En Pologne, le canal de la discorde

Depuis 2006, le leader du parti Droit et Justice, Jarosław Kaczyński, projette de désenclaver le port régional d’Elbląg, au nord-est de la Pologne, à travers un tout nouveau canal. Objectif : contourner les eaux voisines de Kaliningrad, appartenant à la Russie, afin d’accéder directement à la mer Baltique. Sauf que dans la région, l’investissement divise.

Elbląg et Krynica, envoyés spéciaux – Cela fait plus de vingt ans que Marzena Sitek lance ses lignes à l’eau et taquine le poisson,  en naviguant dans la houle de la Baltique. Une fois son bateau jaune accosté sur le sable, cette marine de 46 ans vend une partie de sa pêche du jour dans son restaurant-minute de Krynica Morska, commune maritime au nord de la Pologne. Sauf que d’ici à quelques années, ses escapades en mer pourraient bien cesser, et ce, bien malgré elle.

« On voit aujourd’hui les conséquences de la surpêche industrielle, se désole-t-elle. Mais avec ce projet de canal, ce sera pire : cela va détruire l’environnement, on y retrouvera encore moins de poissons qu’avant, surtout coté lagune. »

Depuis octobre 2018, le gouvernement polonais du parti Droit et Justice (PiS) a entamé des démarches afin de percer la bande de terre qui sépare la lagune de la Vistule de la mer baltique, à deux pas de Kaliningrad. Marotte de son chef, Jarosław Kaczyński, ce projet annoncé depuis depuis 2006 — désormais mis en pause par l’exécutif européen— est toutefois loin d’enthousiasmer la pêcheuse Marzena.

Si elle y voit d’abord une menace pour ses activités, « il y a aura des conséquences sur l’écosystème aquatique de la lagune », cette étendue d’eau semi-douce s’étirant sur 90 kilomètres, coupée de la mer par la péninsule où se situe Krynica. « En plus, ce canal ne servira pas à grand chose, puisqu’il y a déjà des rivières par lesquelles les bateaux peuvent passer pour rejoindre Gdańsk et son port en huit heures ! », ajoute-t-elle.

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Une souveraineté retrouvée ?

Avec ce canal, le pouvoir polonais ose le pari géopolitique. « Ce qui importe, c’est la souveraineté de la Pologne dans la région face à la Russie qui contrôle les eaux maritimes », se défend Janusz Śniadek, député du PiS de la circonscription de Gdynia, questionné par Le Courrier d’Europe centrale. « Ce canal favorisera également le développement de l’industrie locale. »

Un petit port de Krynica Morska. Photographie : Hélène Bienvenu / Le Courrier d’Europe centrale

Or, l’investissement jette la discorde chez les habitants de la région. Dans le village balnéaire de Krynica, où les innombrables écriteaux « chambres d’hôte » et toits multicolores marquent le paysage urbain, « la majorité est contre », affirme son maire Krzysztof Swat. « Ici, 90 % des gens vivent du tourisme, c’est notre seule industrie. Il y a un risque que les plages soient détruites avec les brises-lames », qui seront érigés à l’entrée du canal, côté baltique. De quoi faire fuir les visiteurs, craint-il. C’est que l’été, ils sont plus de 40 000 (soit près de 30 fois la population locale) à venir profiter de ces kilomètres de sable blanc et cette nature sauvage. Surtout que la saison se fait de plus en plus longue pour ces vacanciers avec enfants venus des quatre coins du pays se prendre en photo, glace italienne à la main ou se déhanchant sur les tubes du répertoire disco polo.

10 000 arbres coupés

« Et vous avez vu tous ces arbres coupés ? C’est terrible ! », renchérit l’édile. Il fait référence à la clairière dans la commune voisine de Krynica, où pas moins de 10 000 troncs ont été abattus, il y a cinq mois, afin d’aménager le futur chenal d’un kilomètre d’une valeur de 880 000 millions de złotys (environ 206 000 millions d’euros). « Ce canal est un crime ! » a-t-on écrit au feutre sur l’affiche explicative du projet en bordure de la route. Une pluie battante imbibe le sol, déserté de ses pins.

Entre les habitants de Krynica et le gouvernement, le malaise se creuse. « On ne nous écoute aucunement, se plaint Krzysztof Swat. Nous sommes considérés comme des opposants au projet, mais nous n’avons pas de poids politique. De plus à Elbląg, il n’y a guère d’industrie, juste une usine à turbine », poursuit le maire, qui estime en outre que le maintien du projet va dépasser tout profit éventuel.

