Ils travaillent au noir et cachent leurs revenus. Aidés par leurs employeurs, parfois par leurs familles, ils échappent à leurs responsabilités pendant des années. C’est ainsi que la somme des dettes alimentaires dues au Fonds alimentaire a dépassé 14,1 milliards de zlotys en Pologne.
Le montant des pensions alimentaires impayées a augmenté de plus de 4 milliards de zlotys en novembre 2022 par rapport à l’année précédente, selon le registre du bureau d’information économique BIG Info Monitor. Les calculs de la Chambre suprême de contrôle polonaise (NIK) montrent que sur la seule année 2021, cette dette augmentait de près de 2 millions de zlotys par jour.
Parmi les débiteurs, les hommes représentent la grande majorité, soit 94 % du total. Le profil-type est un homme âgé de 34 à 54 ans, travaillant au noir, comptabilisant une dette moyenne de 48 000 zlotys, soit environ 10 240 euros. Le record de la plus grande créance est détenu par un habitant de la voïvodie de Mazovie et s’élève à plus de 54 000 zlotys.
Les cas de non-paiement de pensions alimentaires touchent même des personnalités publiques, telles que l’ex-rappeur et politicien Liroy ou l’acteur Mikołaj K., ce dernier devant plus de 147 000 zlotys à ses enfants. Ces affaires ont été rapportées par les médias et ont suscité l’indignation de l’opinion publique, ce qui n’est pas surprenant étant donné que 92 % des Polonais ont une opinion négative des débiteurs de pensions alimentaires. Pourtant, 40 % de la population ne cherche pas à influencer l’attitude de leurs proches qui ne paient pas.
Une affaire de famille
Selon Justyna Żukowska-Gołębiewska, psychologue et présidente de l’association Dla Naszych Dzieci (Pour nos enfants), il est courant que le non-versement d’une pension alimentaire soit considérée comme une affaire de famille. « Cependant, il s’agit de violence post-séparation prenant la forme de négligence économique envers l’enfant », affirme-t-elle. Cette négligence économique ne représente pas seulement un coût individuel, mais également des coûts élevés pour la société. « Le premier étant évidemment le Fonds alimentaire, auquel nous contribuons tous, et le second – l’absence des deux parents dans la vie de l’enfant », explique-t-elle.
En effet, ses recherches menées en 2017 montrent que les parents négligeant leurs obligations alimentaires sont aussi généralement absents de la vie de leur enfant. Une enquête menée par BIG InfoMonitor confirme ses conclusions : 92 % des parents qui ont des difficultés à payer une pension alimentaire n’ont aucune prise en charge de leur enfant. Cette négligence a de graves conséquences. « Notre système ne reconnaît pas les répercussions de la non-pension, qui peuvent aller du déficit budgétaire aux problèmes liés à des troubles de la relation », remarque Żukowska-Gołębiewska. « Le tuteur doit alors travailler davantage pour subvenir aux besoins de son enfant, ce qui l’empêche, à son tour, de passer du temps avec lui ».
En même temps, jusqu’à 60 % de ces enfants ne peuvent bénéficier d’activités extrascolaires, comme de cours de langue, de sport ou de tutorat. Pendant que leurs pairs poursuivent leurs passions après l’école, eux restent à la maison. Pour parer à ça, les mères font de leur mieux pour gagner en amont, en prenant des heures supplémentaires ou en travaillant le week-end. « Elles gagneront ces sommes supplémentaires, mais les enfants ne les verront pas de tout le week-end. Ils ne les verront pas non plus durant la semaine, quand elles travaillent 10 ou 12 heures par jour pour gagner plus », remarque Żukowska-Gołębiewska. « Ainsi, elles ne pourront pas profiter du Fonds alimentaire, puisqu’elles gagnent “trop” ».
Un million d’enfants concernés
En 2017, Adam Bodnar, alors Défenseur des droits, alertait qu’un million d’enfants polonais étaient touchés par le non-paiement ou des paiements partiels de pensions alimentaires. Un enfant sur dix dans le pays. Cependant, ces chiffres peuvent être sous-estimés, car il n’y a pas de statistiques totalisant toutes les données. Pareil pour le montant total de la dette alimentaire – il ne comprend pas les sommes non perçues par les enfants qui ne bénéficient pas du Fonds. Il est alors difficile d’estimer des montants réels dus aux enfants.
Actuellement, 288 000 enfants bénéficient d’une pension alimentaire versée par ce service qui intervient lorsque l’ex-partenaire ne paie pas les contributions dues et que l’huissier de justice n’a pas réussi à obtenir le paiement. Cependant, les conditions d’éligibilité sont strictes, car le Fonds ne fournit de l’aide qu’aux ménages dont le revenu par personne ne dépasse pas 900 zlotys nets (soit 192 €). Ainsi, si le tuteur légal gagne le salaire minimum (578 €) et que le foyer est composé de deux personnes, l’enfant ne pourra pas en bénéficier. Si le foyer remplit les conditions, le montant maximal de la pension alimentaire est de 500 zlotys par mois (soit 107 €), non révisé depuis 1997. En conséquence, de nombreuses personnes n’entament même pas cette procédure, sachant qu’elle est perdue d’avance.
