Un mois après les élections législatives du 13 octobre, les nouveaux parlementaires polonais prennent leurs fonctions officielles aujourd’hui et devraient, dans quelques jours, voter l’investiture du prochain gouvernement. Toutefois, le Landerneau politico-médiatique, toutes sensibilités confondues, a déjà les yeux rivés sur la présidentielle de 2020.
Varsovie, correspondance – C’est qu’en dépit de ses tentatives de dramatiser un scrutin qualifié à cette fin de « plus important depuis 1989″, lorsque les Polonais purent pour la première fois en un demi-siècle exprimer librement par les urnes leur rejet du régime communiste, il a dû se rendre à l’évidence : aucune des forces politiques en présence n’a été mise KO et l’éventuel dénouement définitif, si tant est qu’il puisse un jour advenir, est reporté au round suivant.
Certes, en termes de voix, le parti Droit et justice (PiS), au gouvernement depuis 2015, a remporté une indéniable victoire. Avec plus de 8 millions d’électeurs et 43-44% des suffrages exprimés, il a non seulement résisté à l’usure du pouvoir, mais s’est même offert le luxe d’élargir sa base de soutien de plus de deux millions de citoyens. C’est la première fois dans l’histoire de la IIIe République – la période consécutive à la chute du communisme – qu’une liste s’approche autant de la majorité absolue des suffrages exprimés et la légitimité du PiS à diriger la Pologne sans partenaire de coalition en sort renforcée. Sa majorité absolue de sièges dans la précédente législature, fait jusqu’alors inédit sous la IIIe République, n’avait en effet été obtenue qu’avec 37-40% des voix du fait des spécificités de la méthode d’Hondt dans la conversion des votes en sièges.
Avantageux pour le PiS en 2015, le mode de scrutin lui a cependant occasionné cette année quelque déconvenue. À la chambre basse du Parlement appelée la Diète, le renfort de deux millions de voix en plus ne s’est, de fait, traduit par aucun siège supplémentaire et maintient donc à l’identique une fine majorité absolue de 235 députés sur 460. Pire, au Sénat, les candidatures communes de plusieurs partis d’opposition dans un système uninominal majoritaire à un tour sont parvenues à empêcher la formation d’une majorité absolue stable et sûre, le PiS ne disposant plus en propre que de 48 sénateurs sur 100 contre 61 précédemment. Pourtant, là encore, son score d’octobre était bien supérieur à celui de 2015, tant en pourcentage qu’en nombre absolu de votes.
Pour le PiS, plus de votes mais moins de sièges
Le décalage entre le succès du PiS dans les urnes et le recul effectif de sa domination au Parlement s’explique par la combinaison de plusieurs facteurs. Tout d’abord, le taux de participation a bondi de 50,9 à 61,7%, soit plus de 3 millions de « nouveaux » votants dans un corps électoral qui, lui, est resté à peu près stable avec un peu plus de 30 millions d’inscrits. Deuxièmement, le nombre de suffrages « gaspillés », c’est-à-dire attribués à des listes ou des candidats qui n’ont pas franchi les seuils requis pour décrocher des sièges, a enregistré une chute vertigineuse. À la Diète, il est tombé de 2,5 millions à seulement 171 000 tandis qu’au Sénat, où le système uninominal majoritaire est impitoyable à l’égard des « petits » candidats et partis, il est passé de 3,2 à 1,8 million.
Outre la pression pour le « vote utile » résultant du climat de profonde polarisation entre PiS et anti-PiS, la moindre dispersion de voix a aussi été facilitée par la consolidation des listes concurrentes au PiS en quatre blocs. Le plus grand, la Coalition civique de tendance libérale-conservatrice, a ainsi absorbé l’éphémère parti libéral Nowoczesna (« Moderne »). Encadrée par la Plateforme civique, rival historique du PiS, la Coalition tend dans le même temps la main au centre et à la gauche grâce au ralliement de la féministe Barbara Nowacka et des Verts, bien que leur poids se mesure davantage en termes d’image que d’électeurs ou de militants.
