Le nouveau gouvernement roumain vient d’être investi ce jeudi après trois mois de crise politique. Les deux grands « ennemis » que sont le Parti national libéral (PNL) et le Parti social-démocrate (PSD) se sont alliés pour gouverner. Autre surprise : la présence d’une seule femme au gouvernement, Gabriela Firea, figure traditionaliste et nataliste qui sera à la tête d’un nouveau ministère, celui de la « Famille, de la Jeunesse et de l’Égalité des chances ».
La situation était encore impensable il y a deux mois : les libéraux et les sociaux-démocrates roumains s’associent pour diriger le pays et gérer la crise politique, sanitaire et énergétique. Après une instabilité politique créée par l’éclatement d’une coalition de huit mois entre les libéraux et le parti de centre-droit Union sauvez la Roumanie (USR), puis par la chute du gouvernement Cîțu début octobre, l’alliance entre le PNL, le PSD et l’Union des Magyars de Roumanie (UDMR) semblait être le dernier recours pour ne pas provoquer d’élections anticipées.
Les deux grands partis historiques de la Roumanie devront œuvrer ensemble dans les prochains mois, notamment pour la gestion des 29 milliards d’euros du Plan de relance européen. « Au final, ce n’est pas si surprenant. Bien que l’on parle de « gauche » et de « droite », ces deux partis se ressemblent plus qu’on ne le pense, estime Sorin Ioniță, politologue pour le centre de réflexion Expert Forum. Il sont conservateurs, cléricaux, le PSD étant plus du côté des chrétiens orthodoxes et le PNL proche des néo-protestants. » Les deux opposants sont également bien implantés dans le territoire, avec chacun leurs réseaux bien rodés de maires et de barons locaux. « D’ailleurs, les élus sont interchangeables et certains passent souvent d’un camp à l’autre en fonction des opportunités. L’USR ne pouvait rien faire face à une telle structure organisée » ajoute l’analyste.

Une seule femme au cabinet
Le chef du gouvernement désigné par le Président Klaus Iohannis est le général et libéral Nicolae Ciucă, ancien ministre de la Défense, qui laissera la main à un Premier ministre PSD au bout de dix-huit mois. Un principe de rotation qui permettra de partager le pouvoir jusqu’aux élections législatives de 2024. Les vingt ministères sont quant à eux divisés entre les trois partis, avec neuf portefeuilles qui reviennent au PSD, dont les Finances et la Santé, huit au PNL, et trois à l’UDMR. Les femmes sont brusquement mises à l’écart, comme Anca Dragu (USR), présidente du Sénat, qui doit céder sa place à l’ancien Premier ministre contesté Florin Cîțu, devenu président du PNL fin septembre. La présidence de la Chambre des Députés reviendra au chef de file du PSD, Marcel Ciolacu.
Le cabinet ministériel ne fait pas mieux, avec seulement une seule femme, Gabriela Firea (PSD), qui occupera le poste de ministre de la Famille, de la Jeunesse et de l’Égalité des chances. Un nouveau ministère avec tout un programme social pour aider les familles, augmenter le nombre de crèches, verser des allocations pour les enfants, favoriser l’emploi des jeunes et lutter contre les violences domestiques. L’objectif principal est d’encourager les naissances dans un pays où une forte émigration couplée avec une natalité en baisse provoquent un profond déséquilibre entre les générations.
« Firea est une nataliste, très religieuse. Je redoute qu’elle ne se dirige vers cette voie traditionaliste. »
Liliana Popescu, politologue et fondatrice du réseau ESEE-Fanel.
