémeti en hongrois).

Je viens d’une famille où on ne parlait que le hongrois, mais la présence des Roumains autour de moi faisait partie de ma réalité quotidienne. Dès trois-quatre ans, un enfant hongrois habitant dans une communauté multiethnique observe les autres enfants du quartier parler une langue totalement différente de la sienne. Il devient curieux. Il essaie de comprendre l’autre, même s’il ne dispose d’aucune aide pour cela. Ma tante était roumaine et l’école mettait l’accent sur l’apprentissage de la langue roumaine, mais c’était très difficile et, en CM2, quand j’ai commencé à étudier l’écrivain Ion Creangă (1837-1889), je ne comprenais rien aux dialectes et à la langue archaïque. C’est un problème auquel sont confrontés encore aujourd’hui tous les enfants hongrois de Roumanie.

Après Satu Mare, je suis allé à Cluj, une ville où les élèves suivent un rite de passage culturel : les Sicules se rendent compte que les gens parlent le roumain, les Roumains que les Hongrois ne volent pas chaque jour la Transylvanie et nous, des communautés mixtes, on se rend compte que le mythe du conflit roumano-hongrois n’existe que dans la mémoire collective.

« À cause des manuels scolaires, de l’hymne national, de la télévision et de la politique, nous entendions seulement parler d’envahisseurs, d’ennemis, d’oppression, de souffrances, de servage, de lutte héroïque, de réveil national, de gloire patriotique. »

J’ai travaillé un temps dans une librairie, ce qui m’a donné accès à la littérature roumaine contemporaine – Cărtărescu, Cioran, Vişniec, Pleşu, Radu Vancu. C’est ainsi que j’ai découvert que le plus grand de mes héros, Péter Esterházy, avait aussi été traduit en roumain. Nous avions en réalité des dizaines de livres traitant d’une histoire commune multiculturelle, non seulement d’un point de vue propagandiste, évoquant les frustrations, les douleurs séculaires et les syndromes historiques non traités, mais aussi un patrimoine culturel commun.

De la même façon que je n’avais jusque-là pas vu l’existence de cette intense interculturalité, aucun de mes camarades d’université roumains ne la connaissait. À cause des manuels scolaires, de l’hymne national, de la télévision et de la politique, nous entendions seulement parler d’envahisseurs, d’ennemis, d’oppression, de souffrances, de servage, de lutte héroïque, de réveil national, de gloire patriotique. C’est une histoire en noir et blanc où il y a des amis et des ennemis, des « gentils » et des « méchants », avec un extrémisme des sentiments et des traumatismes historiques exacerbés. Une histoire où l’élément commun, au moins un millénaire de cohabitation et d’interactions culturelles, politiques, ethnographiques et linguistiques, est marginal.

Après quatre ans passés à l’étranger, je suis rentré au pays au moment où l’espoir de ma génération s’est effondré, en décembre 2016 [avec le retour du Parti social-démocrate au pouvoir – NdT]. J’espérais qu’on puisse construire quelque chose de nouveau, et je l’espère toujours. La reconstruction et la réforme de la Roumanie exigeraient non seulement des politiciens respectés, mais aussi qu’une partie significative de la reconfiguration systémique prenne la forme d’une réconciliation historique. Nous avons un pays de 18-19 millions d’habitants, parmi lesquels 1,2 million de Hongrois de différentes villes et tendances culturelles. La question est : avons-nous un problème roumano-hongrois ? Et si oui, quels sont les éléments de la problématique ?

Fronton de l’université Babeș–Bolyai à Cluj-Napoca.

Du point de vue légal, le statut des Hongrois de Roumanie est bien protégé par la constitution et les lois. Théoriquement, si nous le souhaitons, nous pouvons faire nos études en hongrois de la maternelle à l’université. Mais c’est seulement sur le papier, car dans les régions où les Hongrois sont en voie de disparition, l’enseignement bilingue est remis en cause. À l’Université de Médecine de Tîrgu Mureș, par exemple, le statut de la branche hongroise n’est pas encore défini dans la charte universitaire. Tout aussi stupide est le combat d’Emil Boc contre le bilinguisme à Cluj. Une solution serait de respecter la législation et de réformer l’éducation, surtout l’enseignement de la langue roumaine. Un Hongrois, en particulier s’il est issu d’une famille mono-ethnique et d’une communauté à prédominance hongroise, ne parle pas du tout roumain jusqu’à l’âge de six ou sept ans. Le déficit énorme que cela engendre ne peut pas être récupéré en seulement cinq heures de cours par semaine. Il est donc urgent de réformer le système scolaire.

Traumatismes et syndromes historiques

Le soi-disant problème hungaro-roumain ne tient pas seulement à la non-application de la législation et à l’absence d’un système éducatif moderne, européen. Il est aussi dû au fait que nous, même après 100 ans, n’avons pas réussi à nous réconcilier.

