En Pologne, les bananes de la discorde

En décidant de retirer deux œuvres d’artistes polonaises engagées, le Musée National de Varsovie a déclenché un véritable tollé. De nombreux citoyens ont répliqué à coups de… selfies bananes ! Jusqu’à finalement contraindre le musée à faire machine-arrière, lundi.

Les œuvres du « domaine du genre » n’ont pas leur place au Musée National et c’est pour cette raison que son directeur, Jerzy Miziołek, a décidé de faire retirer deux œuvres en exposition, vendredi dernier. Cet expert de l’Art antique et de la Renaissance, récemment nommé par le ministre de la Culture du gouvernement réactionnaire du PiS (Prawo i Sprawiedliwość – Droit et Justice), s’est dit obligé de réagir aux plaintes suscitées par des œuvres qui, selon lui, « égarent la jeunesse. » Interrogé par la Gazeta Wyborcza, il citait une lettre envoyée par la mère d’un enfant qui aurait été traumatisé par la vue de femmes nues et expliquait avoir été convoqué au ministère de la Culture.

Des voix émanant du milieu artistique et de la société civile se sont rapidement fait entendre pour dénoncer cette censure. Parmi elles, celle de l’estimé critique d’art Piotr Rypson, l’ex-directeur adjoint du musée évincé au mois de décembre par son nouveau directeur. Interrogé par Gazeta Wyborcza, il a jugé qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’un « vulgaire acte de censure » et d’un « épisode de plus dans la guerre culturelle déclenchée en Pologne ». Il a ajouté qu’« un musée n’est pas une église, et bien que parfois appelé ‘temple de l’art’, c’est un endroit où l’art ancien et contemporain doit bénéficier de la liberté d’expression. »

Outre ces critiques, c’est sur les réseaux sociaux et par l’ironie qu’ont répondu de nombreux Polonais. L’une des deux œuvres censurées montrant l’artiste d’avant-garde des années soixante-dix Natalia LL mangeant une banane, le hashtag #bananaselfie a inondé la toile. Comble de l’ironie, cette œuvre qui choque aujourd’hui les nationaux-conservateurs polonais visait non seulement à dénoncer la sexualisation de la femme, mais aussi les ratés de l’économie socialiste polonaise de l’époque, incapable de fournir ses citoyens en fruits importés…et en bananes. Plusieurs célébrités polonaises se sont jointes au mouvement, tels que l’actrice Magdalena Cielecka et l’acteur Michał Żebrowski.

Alors qu’au cours du week-end s’organisait sur Facebook un happening de dégustation de bananes devant le musée, prévu lundi soir, la direction du musée et même le gouvernment continuaient de se défendre. Invité sur un plateau de télévision dimanche, le porte-parole du président Andrej Duda, Błażej Spychalski, se faisait intraitable. « Je ne souhaite pas qu’aujourd’hui dans l’espace public on insulte une énorme partie des Polonaises par des expositions et de l’art iconoclastes visant un groupe de gens : les chrétiens ». La défense de la Chrétienté était un drôle de prétexte puisque, en plus de la série de photographies de Natalia LL avec une banane, l‘autre œuvre retirée était une vidéo d’une performance de l’artiste contemporaine Katarzyna Kozyra intitulée « L’apparition de Lou Salome », où l’artiste vêtue en dominatrice tient en laisse deux hommes déguisés en versions canines de Nietzsche et Rilke. Bref, difficile d’y voir des attaques d’ordre religieux.

Finalement, lundi, le directeur du musée a cédé à la pression de l’opinion publique, décidant de remettre en place les deux œuvres…qui de toute façon feront place à une autre exposition dans une semaine. Dans un communiqué, il niait tout acte de censure, préférant évoquer des « décisions prises pour une nouvelle vision plus dynamique du fonctionnement de l’institution. » Le même jour, le ministère de la Culture a nié toute implication dans le retrait des œuvres et réitéré que les directeurs des institutions culturelles décident en toute autonomie.

Malgré la volte-face du directeur du Musée National, plusieurs centaines de citoyens se sont présentés devant le musée lundi soir pour une dégustation collective de bananes organisées par des militantes féministes. Celles-ci proclamaient sur Facebook : « Célébrons la victoire et célébrons les femmes artistes ! Protestons contre la censure et exigeons une position digne pour les femmes à la galerie du Musée national ! » Cet épisode qui connait un dénouement plutôt heureux montre toutefois les pressions dont font l’objet les milieux artistiques et culturels depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement ultra-conservateur en 2015.

Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).

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