Une ministre traditionaliste et pro-nataliste
Si ces propositions semblent belles sur le papier, des inquiétudes se cristallisent autour de la personnalité de Gabriela Firea. « Je crains qu’un tel ministère soit inspiré de l’expérience hongroise, avec une femme comme Katalin Novak qui encourage les femmes à rester à la maison » s’alarme Liliana Popescu, politologue et fondatrice du réseau ESEE-Fanel, qui rassemble les femmes expertes de l’est et du sud-est européens. D’ailleurs, la création de ce ministère a été poussée par l’Union des Magyars de Roumanie. « Firea est une nataliste, très religieuse. Je redoute qu’elle ne se dirige vers cette voie traditionaliste. »
Gabriela Firea est aussi populaire dans le milieu politique, avec un parcours remarqué : ancienne journaliste, la femme de 49 ans fut maire de Bucarest de 2016 à 2020 avant d’être évincée par l’USR. Pour Sorin Ioniță « C’est une personnalité à suivre, parce que contrairement aux autres leaders du PSD, ce n’est pas un « hologramme » qui est là pour laisser les autres décider à sa place. Elle est éligible, populiste certes, mais elle a une bonne connexion avec les électeurs. Elle joue parfaitement ce rôle de la jeune femme moderne mais en même temps conservatrice. » Une description similaire à celle qui est faite de Katalin Novak.
Firea est une personnalité d’autant plus controversée que, lors de son mandat de maire, elle a autorisé l’allocation de millions d’euros d’argent public dans des projets contestés, telle que la gigantesque Cathédrale du Salut de la Nation. Ses sorties en public restent encore dans les mémoires, comme en 2014, lorsque, en pleine campagne présidentielle, elle attaque le futur Président Klaus Iohannis, un « homme incomplet, car sans enfant. » Elle a également été une des figures de proue du référendum anti-mariage gay en 2018, qui s’était soldé par un échec pour son parti.
« Le budget de ce ministère n’est pas très gros, mais elle fait du bruit et sera très efficace dans cette « guerre culturelle » qui est à la mode dans le monde politique aujourd’hui. »
Sorin Ioniță, politologue pour le centre de réflexion Expert Forum.
Des craintes pour le droit à l’avortement
Interrogée lors de l’audition des ministres mercredi 24 novembre, Gabriela Firea se défend d’être anti-avortement et contre l’éducation à la sexualité. Un sujet sensible en Roumanie, où de plus en plus de gynécologues refusent de pratiquer l’avortement pour motif religieux. Lorsqu’un sénateur du parti extrémiste de l’Alliance pour l’unité des Roumains (AUR) lui demande si elle interdira l’avortement et l’éducation à la sexualité, elle répond qu’elle se « battra pour les droits des femmes, pour qu’elles décident pour leur propre vie et pour leur propre corps. Je plaiderai pour que toutes les femmes aient accès à des services médicaux de qualité, à des conseils, à une orientation, afin qu’avec leurs familles, leurs proches, le membre du clergé, elles puissent prendre la meilleure décision. Et cela ne contredit pas mon immense désir d’augmenter le taux de natalité en Roumanie […] sans revenir à la période d’avant la Révolution. » Sans oublier d’ajouter que la personne devrait aller « à la confesse. » Concernant l’éducation à la sexualité, elle n’est pas contre la mise en place d’un programme « avec l’accord des parents. »
Sur la page « Feminism in Romania », suivie par 27 000 personnes sur Facebook, des personnes s’interrogent sur le bien-fondé de son discours. Certaines craignent de voir la mise en place d’un délai obligatoire, ou d’une session avec « psychologue » avant l’avortement, une pratique imposée en Hongrie. Le but caché est de dissuader les femmes d’avorter, à tel point que certaines préfèrent réaliser l’opération en Autriche.
Sorin Ioniță est catégorique « elle va sûrement faire beaucoup de dégâts. Le budget de ce ministère n’est pas très gros, mais elle fait du bruit et sera très efficace dans cette « guerre culturelle » qui est à la mode dans le monde politique aujourd’hui. » Il ne sera pas étonné si elle propose des mesures pour réglementer l’avortement. « Gabriela Firea peut être très visible, c’est sa nouvelle plateforme maintenant. »