En Slovaquie, un nouveau procureur spécial de poids pour lutter contre la mafia

Daniel Lipšic, ancien ministre de la justice et avocat de renom dans la ligne de mire du crime organisé, a été nommé le 5 février au poste très sensible de procureur spécial en Slovaquie.

Daniel Lipšic lors du procès de l’affaire Kuciak, au tribunal spécial de Pezinok en décembre 2019. Photo : Corentin Léotard.

L’ancien ministre de la Justice de 2002 à 2006, Daniel Lipšic, a été élu vendredi 5 février à la tête du Bureau du procureur spécial (ÚŠP[1]Úrad špeciálnej prokuratúry) pour les sept années à venir. Cette juridiction est en charge des crimes les plus graves et des affaires qui relèvent du crime organisé et de la mafia.

Daniel Lipšic a recueilli les voix des députés de la coalition gouvernementale dirigée par OĽaNO d’Igor Matovič, dont il a lui-même été député : 79 députés sur les 117 présents ont voté en sa faveur ; 12 ont voté contre sa nomination et 26 se sont abstenus. Cet avocat âgé de 47 ans, se présentait contre trois procureurs du parquet spécial. Son rival Peter Kyseľ a obtenu trois voix, les autres candidats Vasiľ Špirko et Ján Šanta n’en ont reçu aucune.

Signe des temps, l’ancien procureur spécial, Dušan Kováčik, qui a occupé le poste depuis sa création en 2004, a été démis de ses fonctions après avoir été pris dans un vaste coup de filet de la police à l’automne contre des hauts-fonctionnaires, et croupit derrière les barreaux depuis. Tous, dont l’ancien chef de la police nationale, sont accusés d’avoir formé un groupe criminel et de divers faits de corruption.

L’ennemi personnel de Kočner

Le redouté Marian Kočner, soupçonné d’être le commanditaire de l’assassinat du journaliste Jan Kuciak en février 2018, a fait surveiller Lipšic comme il a fait avec beaucoup de ses adversaires, journalistes et hommes de loi. Il a même inscrit son nom sur une death list, aux côtés de deux procureurs.

« J’ai une longue histoire avec M. Kočner… J’ai représenté la plupart des grosses affaires contre lui. Quand j’étais ministre de l’Intérieur, nous avons enquête sur des affaires de blanchiment d’argent à Malte et je pense qu’il n’a pas oublié cela non plus », nous disait Lipšic lors d’un entretien à Bratislava au mois de septembre 2019. […] Dans ses communications [tombées aux mains de la police], il ne cache pas la haine profonde qu’il me voue ».

Les deux hommes se sont tenus face à face pendant de longues semaines l’an dernier pendant le « procès du siècle » jugeant les assassins de Jan Kuciak : l’avocat Lipšic aux côtés de la famille Kuciak, Marian Kočner sur le banc des accusés. Ce dernier a été acquitté à la surprise générale en septembre 2020, mais il y aura un nouveau procès. Quoiqu’il en soit, Kočner n’est pas près de sortir de prison où il croupit depuis juin 2019, arrêté dans le cadre d’une autre affaire de gros sous pour laquelle il a écopé de dix-neuf années de prison le 12 janvier.

Le gouvernement satisfait, pas l’opposition

Daniel Lipšic n’aurait pu candidater à ce poste, hautement stratégique dans la lutte contre le crime organisé, sans un amendement concernant le parquet qui a été adopté par la coalition au pouvoir à l’été 2020, permettant à des non-procureurs d’y postuler. Les partis d’opposition Smer-SD de Robert Fico et Hlas, issu d’une scission du Smer opéré par l’ancien premier ministre Peter Pellegrini, ont dénoncé une loi sur-mesure, qualifiée de « lex Lipšic ».

Lipšic ambitionnait initialement de se présenter au poste de procureur général, mais contrairement à celle de procureur spécial, cela nécessite l’approbation de la présidence de la République. Or, la présidente Zuzana Čaputová avait fait savoir qu’elle s’y opposerait, en raison de son passé d’homme politique.

Des ONG anti-corruption émettent des réserves

Sans remettre en cause l’intégrité morale de Lipšic, l’ONG Transparency Slovakia a émis des réserves sur sa candidature. « Le travail de Daniel Lipšic en politique ne constitue pas une disqualification pour sa candidature. Un décalage de quatre ans nous semble suffisant », toutefois « son élection peut compromettre la perception de l’impartialité du parquet au-delà d’un niveau tolérable. Le conflit d’intérêts temporaire de Lipšic résultant de la nature de son travail juridique n’est pas négligeable (mais pas insoluble) ».

Lipšic a en effet quitté la politique il y a seulement quatre ans, puis représenté en tant qu’avocat de nombreux clients du cabinet Dentons, l’un des principaux en Slovaquie, dans des affaires pénales de premier plan, dont l’affaire Ján Kuciak, le journaliste assassiné il y a trois ans, dont il représentait la famille.

Pour l’ONG anti-corruption Nadácia Zastavme korupciu, Lipšic va avoir la tâche difficile de restaurer la crédibilité du parquet spécial dirigé par seize ans par Dušan Kováčik aujourd’hui en prison. « Surtout en raison de son passé politique, des soupçons selon lesquels les modifications de la loi ont été faites sur mesure pour lui, et des attaques des figures de l’ancien gouvernement ».

Selon le rapport 2020 de la perception de la corruption dans le monde publié récemment par Transparency, la Slovaquie se trouve au 60e rang des pays les moins corrompus, loin derrière la France au 23e rang, derrière la Pologne (45e) mais devant la Hongrie (69e).

Notes

Notes
1 Úrad špeciálnej prokuratúry
Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).

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