Plus de 10 000 arbres ont été coupés en février afin d’aménager le futur canal. Photographie : Hélène Bienvenu / Le Courrier d’Europe centrale

À deux pas de la mairie, en haut d’une colline, Ewa Kuźma a suspendu sur sa clôture des bannières manifestant son indignation. « Peut-être qu’on devrait s’occuper des changements climatiques plutôt que s’acharner sur ce canal ! », lance cette retraitée de 60 ans, native du village. Son petit jardin est à l’image de son faible pour l’environnement, où fougères et arbustes cohabitent avec ses nombreux chats. « Nous avons sans doute la plus belle plage de Pologne, s’anime-t-elle. Et j’aimerais bien que ça reste ainsi. »

Idem pour Przemysław Figel, un commerçant de Krynica, qui voit en ce projet rien de moins qu’une « dévastation ». À l’instar du groupe d’écologistes « Camp pour la péninsule », formé dans la foulée des coupes forestières massives, en février dernier, il reproche au gouvernement de vouloir « s’ingérer » dans l’un des derniers sites de la côte polonaise laissé à l’état naturel.

« C’est un projet purement politique, se désole-t-il, assis sur le tabouret de sa boutique de souvenirs. L’eau est très peu profonde dans cette lagune, les grands bateaux de haute mer ni même les yachts des scandinaves ne pourront y mouiller. »

Un « bénéfice » pour l’environnement

À neuf kilomètres par les eaux, au sud de Krynica, Arkadiusz Zgliński, le gestionnaire du port d’Elbląg, ville de 120 000 habitants, se veut rassurant. « Ce canal sera bénéfique pour l’environnement. Il y aura moins de rejet de CO2 dans l’atmosphère, puisque le transport routier sera réduit au profit du chargement en péniches », soutient-il, notant que les retombées seront positives « pour les régions voisines d’Elbląg, qui restent très pauvres ».

Il est vrai que son port n’a pas de quoi impressionner. Au sol, face à deux grues naines, une centaine de sacs de ciment et autres matériaux de construction s’apprêtent à être expédiés, direction Kaliningrad. Non loin, un petit paquebot rempli de charbon russe et un brise-glace flottent sur les eaux paisibles, en ce matin de juillet. « Nous espérons dans le futur devenir un port de catégorie moyenne. Nous aurons ainsi un bien meilleur accès aux ports voisins de Gdynia ou de Gdańsk, ou même du reste de l’Europe, en évitant la longue voie fluviale limitée à 500 tonnes. »

À Elblag, ville fondée par les chevaliers teutoniques au XIIIe siècle, développée par la Prusse et rasée par les nazis, on croit pouvoir dynamiser l’économie locale avec un tel projet. Photographie : Hélène Bienvenu / Le Courrier d’Europe centrale

Cela fait des années que le cadre attend que son port soit désenclavé. « Il y a tellement d’analyses, d’études, de promesses… Je n’y croirai qu’une fois les travaux réalisés. Cela nous permettra d’éviter autorisations et certificats imposés par Moscou, soit autant de limites à l’expansion du commerce local », explique l’homme tiré à quatre épingles.

Même son de cloche dans la vieille ville d’Elbląg, fondée par les chevaliers teutoniques au XIIIe siècle, développée par la Prusse et rasée par les nazis. Un groupe de retraités allemands se faufilent entre deux averses pour admirer les façades hanséatiques reconstruites après guerre.

« Elbląg s’enrichira, estime Klara Marcinkiewicz, 19 ans, serveuse dans un café du centre historique. « La ville sera mieux connectée au reste de la Pologne, et même à l’international. Les entreprises pourront davantage se développer. Ici, il y a du chômage et peu d’emploi, les perspectives offertes par le projet sont donc encourageantes. »

Mariusz, chauffeur de taxi, abonde dans le même sens. « Cela va aider Elbląg d’un point de vue commercial. Et qui sait, j’aurais peut-être davantage de clients ! »

Une plage bordant la Baltique. Photographie : Hélène Bienvenu / Le Courrier d’Europe centrale
Des élections cruciales

Le projet sera-t-il mené à bon port ? Rien n’est moins sûr. En attendant que la Commission européenne rende son verdict, l’exécutant du projet sera connu au courant des prochains jours, à l’issue d’un appel d’offre.

Les élections législatives qui auront lieu à l’automne prochain en Pologne, ou le PiS risque d’être reconduit, pourraient être décisives. « Ce scrutin sera doublement important », explique le maire de Kyrnica Swat. « Nous sommes très peu nombreux, chaque voix compte. »

L’Union européenne forcera-t-elle son gouvernement à faire machine arrière ? C’est ce qu’espère Marzena, la pêcheuse de Krynica. « S’il faut aller à Bruxelles pour protester, alors j’irai ». Mais cette fois, ce sera sans son bateau jaune.

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Hélène Bienvenu

Journaliste

Après avoir correspondu depuis Budapest de 2011 à 2018 pour de nombreux médias (dont La Croix et le New York Times), Hélène est retournée à ses premières amours centre-européennes, en Pologne. Elle correspond désormais, depuis Varsovie, pour Le Figaro et Mediapart, entre autres.

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