(1/4) – En Pologne, une crise sans précédent traverse l’Église, jugée de mèche avec les conservateurs au pouvoir. Nombre de démarches d’apostasies en hausse, multiplication des slogans anticléricaux, chute dans les sondages… Une désaffection accélérée, surtout, par le récent durcissement du droit à l’avortement en Pologne.
Varsovie, correspondance – La scène était devenue virale en Pologne. En ce dimanche ensoleillé d’automne, une vingtaine d’adolescentes s’embrouillent avec un prêtre en soutane, qui les accuse d’être manipulées par des forces obscures. L’échange devient rapidement véhément. « Dieu est une femme ! », « Nous n’écoutons pas le clergé ! », « Si quelqu’un me viole, c’est vous qui allez éduquer l’enfant ? Naître à notre époque, être une femme, c’est ça qui est une honte », « À l’école, on n’a droit qu’à vos manipulations ! », « Ici, c’est la Pologne, pas le Vatican ! », « T’as un utérus ? Non, et bien casse-toi ! »… Le curé, visiblement irrité, poursuit ensuite son chemin, y allant de doigts d’honneur aux automobilistes klaxonnant en guise de soutien aux adolescentes.
La scène s’est déroulé à Szczecinek, une petite ville de 40 000 habitants dans le nord-ouest du pays. Trois jours plus tôt, le 22 octobre, le couperet était tombé à Varsovie : le Tribunal constitutionnel polonais, étroitement contrôlé par le gouvernement national-conservateur du PiS, venait de juger l’avortement en cas de malformation du fœtus « contraire » à la loi fondamentale. Autant dire que le contexte était tendu. Une semaine plus tard, la Pologne connaissait sa plus grande mobilisation depuis la fin du communisme. Une centaine de milliers de personnes battaient le pavé de la capitale, en pleine pandémie, le 30 octobre.
Mais la querelle de Szczecinek illustre un phénomène qui va au-delà du seul droit à l’IVG. Elle est le signe de cette onde de choc qui n’a pas fini d’ébranler la très conservatrice Église catholique polonaise, dont la proximité avec le pouvoir en place n’a jamais fait de doute. À commencer par l’apostasie, cet acte de défection volontaire de l’Église que de nombreux Polonaises et Polonais ont entrepris ces derniers mois. Comme Sylwia, une Varsovienne de 48 ans, pour qui rayer son nom des registres du clergé constitue un « acte politique » à part entière. « Je ne peux rien faire pour changer la politique gouvernementale, l’apostasie est le seul moyen dont je dispose exprimer mon désaccord », explique-t-elle.
L’ampleur véritable du mouvement ? Aucune donnée officielle à ce sujet n’a été divulguée. Sauf qu’après dix ans à l’arrêt, voilà que la comptabilisation de ces « désertions de la foi » va reprendre, a annoncé en décembre dernier l’Institut statistique de l’Église catholique. « Bien sûr, les évêques surveillent la situation actuelle », convient sobrement une source épiscopale. Pour l’heure, toutefois, l’initiative Licznik Apostazji — un « compteur d’apostasies » virtuel lancé en novembre — recense près de 2 400 personnes. Soit bien plus que les quelques 459 apostasies répertoriées par l’Église en 2010.
Espoir de sécularisation
C’est une lame de fond qui traverse la société polonaise. En témoigne le taux d’opinion positive vis-à-vis de l’Église qui, en six ans, a périclité de 62 % à 41 %, révèle un récent un sondage de l’institut CBOS. Et ce, dans la foulée de l’arrivée au pouvoir du PiS, en 2015. Du jamais vu depuis 1989, dans une Pologne toujours catholique à 90 %. Autre tabou brisé : les slogans anticléricaux scandés par milliers, cet automne, pour contester ce durcissement sans précédent du droit à l’IVG, entré en vigueur fin janvier. Un ras-le-bol exacerbé, aussi, par les multiples scandales de pédophilie qui ont récemment éclaboussé le clergé polonais.
