Le couperet est tombé ce jeudi 22 octobre à Varsovie : avorter en cas de malformation du fœtus est incompatible avec la loi fondamentale polonaise, a tranché le Tribunal constitutionnel. Un jour noir en matière des droits des femmes en Pologne, soulignent plusieurs militantes pro-choix rencontrées sur place, devant l’édifice de l’instance juridique suprême.
Patrice Senécal, à Varsovie
Tola, 17 ans, a la mine dépitée. Quelques minutes plus tôt, dans l’enceinte du Tribunal constitutionnel qui se trouve derrière elle, un jugement décisif en matière de durcissement du droit à l’avortement en Pologne vient d’être rendu. Jusque-là parfaitement légale, l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en cas de malformation grave du fœtus est devenue, ce jeudi 22 octobre, « incompatible » avec la Constitution. « Je ne sais même quoi dire, ça me désole », dit-elle, peinant à finir sa phrase, masque au visage à l’effigie du mouvement pro-choix Strajk Kobiet (Grève des femmes). « Que faire maintenant ? Ce que ça veut dire pour nous, femmes polonaises, c’est que nous devons continuer de lutter, encore et toujours, pour nos droits. »
Après près de cinq heures de délibérations, le couperet est tombé aux alentours de 15h30. Toute « déficience fœtale grave et irréversible ou maladie incurable menaçant la vie du fœtus » ne sera plus un motif valable pour se faire avorter. Le jugement adopté à une majorité des voix — seulement deux juges sur quinze s’y sont opposés — a force de loi. Et il est sans appel.
Le droit à l’avortement se fera désormais sous deux conditions uniquement : en cas de viol ou d’inceste et en cas de menace à la vie ou la santé de la femme enceinte. « Éliminer les motifs de quasiment tous les avortements légaux en Pologne équivaut pratiquement à les interdire et à violer les droits de l’homme », a réagi dans un communiqué la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatovic.
Il deviendra quasi-impossible, donc, d’avorter dès l’entrée en vigueur de la mesure, attendue dans les prochains jours. Pour preuve, 98 % des 1 100 avortements pratiqués l’an dernier en Pologne concernaient des fœtus atteints de handicap ou de malformation grave. Sur le plan légal, du moins. Car, ce seraient en vérité pas moins de 200 000 avortements par an qui, en moyenne, seraient pratiqués clandestinement en Pologne ou dans des cliniques étrangères, selon des ONG. Et ça, Iwona Wyszogrodzkale sait bien. Active au sein du groupe pro-choix Strajk Kobiet, cette quarantenaire fustige un « gouvernement dirigé par Kaczynski et ses fantoches [du Tribunal constitutionnel] qui n’en ont que faire du droit des femmes » à disposer de leur corps.

Kaja Godek rayonne
Un jour noir pour les défenseuses de cette cause en Pologne, alors que ce droit est déjà l’un des plus restrictifs au monde. Mais une « victoire », aussi, pour les « anti-choix », qui voient dans cette limitation des soins d’interruption de grossesse une façon d’empêcher quiconque de pratiquer l’IVG si des examens prénataux révèlent un risque de trisomie chez l’enfant à naître. Un verdict dont se réjouit particulièrement Kaja Godek, 38 ans, qui affirme que « c’est un grand jour pour la Pologne et pour l’Europe ». C’est elle qui est à l’origine de cette proposition de loi lancée, en février dernier, sous la forme d’une initiative citoyenne. Après avoir été renvoyé en commission par les parlementaires, mi-avril, en pleine pandémie de coronavirus, le texte avait ensuite abouti auprès des juges de l’instance juridique suprême pour en évaluer sa portée constitutionnelle.
« Cette disposition [avorter en cas de malformation du fœtus] était discriminatoire et entrainait arbitrairement le meurtre d’êtres vivants », poursuit la militante pro-vie, proche de l’extrême droite, qui dirige le comité Stop Avortement. Une rhétorique manichéenne qu’elle emprunte de plus belle en pointant l’imposante bannière disposée devant le Tribunal, diabolisant le droit à l’avortement : un embryon couvert de sang, bien mis en évidence, sous lequel figure la requête « Juges de la Cour ! Mettez fin à l’avortement ! ». Or « ce n’est pas une question religieuse, cela concerne le respect de la Constitution », argumente Kaja Godek, une croix autour du cou.

Et pourtant. Autour de cette mère de famille qui se montre fière d’« avoir mis au monde un enfant handicapé », une dizaine de ses comparses s’agenouillent pour prier. Sur fond de messages stridents portés par le mégaphone qui, entre deux chapelets récités ad nauseam, pourfendent que « avorter, c’est jeter un enfant à la poubelle ».
« Nous allons continuer à nous entraider, ce qui n’a rien d’illégal, que je sache. Le gouvernement nous hait, de même que l’Église catholique. Mais nous sommes prêtes » – Iwona Wyszogrodzka, du groupe pro-choix Strajk Kobiet.
Une justice mise au pas par le PiS
C’est en s’appuyant sur la Loi fondamentale polonaise stipulant que « la République garantit à chaque être humain le droit à la vie » que le Tribunal constitutionnel a invalidé l’article législatif portant sur la malformation du fœtus, a fait savoir sa présidente, Julia Przylebska. La décision, selon bien des analystes, s’inscrit toutefois dans la logique de mise au pas de l’appareil judiciaire appliquée par le parti Droit et Justice (PiS), au pouvoir depuis 2015 — un jugement dont la présidence polonaise n’a pas caché sa « satisfaction ».
Ce n’est pas la première fois que la formation ultraconservatrice, main dans la main avec le Clergé, tente de porter atteinte à ce droit. En 2016, un autre projet de loi d’initiative citoyenne visant une interdiction totale de l’avortement avait échoué sous la pression de la rue. Et rebelote en 2018, alors que des « manifestations noires » de femmes avaient forcé le gouvernement à reculer à nouveau avec une mesure similaire.
« Le Tribunal vient de décider que l’avortement était illégal tout en sachant que de ne pas avorter dans certains cas peut mener à de graves complications chez la femme. Ça veut dire que les avortements illégaux vont continuer. La majorité des avortements en Pologne se font dans la clandestinité et nous savons comment fonctionner ainsi », développe Iwona Wyszogrodzka, du groupe pro-choix Strajk Kobiet. « Nous allons continuer à nous entraider, ce qui n’a rien d’illégal, que je sache. Le gouvernement nous hait, de même que l’Église catholique. Mais nous sommes prêtes », assure-t-elle.