Une réconciliation historique nécessite une analyse systématique, interdisciplinaire, sincère et ouverte de quelques évènements, concepts, préjugés, syndromes et traumatismes historiques pour traiter les frustrations de la mentalité et de la mémoire collectives. Ces frustrations, si elles ne sont pas traitées, peuvent devenir, comme les épidémies, létales à long terme. Une réconciliation historique nécessite la collaboration active des historiens, des élus, des intellectuels, mais aussi de mouvements civiques. Son principal but serait d’assumer les erreurs du passé et du présent, et de mettre en place une coopération et des outils permettant une cohabitation fructueuse. Cela présuppose une collaboration diplomatique et académique (entre historiens, sociologues, artistes, philosophes), mais aussi économique. La réconciliation historique est apparue au XXe siècle en tant que méthode. C’est pratiquement un mouvement pacifiste au centre duquel se trouvent le désir et la volonté de vivre en paix avec son prochain, son ancien ennemi, envahisseur, maître, etc.

La réconciliation entre Roumains et Hongrois est essentielle. Plusieurs traumatismes non traités persistent : d’une part le problème de l’ethnogenèse, la primauté ethnique en Transylvanie, la situation des Roumains dans le Royaume de Hongrie, la magyarisation au temps de l’Empire austro-hongrois, la tragédie des Mémorandistes[1]Nommés ainsi d’après le Mémorandum de Transylvanie, une pétition envoyée en 1892 par les dirigeants des Roumains de Transylvanie à l’empereur d’Autriche-Hongrie, demandant l’égalité des droits ethniques avec les Hongrois et la fin des persécutions et des tentatives de magyarisation., les massacres de Ip, Nușfalău, Treznea pendant la Seconde Guerre mondiale, le culte contemporain d’Albert Wass ; d’autres part le traumatisme de Trianon, les atrocités de la Garde de Maniu, la roumanisation sous Ceaușescu, la tragédie de Târgu Mureș ou encore la Nouvelle droite.

Mort dans le dénuement, le « héros rom » Béla Puczi enfin commémoré

Une commission mixte d’historiens roumains et hongrois a été créée en 1971. Malheureusement, elle n’a jamais pu concurrencer la version historique de l’Académie roumaine ou de l’Académie hongroise, bien que ses publications, malheureusement inconnues du grand public, montrent clairement que nous avons une histoire commune avec bien plus d’éléments positifs et constructifs que négatifs. De la même façon, le Traité de Timișoara signé le 16 septembre 1996 entre la Hongrie et la Roumanie, qui comportait un paragraphe sur la réconciliation historique, est cessé d’être peu de temps après. La réunion conjointe des gouvernements hongrois et roumain de 2005 a connu le même sort. Le destin de la Fondation Gojdu, une institution qui aurait pu être le bastion de la réconciliation historique, montre que depuis cent ans la Roumanie et la Hongrie n’ont rien fait d’autre que détruire systématiquement le leur patrimoine commun.

Lorsque nous marchons dans les villes de Transylvanie, nous voyons des bâtiments du Royaume hongrois (1000-1526), de la Principauté, de l’ère des Habsbourg et de l’Empire austro-hongrois. Certains sont hélas ignorés par le public, le tourisme culturel et la muséologie. Les traumatismes historiques communs susmentionnés appartiennent en quelque sorte aux frustrations des « petites nations », selon la théorie d’István Bibó, et leur traitement ne peut se faire que par le biais de programmes bilatéraux et intergouvernementaux. Les erreurs doivent être assumées. Nous avons besoin de moments historiques et de puissants symboles visuels où, par exemple, un Premier ministre hongrois embrasserait son homologue roumain (voir l’effet psychologique des rencontres De Gaulle-Adenauer, Kohl-Mitterrand, ou de la réunion entre les dirigeants des deux Corées). Nous avons également besoin de manuels scolaires communs, de réunions annuelles entre l’Académie roumaine et l’Académie hongroise, de faire venir les étudiants roumains (en particulier du sud du pays) dans le Pays sicule et en Hongrie, et inversement.

Connaissant la situation politique et universitaire en Hongrie et en Roumanie, je sais que ma vision est naïve, voire utopique. Peut-être parviendrons-nous un jour à cette réconciliation historique entre Hongrois et Roumains. D’ici là, nous pouvons suivre les mots de Stephen Hawking :« All we need to do is make sure we keep talking ». Csakis együtt – c’est-à-dire « seulement ensemble ».

Silvia Marton : « En Hongrie on se lamente d’une amputation, en Roumanie on exalte un triomphe »

Notes

Notes
1 Nommés ainsi d’après le Mémorandum de Transylvanie, une pétition envoyée en 1892 par les dirigeants des Roumains de Transylvanie à l’empereur d’Autriche-Hongrie, demandant l’égalité des droits ethniques avec les Hongrois et la fin des persécutions et des tentatives de magyarisation.
Csaba T. Szabó

Historien de l'Antiquité

Assistant à l’Université Lucian Blaga de Sibiu, au département d’Histoire, Patrimoine et Théologie protestante.

×
You have free article(s) remaining. Subscribe for unlimited access.