En Pologne, les déportés de Sibérie, les « Sybiracy », entrent dans l’Histoire

Vendredi 17 septembre, le Musée mémorial de la Sibérie (Muzeum Pamięci Sybiru) a ouvert ses portes dans la ville polonaise de Białystok située dans l’est du pays. L’institution relève le double défi de reconnaître les souffrances endurées par les centaines de milliers de déportés et leurs descendants, tout en pacifiant un débat historique rendu électrique ces dernières années.

(Envoyé spécial à Białystok) – 17 septembre. Ce qui n’est qu’un jour comme un autre en France est, en Pologne, une date chargée d’histoire et d’émotions. Jour anniversaire de l’invasion du pays par l’Union soviétique en 1939, il est également celui où est célébrée la mémoire des quelques 330 000 Polonais déportés par Moscou en Sibérie et en Asie centrale durant la Second conflit mondial (les « Sybiracy »).

C’est en toute logique le jour qui a été choisi pour inaugurer, en présence des plus hautes autorités de l’Etat, le Musée mémorial de la Sibérie (Muzeum Pamięci Sybiru), qui ouvre ses portes à Białystok, ville de l’Est du pays, située non loin de la frontière bélarusse. Si la date est symbolique, le lieu ne l’est pas moins : le musée a été aménagé dans un ancien entrepôt militaire situé à proximité immédiate de la gare d’où partaient les convois emportant les habitants de la région vers l’URSS. Toute la signification du musée pourrait être résumée dans ce geste architectural : les « Sybiracy » entrent dans l’Histoire.

« Kazakhstan, Pavlodarskaya Oblast’, Sovkhoze 499 »

L’ouverture du musée s’inscrit dans le contexte plus général d’une reconnaissance par les pouvoir publics des souffrances endurées par les déportés et leurs familles, qui, à l’instar de l’ensemble des répressions soviétiques, avaient été passées sous silence durant toute la durée du régime communiste.

« Il était rigoureusement défendu aux ‘Sybiracy’ d’évoquer ce qui leur était arrivé » explique Tadeusz Chwiedź, rencontré à Białystok. Président de la section régionale de l’Association des Déportés de Sibérie, dont il a également présidé le bureau national jusqu’en 2015, il a lui-même été déporté alors qu’il était enfant. Plus de 70 ans plus tard, et malgré ces cinquante années de silence imposé sur ce qu’il avait vécu, les détails de son lieu de captivité sont encore présents à sa mémoire : « Kazakhstan, Pavlodarskaya Oblast’, Sovkhoze 499 », se souvient-t-il, en russe.

L’année 1989 marque un tournant. Au fil des ans, des rues sont rebaptisées en l’honneur des déportés ; des écoles et des monuments portant leur nom sortent de terre ; les publications de toute nature sur la question se multiplient… C’est également à Białystok, au sein de l’église du Saint-Esprit, qu’un embryon de musée a été créé dans les années 1990 par d’anciens « Sybiracy » ayant rassemblé archives et objets personnels racontant leur histoire.

En 2006, sur proposition de l’Association des Déportés de Sibérie, la municipalité accepte de prendre en charge la construction d’un musée en bonne et due forme. Quinze ans plus tard, ce projet voit enfin le jour. « Nous voulions que les ‘Sybiracy’ puissent voir ce musée comme leur maison » explique Przemysław Tuchliński, adjoint au maire de Białystok. Mais c’est aussi, et avant tout, « un lieu de culture ».

Rendre hommage sans martyrologie

C’est cet esprit scientifique, inspiré par son énergique directeur, l’historien Wojciech Śleszyński qui se considère « avant tout comme un universitaire », qui permet au musée de relever le défi de rendre hommage aux anciens déportés en racontant leur histoire, sans sombrer dans la martyrologie qui imprègne une partie de l’historiographie polonaise – et en particulier la politique historique du gouvernement actuel.

