Mercredi 4 juillet, minuit sonne à Varsovie. La purge judiciaire vient de débuter officiellement dans la capitale polonaise pour la juge Malgorzata Gersdorf et 26 de ses collègues. À l’aube, lorsqu’elle se rendra au travail, sa journée sera des plus atypiques. Et pour cause.
Vers 8h du matin, ils sont des milliers de manifestants entassés devant l’édifice de la Cour Suprême de Varsovie. Les drapeaux européens et polonais s’agitent, les poings sont levés fièrement, en signe de résistance. « Constitution ! », scande la foule vibrante, au milieu des bruits de tambours et des voix contestataires résonnant dans les haut-parleurs.
C’est une nouvelle entorse à l’État de droit et à la démocratie en Pologne. Après avoir mis sous tutelle la Cour constitutionnelle, centralisé les pouvoirs autour de ministères-clés et façonné le système de sélection des juges depuis 2015, la dérive autoritaire du parti polonais Droit et justice (PiS) s’est durcie, mercredi.
Une réforme judiciaire est entrée en vigueur, provoquant la consternation auprès d’une partie de la société polonaise : 27 des 72 juges de la Cour Suprême pourraient, contre leur gré, être précipités à la retraite. Le motif invoqué par le gouvernement nationaliste et conservateur ? Leur âge.
Symbole de résistance vis-à-vis de cette mesure décrite par plusieurs comme une « purge » liberticide, Malforzata Gersdorf, présidente de la Cour Suprême de Varsovie, pourrait perdre le prestigieux poste qu’elle occupe depuis déjà quatre ans. Avec la nouvelle loi en question, un départ à la retraite à partir de 65 ans serait maintenant obligatoire pour tous les juges polonais travaillant au sein de l’institution judiciaire.
Mais Mme Gersdorf – qui aura 66 ans en novembre – n’est pas sur le point de clore sa carrière de sitôt. Et se dit même prête à résister contre cette loi qui, selon elle, est contraire à la Constitution polonaise.
« Je suis venue pour défendre l’État de droit et pour m’assurer qu’il y ait une frontière constitutionnelle à respecter », assurait alors Malgorzata Gersdorf, mercredi matin devant la Cour Suprême.
Même si officiellement ses fonctions lui ont été retirées le même jour, elle a pu pénétrer dans l’enceinte de la Cour, sous les applaudissements de la foule massée devant, et sans entrave policière. « J’espère qu’il y aura un rétablissement d’un certain ordre juridique en Pologne prochainement », avait dit la juge.
Dérive autoritaire
Arrivé au pouvoir en 2015, Jaroslaw Kaczynski, le leader tacite du PiS, n’a jamais caché ses intentions de transformer en profondeur les institutions démocratiques de la Pologne encore empreintes, selon lui, d’un certain héritage communiste qu’il faudrait purger. L’appareil judiciaire faisait entre autres partie de son chantier de réformes.
« Le jour où nous pourrons crier victoire viendra, et nous pourrons alors avoir notre Budapest à Varsovie », avait déclaré Jaroslaw Kaczynski, en 2011, en faisant directement référence au système politique de la Hongrie, qu’il prend en modèle.
Sept ans plus tard, la situation démocratique se dégrade en Pologne. Le PiS a mis en place un modèle de gouvernance inspiré par celui de Viktor Orban en Hongrie, où la séparation des pouvoirs est maintenant brouillée et le contrôle politique, quasi-total sur toutes formes d’institutions.
« Viktor Orban nous a montré de quelle façon nous pouvons gagner. », avait dit le dirigeant polonais.
À l’heure actuelle, la Hongrie, souvent présentée comme le laboratoire du populisme et l’archétype des démocraties dites « illibérales » en Europe, est au « seuil de l’autocratie », rapportait le groupe de recherche allemand Bertelsmann Stiftung, dans une étude publiée en mars.
Et à l’instar du régime hongrois, la Pologne, son alliée face à la Commission européenne, est en pleine crispation autoritaire, exacerbée par la crise migratoire de 2015. Une crise qui continue toujours de faire des vagues – politiques – en Europe, même si le nombre de demandes d’asile en 2018 a chuté drastiquement.
Le groupe des 4 de Visegrad, dont la Pologne et la Hongrie font partie, mais aussi des pays comme l’Autriche et l’Italie, aujourd’hui dirigées par l’extrême-droite au sein de gouvernement de coalition, maintiennent leur fermeté à toute intégration migratoire ; au point d’en faire trembler l’Union européenne. Le dernier sommet européen qui s’est tenu les 28 et 29 juin derniers sur la question a mis au goût du jour les divisions qui font feu au sein de l’Union. En Allemagne notamment, la situation politique vacille toujours entre la crise ouverte et le compromis fragile.
Mais les dissensions entre l’UE et les leaders d’Europe centrale ne reposent pas qu’uniquement sur l’enjeu migratoire. Le virage autoritaire qui s’opère à l’Est inquiète aujourd’hui Bruxelles.
En Pologne, l’État de droit est mis à mal depuis trois ans. La Cour constitutionnelle, censée valider le caractère constitutionnel des législations votées au Parlement, est d’ores et déjà dominée par une importante proportion de juges qui passent pour être inféodés au régime. Le ministre de la Justice détient maintenant le poste de procureur général. La politisation des juges sélectionnés et nommés par l’État se normalise.
Et voilà que depuis mercredi, la Cour Suprême de Varsovie, représentant l’un des derniers bastions et symboles de l’indépendance de la justice en Pologne, se retrouve en difficulté.
« Je n’ai pas l’intention de me retirer jusqu’à ce que mon mandat de présidente de six ans ne tire à sa fin », affirme la juge et Malforzata Gersdorf.