Le deuxième bloc Lewica (« la Gauche ») réunit trois générations et sensibilités différentes : le SLD, parti social-démocrate « historique » descendant du défunt parti communiste et surtout populaire chez les nostalgiques de l’ancien régime ; les jeunes socialistes de Razem (« Ensemble ») et enfin, les sociaux-libéraux du célèbre Robert Biedroń et de son mouvement Wiosna (« Printemps »), dont les cadres sont plutôt quadragénaires. L’alliance électorale a payé puisqu’elle a permis à la gauche de faire son retour au Parlement après quatre années d’absence, mais ses chances de survie à moyen terme sont fragiles en raison d’importantes tensions entre les trois courants.
Centré autour du PSL, parti agrairien centenaire évoluant de plus en plus vers un modèle européen classique de parti populaire de droite modérée, le troisième bloc compte pour partenaire junior l’excentrique Paweł Kukiz, star du rock entrée en politique en 2015 sous son nom propre et avec un programme à la fois nationaliste et anti-système. Cela lui avait alors valu une honorable troisième place à l’élection présidentielle (20,8% des voix) puis aux législatives (8,8%) avant que son mouvement ne se décompose sous l’effet d’une personnalisation excessive et du vide programmatique.
Le dernier bloc, encore plus hétéroclite, est celui d’une Confédération anti-UE, anti-impôts, anti-avortement et flirtant parfois avec l’antisémitisme. Elle rassemble des personnalités aussi étranges que Janusz Korwin-Mikke, candidat entêté mais malheureux de toutes les élections présidentielles depuis 1995, le monarchiste Grzegorz Braun, ou bien Krzysztof Bosak et Robert Winnicki, deux anciens présidents de l’association nationaliste des Jeunesses pan-polonaises.
Robert Winnicki : « Nous sommes un parti national-catholique et eurosceptique »
Les concurrents du PiS soulagés, voire satisfaits
Pour chacune de ces quatre listes concurrentes du PiS, si les élections législatives d’octobre n’ont évidemment pas été une victoire, elles ont néanmoins apporté des motifs de soulagement, voire de satisfaction. En premier lieu, leur adversaire numéro 1, le PiS, reste très éloigné des seuils de super-majorité nécessaires par exemple à une révision constitutionnelle. Le jeu semble donc toujours ouvert à des alternances et des retournements de situation. De plus, l’extrême droite et la gauche, absentes de la précédente législature, sont cette fois de la partie tandis que le PSL, menacé de disparition face à un PiS conquérant dans ses bases de soutien habituelles que sont les campagnes, est parvenue à rebondir et s’implante désormais dans les villes au détriment de la Plateforme civique. Enfin, la somme des votes recueillis par les candidats à la Diète de ces quatre listes s’élève à 10,2 millions, dont près de 9 millions sans l’extrême droite. Dans la mesure où l’élection présidentielle est à deux tours et où le PiS ne paraît pas disposer de beaucoup de réservoirs de voix supplémentaires, le million de suffrages à l’avantage de l’opposition hors extrême droite lui donne des raisons d’espérer une revanche en 2020.
L’enjeu va au-delà du symbole. Bien que le régime politique en vigueur en Pologne soit de type parlementaire, avec un Premier ministre aux pouvoirs plus étendus que ceux du Président de la République, le chef de l’État polonais a plus d’influence que ses homologues d’autres pays à système parlementaire, comme l’Allemagne et l’Italie. Il peut par exemple présenter des initiatives législatives ou bloquer des lois adoptées au Parlement, sur le modèle du veto du président américain. Pour lever un tel veto, la Diète a besoin d’une majorité des trois cinquièmes (276 voix) qui pourrait être difficile à atteindre pour le PiS dans la législature actuelle.