Ils dissimulent leur patrimoine et réduisent leur salaire officiel, souvent avec la complicité de leurs familles.
Les débiteurs alimentaires négligent souvent leur responsabilité parentale pendant des années, laissant ainsi leur ex-partenaire se débattre pour obtenir de l’argent. Les personnes qui ne peuvent pas bénéficier du Fonds doivent se débrouiller seules, car dans la pratique, une pension alimentaire ordonnée par le juge ne garantit pas toujours des paiements réguliers. Fréquemment, même l’huissier de justice ne parvient pas à aboutir sur un recouvrement, puisque le débiteur prétend ne rien avoir. En 2022, plus de 607 000 recouvrements alimentaires étaient en cours, mais leur taux d’efficacité était à peine supérieur à 22 %, l’un des taux les plus bas en Europe (en France, il s’élève à 73 %).
Przemysław Małecki, porte-parole de la Chambre nationale des huissiers de justice, remarque que la difficulté d’obtenir un recouvrement résulte du comportement des débiteurs. Ils dissimulent leur patrimoine et réduisent leur salaire officiel, souvent avec la complicité de leurs familles. « Dans une telle situation, l’huissier de justice a les mains liées. Il ne peut pas saisir les biens lorsque le débiteur présente des factures de quelqu’un d’autre, par exemple leur partenaire », explique-t-il.
Robert Damski, huissier de justice exerçant à Lipno, une ville de 15 000 habitants située dans la voïvodie de Couïavie-Poméranie, observe quotidiennement des dissimulations. Il traite actuellement 1200 dossiers en lien avec des pensions alimentaires. Il indique que l’environnement du débiteur devient fréquemment complice, formant « un groupe de soutien organisé ». Ce groupe « est généralement composé de parents, et le plus souvent de la mère, parfois des frères et sœurs. Leur objectif est de soutenir le débiteur dans sa tentative d’arnaquer l’huissier ou son ex », précise Damski. De temps en temps, même l’employeur se joint au complot. « Il paie son employé au noir pour le garder ou parce qu’il est persuadé de bien agir en aidant son employé contre son ex-partenaire sans réaliser qu’il contribue à escroquer l’enfant », souligne-t-il d’une voix aigre.
Pour éviter le recouvrement, les débiteurs doivent adopter un nouveau mode de vie – sans compte, sans emploi légal, sans patrimoine. Ils ne peuvent même pas prendre un simple abonnement téléphonique. « Ils ont développé des méthodes brillantes pour éviter le recouvrement », remarque ironiquement Justyna Żukowska-Gołębiewska. « Ils vivent ainsi depuis des décennies et montrent qu’il est possible d’exister en dehors du système ».
La législation a été resserrée
Przemysław Małecki souligne que « la loi traite les procédures alimentaires de manière appropriée ». Effectivement, les récentes réformes visaient à mettre fin à l’impunité des débiteurs. Jusqu’en 2017, la législation était si vague qu’il était quasiment impossible de les poursuivre, car l’article 209 du Code pénal ne permettait d’engager la responsabilité que dans des cas de non-paiement « persistant ». En conséquence, il était possible d’éviter les poursuites pénales en payant quelques zlotys symboliques chaque mois. Aujourd’hui, un retard de trois mois dans le paiement suffit à compliquer la vie du débiteur, qui peut être convoqué au parquet ou perdre son permis de conduire. En dernier recours, le tribunal peut emprisonner le débiteur pour une durée allant jusqu’à deux ans.
Mais ces sanctions ne semblent pas apporter davantage d’effet. Selon Robert Damski, il faut éviter à tout prix d’envoyer les débiteurs en prison, mais favoriser le port du bracelet électronique. Cela permettrait de faire des économies – il coûte environ 85 € par mois, tandis qu’un détenu coûte plus de 900 €. En même temps, il serait possible de surveiller des personnes qui travaillent au noir et déclarent ne pas disposer d’argent pour faire face à leurs obligations. Cela découragerait en plus les employeurs tentés de dissimuler le travail d’un de leurs employés.
Dans le même sens, il est tout aussi important d’éviter une nouvelle stigmatisation de l’enfant. « Premièrement, tu ne reçois pas de pension alimentaire. Deuxièmement, ton père ou éventuellement ta mère purge une peine de prison. Ce serait absurde », avertit Damski. « Gardons avant tout en tête le bien-être de l’enfant ».