Marquée par une série épreuves aux mains de l’« ennemi héréditaire » russe, dont de nombreuses victimes peuvent encore témoigner aujourd’hui, l’histoire des déportés de Sibérie a été sujette à bien des récupérations politiques.

Certaines, sans aucun doute, animées des meilleures intentions : de la Diète évoquant dans une résolution de 2013 le chiffre fantaisiste d’un million et demi de déportés suite à l’invasion soviétique (quand la plupart des historiens s’accordent sur un chiffre trois fois inférieur), au directeur de l’Institut de la Mémoire Nationale de Gdańsk dénonçant les « génocidaires de Moscou » lors de la cérémonie commémorant les 80 ans de déportations de 1940 – les institutions publiques, par leur travail de mémoire, ont parfois exagéré une réalité qui n’avait guère besoin de cela pour susciter l’émotion.

« Ce n’est pas un musée d’histoire locale [ …], il raconte une expérience du Second conflit mondial qui est commune à toute l’Europe orientale. »

Un pays ordinaire ?

Deux procédés, mis au service d’un important travail d’archive, permettent à l’exposition permanente du musée d’éviter de tomber dans ces excès.

Le premier est de rendre leur voix aux principaux intéressés. Enregistrés par le personnel du musée, ils offrent des récits de première main des déportations qu’ils ont vécues. Quand la voix vient à manquer, ce sont des objets, confiés par d’anciens déportés ou leurs familles, qui se font témoins des épreuves endurées. Un ours en peluche, un violon, un peigne, une chemise… autant d’objets du quotidien exposés qui, chargés de leur histoire, prennent une toute nouvelle dimension.

Le second : inscrire l’histoire des déportations polonaises dans celle, plus large, des répressions soviétiques. « Ce n’est pas un musée d’histoire locale », insiste M. Śleszyński, directeur du musée. En restituant l’expérience polonaise des déportations, « il raconte une expérience du Second conflit mondial qui est commune à toute l’Europe orientale » – pays baltes, Bélarus, Moldavie, Ukraine… Une mise en contexte salutaire qui, à défaut de faire de la Pologne un « pays ordinaire », selon l’expression de l’historien américain Brian Porter-Szűcs[1], permet d’insérer ses traumatismes dans le récit d’une expérience commune – et bat dès lors en brèche le discours d’une prétendue « exceptionnalité » de la trajectoire historique du pays. 

« Un lieu de culture »

La sensibilité du sujet abordé et la qualité de l’exposition devraient promettre le Musée mémorial de Sibérie, malgré sa position excentrée, à un bel avenir – à condition que la ville, qui a supporté l’essentiel des coûts de construction et d’installation de l’exposition, puisse en assurer le fonctionnement à long terme.

Si le ministère de la Culture a, à plusieurs reprises, affirmé être « intéressé » par une coopération, l’offre n’a été reçue qu’avec un enthousiasme modéré à Białystok. La faute au malheureux précédent du Musée de Seconde Guerre mondiale de Gdańsk qui, jusqu’à aujourd’hui, demeure dans les esprits ? La reprise en main de ce dernier en 2017 par le gouvernement du PiS, qui lui reprochait de ne pas suffisamment restituer le « point de vue polonais » sur le Second conflit mondial, avait considérablement dénaturé son exposition permanente – et dès lors entaché sa réputation.

« Nous sommes ouverts à une coopération avec l’Etat » assure M. Tuchliński, adjoint au maire « mais il faut que nos rôles respectifs soient clairement définis » précise-t-il – et que le musée demeure « un lieu de culture ».


[1] Le dernier ouvrage de l’historien, publié en 2014, a pour titre : Poland and the Modern World: Beyond Martyrdom. Une traduction polonaise est parue en 2021 sous le titre : Un pays tout à fait ordinaire. L’histoire de la Pologne sans martyrologie [Całkiem zwyczajny kraj. Historia Polski bez martyrologii].

Béranger Dominici

Journaliste indépendant à Varsovie.

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