Contrairement à la Ve République française où la cohabitation a en règle générale pour conséquence de renforcer le chef de gouvernement, dans la IIIe République polonaise, c’est le président qui tire le plus grand bénéfice d’une telle situation pouvant aller jusqu’à la paralysie de l’activité législative. Avec le soutien d’une majorité absolue au Sénat, il a par ailleurs le pouvoir de convoquer des référendums pour par exemple tester l’adhésion réelle des citoyens à un projet que le parti de gouvernement, paré de sa légitimité électorale, voudrait adopter « au nom de la nation« . Enfin, le chef de l’État a certaines compétences autonomes en matière de politique étrangère, de défense et de nominations dans plusieurs institutions publiques comme le Conseil de la politique monétaire ou le Conseil national de l’audiovisuel.
En résumé, il peut, plus encore que le Sénat, représenter un réel contre-poids et faire obstacle à la marche du PiS vers la centralisation et la monopolisation du pouvoir entre les mains de l’État-parti. Du point de vue de l’opposition, la prise du Palais présidentiel permettrait soit de pousser le PiS à provoquer la dissolution anticipée du Parlement – la décision dépend pour l’essentiel de la Diète –, soit de gagner du temps en limitant les dégâts et en misant sur une usure progressive du gouvernement, qui pourrait être accélérée par la dégradation probable de la situation économique. À la lumière de ces éléments, on comprend que pour le PiS comme pour ses adversaires, la campagne présidentielle et le rendez-vous électoral de 2020 importent aujourd’hui déjà davantage que le travail parallèle du Parlement et du gouvernement, d’autant que celui-ci devrait s’inscrire dans la continuité du mandat précédent.
Quels candidats, quelles chances, quelles stratégies ?
Quelles sont, à ce stade, les chances, les stratégies et qui sont les candidats des forces en présence ?
Andrzej Duda, candidat naturel du PiS – Au PiS, le choix du président sortant, Andrzej Duda, comme candidat pour un deuxième mandat est assez naturel. Il figure en effet dans les sondages parmi les responsables politiques les plus appréciés en Pologne et nettement identifié au parti au pouvoir, il bénéficie de la popularité du PiS et du gouvernement. S’il aura du mal à attirer de nouveau des votants indécis ou centristes comme en 2015 – il avait alors recueilli au second tour un nombre record de 8,6 millions de suffrages –, il compte sur le travail de mobilisation du PiS pour peut-être gagner dès le premier tour et éviter un duel qui se transformerait en « front démocratique » en faveur de son rival.
Quoique la Confédération soit, sur le spectre des idées, relativement moins éloignée du PiS que des autres partis, il est de fait très difficile de prévoir l’attitude de ses 1,2 million électeurs d’octobre, souvent jeunes et anti-système. Sachant que leur candidat, encore inconnu, ne franchira sans doute pas le premier tour l’an prochain, ils auraient à choisir entre l’abstention, le « moindre mal » ou le vote rebelle, avec peut-être pour but de détrôner le PiS, l’affaiblir et récupérer ses sympathisants les plus radicaux.
La PO devra rester orpheline de Donald Tusk – Les trois autres partis d’opposition, eux, sont toujours à la recherche de la stratégie gagnante. Mardi 5 novembre, l’ancien Premier ministre et bientôt ex-Président du Conseil européen, Donald Tusk, a annoncé qu’il ne serait pas candidat. Quoiqu’attendu comme le messie sur son cheval blanc par les plus irréductibles des électeurs de la Plateforme civique, il suscite dans le même temps un fort rejet de la part de ceux qui l’estiment pas assez libéral, pas assez à gauche, ou tout simplement de ceux qui ont une opinion négative de son bilan de sept ans (2007-2014) à la tête de la Pologne.
La levée de l’hypothèque Tusk ne fait paradoxalement qu’ajouter de la confusion dans les rangs de son propre parti, dans la mesure où la Plateforme ne s’est jamais remise du départ pour Bruxelles de son leader historique et manque d’une personnalité capable de s’imposer à la fois au sein de l’appareil partisan et dans le reste de l’opinion publique. Le chef actuel de la Plateforme, Grzegorz Schetyna, a probablement conscience d’être trop impopulaire dans le corps électoral pour nourrir l’espoir de devenir président. C’est pourquoi il a commencé début septembre à promouvoir une femme, Małgorzata Kidawa-Błońska, d’abord au poste de Premier ministre et désormais à la présidence de la République dans la perspective des prochaines élections. Relativement consensuelle, elle est cependant pour le moment dépourvue de position politique solide et son autorité est donc contestée aussi bien par certains collègues de parti que par les alliés de la Coalition civique.