Cette sécularisation, Justyna, 42 ans, l’appelle de ses vœux. « Avec le PiS, c’est comme si l’Église et le gouvernement agissaient comme un couple, en prenant toutes leurs décisions ensemble », raille cette habitante de Gorlice, dans le sud du pays, elle aussi apostate de fraîche date. « Certes, la situation politique n’a pas changé ces derniers mois, mais dans la tête de bien des gens, quelque chose a craqué. Car maintenant, quoique l’on pense de sujets comme l’apostasie ou l’avortement, cela n’a plus d’importance : on en discute, et c’est ainsi que l’on supprime les interdits », s’emballe Justyna. « Jamais de mon vivant je n’aurais pensé assister à une telle évolution : c’est comme si, enfin, on arrivait au 21e siècle. »
Lire : « Avortement en Pologne : une double victoire pour le PiS«
Toujours est-il que la séparation de l’Église et de l’État n’est pas encore pour demain, tempère Magdalena Chrzczonowicz, sociologue et corédactrice en chef du média OKO.press. « Elle est écrite dans la Constitution, mais dans les faits, c’est tout autre. Il a toujours existé une alliance entre les gouvernements successifs et l’Église, au lendemain de la transition démocratique. Depuis cinq ans, ça ne fait qu’empirer », estime Mᵐᵉ Chrzczonowicz, qui rappelle que « des politiciens du PiS font des allocutions dans des églises en tant qu’acteurs de la cérémonie, sans compter la religion qui s’immisce de plus en plus dans les écoles. »
« L’Église vit dans une réalité parallèle, avec son discours anti-contraception. Elle ne nous représente plus ».
Une Pologne clivée
De cette omniprésence du religieux dans la vie publique, Maja Szwedzińska en a aussi assez. Attablée dans sa maisonnée de Józefosław, en lisière de Varsovie, cette mère divorcée de 46 ans raconte avoir cessé de participer à la messe. Une manière de ne plus servir de caution morale à l’Église, tombée en disgrâce, à ses yeux. Mais, contrairement à Sylwia ou Justyna, pas question pour autant de faire une croix sur sa foi : elle est catholique, et le restera. « L’Église vit dans une réalité parallèle, avec son discours anti-contraception. Elle ne nous représente plus », lâche cette Polonaise à l’origine de Tekla, une plateforme de réflexion féministe et catholique visant à « renforcer la voix des femmes au sein de l’Église ».
Réformer l’Église de l’intérieur, c’est aussi ce à quoi s’attèle Ignacy Dudkiewicz, rédacteur en chef de Kontakt, le « seul magazine catholique de gauche en Pologne ». Sa mission ? « Tenter de montrer, à l’aune d’exemples ailleurs dans le monde, que l’Église catholique dans notre pays peut être différente. Nous essayons d’aborder les sujets de société autrement, comme l’avortement ou la question LGBT. Nous rêvons d’un jour où l’Église se transformera, où d’autres opinions seront entendues », souligne le journaliste de 30 ans, qui souhaite également une transformation dans relations entre Église et État.
Difficile d’engager un dialogue, néanmoins, dans un pays aussi clivé. Et cette autre Pologne, proche du traditionalisme véhiculé par le PiS, elle s’incarne en la personne d’Elżbieta Oliwa-Kania, 52 ans. « Le catholicisme a toujours fait partie de notre histoire, c’est ce qui a permis à notre pays de survivre au communisme », philosophe cette pédiatre de 52 ans, rencontrée sur le parvis de la Cathédrale Saint-Florian, en ce dimanche dominical. « Ce manque de respect croissant à l’encontre des valeurs familiales, je m’en désole. Ces apostasies correspondent à une perte de repères, c’est comme si rendre des comptes devant Dieu n’avait plus d’importance. » À sa gauche, son mari, Andrzej*, acquiesce. Lors du scrutin législatif en 2019, il a fait partie des 6,8 % de Polonais ayant permis l’entrée au parlement de Konfederacja. Un parti d’extrême droite visant, entre autres, à mettre à bas « l’idéologie LGBT ».
*Prénom modifié
Photo d’illustration : cathédrale de Wrocław. (Source : Creative Commons)