À l’instar de Mme Gersdorf, nombreux sont ceux qui ont vu derrière cette réforme une tentative de mettre au pas l’appareil judiciaire polonais pour de bon, dans le but de solidifier la mainmise de l’exécutif sur les institutions d’État. La réforme judiciaire prévoit également de mettre sur pied un cabinet disciplinaire par lequel, critique-t-on, on viendrait pénaliser les juges qui désapprouveraient le parti au pouvoir.
Or, le gouvernement, lui, défend sa politique en soutenant qu’elle permettra d’effacer les traces de corruption et celles d’un passé communiste pas si lointain, au sein même de la Cour Suprême, qui est le « bastion qui représente tout ce qui est mal », croit Jaroslaw Kaczynski, le leader du PiS et principal architecte de l’autoritarisme croissant en Pologne.
Il ne s’est d’ailleurs pas montré tendre à l’endroit de Malforzata Gersdorf et des manifestants en soutenant que leur résistance « est vouée à être un échec misérable. »
Bien que controversé, le texte de loi a le mérite d’être clair. Les juges de plus de 65 ans doivent quitter leurs fonctions. Mais certains doutes persistent entourant la légitimité de cette réforme.
Dans la Constitution polonaise, il est écrit que la durée du mandat du président ou de la présidente de la Cour Suprême est de six ans.
Et puisque Mme Gersdorf est à ce poste depuis quatre ans seulement, elle serait censée y rester jusqu’en 2020 – selon ce principe constitutionnel.
« Ils tentent de me faire partir de force », avait-elle déclaré dans un entretien accordé au New York Times, peu avant mercredi. « Je ne veux pas dire que je suis terrifiée par cette loi. Mais il ne fait aucun doute qu’on se dirige vers le sabotage de plus de 25 années de labeur. »
Avec cette tentative d’ingérence dans le judiciaire, la juge Malforzata Gersdorf s’inquiète que la confiance populaire à l’égard de la Cour Suprême, déjà chancelante, ne s’érode davantage. « Il faudra des années avant de tout reconstruire », se désole-t-elle.
Une « guerre civile » en vue ?
Dans un pays ayant été l’un des premiers en 1989 à être sorti du joug communiste grâce à une mobilisation historique de la société civile, la résistance ne s’est pas faite attendre mercredi. À Varsovie, la capitale où se situe la Cour Suprême, mais également dans plusieurs villes de Pologne, ils ont été des dizaines de milliers au cours des derniers jours à protester contre la réforme judiciaire.
Au point de faire ressurgir des figures populaires du passé. Tel que l’incontournable Prix Nobel et fondateur du mouvement social Solidarnosc ayant mis fin à la dictature communiste en Pologne, Lech Walesa. Les récentes mesures du gouvernement selon lui, en plus de fragiliser l’indépendance de la justice, pourraient dégrader le climat politique actuel et « paver la voie à une éventuelle guerre civile. »
Et si certains ont pris la rue, d’autres ont opté pour la dissidence. Jeudi, dans la foulée de l’entrée en vigueur de la réforme, près de la moitié des juges du Tribunal constitutionnel, aujourd’hui asservi en majorité par des fidèles du régime, se sont retourné contre leur propre présidente, Julia Prylebska, une proche du PiS. Dans une lettre lui étant adressée, les sept signataires ont dénoncé la politisation qui avait cours depuis deux ans, au sein du Tribunal dans lequel ils travaillent.
Plusieurs observateurs avaient déjà exprimé leurs réticences vis-à-vis de cette réforme avant qu’elle ne soit mise en branle, mercredi. Mais sans résultat. « Nous ne ferons pas marche-arrière », a averti le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki.
Interpellé mercredi par de nombreux responsables politiques au Parlement européen, il a répondu aux critiques en brandissant la souveraineté comme argument central.
Selon lui, chaque État est dans son droit le plus fondamental de mettre en œuvre un système judiciaire qui va de concert « avec ses propres traditions », avant d’ajouter « qu’on ne peut pas dicter les valeurs à un État membre », en faisant référence aux recommandations de l’UE.
Au parlement, les quelques applaudissements qui ont retenti suite à son discours ne sont venus que des sympathisants du Brexit, de l’extrême-droite et des eurosceptiques. Or M. Morawiecki, lui, s’était déjà proclamé à maintes reprises « pro-européen ».
En décembre dernier, la Commission européenne avait activé la procédure de l’Article 7 à l’encontre de la Pologne — pouvant mettre en jeu tous les droits de vote de l’État membre au sein de l’Union pour « violation » de l’État de droit.
Lundi, soit à peine 24 heures avant l’entrée en vigueur de la réforme, une procédure d’infraction contre le gouvernement polonais a été lancée par la Commission européenne. Mais le champ d’action de Bruxelles reste circonscrit.
Le dossier pourrait certes se retrouver prochainement devant la Cour de justice de l’UE, mais il n’est sûr du tout que cela sera suffisant pour faire rétroaction sur les réformes polonaises.
Et pour que la Pologne soit sanctionnée par Bruxelles, l’unanimité des 28 sur la question est requise. Mais le soutien hongrois assuré au régime de Kaczynski entrave aujourd’hui une telle la procédure. À Varsovie, on fait la sourde oreille. Et on en rajoute : la démocratie polonaise n’a « jamais été aussi vivante », proclame de son côté le premier ministre Morawiecki.
Les critiques venant de plusieurs eurodéputés ont été particulièrement sévères. « L’Union européenne est une communauté de valeurs », s’est emporté mercredi au Parlement Guy Verhofstadt, député du groupe libéral et démocrate. « Imposer un contrôle politique sur des juges est inacceptable, et c’est intolérable. Et ça n’a rien à voir avec des traditions. C’est une question de principes ! »
Photo : Sławomir Kamiński / AG