Robert Biedroń pour la gauche ? – À gauche, le candidat favori a pendant quelques mois été Robert Biedroń, célèbre pour son militantisme en faveur de la cause des minorités sexuelles. Lui-même a été le premier député polonais et maire d’une ville de taille moyenne ouvertement homosexuel. Entré en politique nationale sous son nom propre en février dernier avec la création du parti Wiosna, il a vite déçu par des scores électoraux en-dessous des attentes (6% aux européennes de mai) et des méthodes de gestion de parti entachées de culte du chef et de népotisme. S’il ne semble pas avoir renoncé à ses ambitions présidentielles, il n’est plus aujourd’hui considéré comme un concurrent crédible face à Andrzej Duda, et le résultat général de l’alliance de la Gauche en octobre (12,6%) n’autorise pas de toute manière ce bloc à songer à envoyer au Palais présidentiel son propre candidat, tout au plus peut-il influencer le choix de la Coalition civique.
Władysław Kosiniak-Kamysz pour le Parti paysan – Pourtant plus faible dans les urnes (8,6%), le PSL a en revanche pour atouts d’avoir de moins de rivalités internes à apaiser ainsi qu’un candidat dont la légitimité n’est plus remise en question : Władysław Kosiniak-Kamysz. Médecin natif de Cracovie, il a hérité à la fois de sa profession et de son engagement au PSL. Il a également été, de 2011 à 2015, ministre du Travail et de la Politique sociale sous la présidence du Conseil de Donald Tusk, avec qui il entretient de bonnes relations.

La position de Władysław Kosiniak-Kamysz reflète dans une large mesure celle du PSL lui-même, à savoir celle d’un parti centriste (sur l’échiquier politique polonais), pragmatique, voire opportuniste, qui a participé au cours de son histoire centenaire à des coalitions avec des socialistes, des communistes et des libéraux. Conservateur et proche de l’Église catholique, le PSL est dans le même temps « démocrate » au sens où il soutient la décentralisation au niveau des pouvoirs publics comme à l’intérieur du parti.
Pivot dans une majorité de gouvernements de la IIIe République, il a toutefois été jusqu’ici trop petit pour avoir une chance de conquérir le Palais présidentiel – les candidats du PSL n’ont jamais dépassé 8% des voix à ces élections et n’en ont jamais franchi le premier tour. Néanmoins, c’est actuellement le seul parti à pouvoir établir un pont entre, d’un côté, certains électeurs et membres du PiS et, de l’autre, les formations libérales et sociales-démocrates.
Un candidat commun pour les trois blocs d’opposition ?
Les trois blocs d’opposition « démocratique » – libéraux-conservateurs, gauche et PSL – présenteront-ils un candidat commun pour la présidentielle afin de réduire le risque d’une victoire au premier tour d’Andrzej Duda, ou au contraire estimeront-ils qu’une offre plus variée a davantage de chances d’attirer des abstentionnistes, des indécis, voire des déçus du PiS avant l’union sacrée du second tour ?
La tactique du front commun a montré ses limites lors des élections européennes puisque l’alliance de la Coalition civique, du SLD et du PSL a obtenu en mai moins de voix que la somme des suffrages recueillis par chacun de ces partis individuellement aux législatives de 2015 comme à celles d’octobre dernier. Cette déperdition est peut-être plus dangereuse pour l’opposition que le risque d’une victoire au premier tour d’Andrzej Duda, dont les électeurs ne devraient pas manquer à l’appel.
Afin de tenter de résoudre ce dilemme, des représentants politiques et figures de la société civile appellent à proposer une candidature non partisane – le journaliste libéral-catholique Szymon Hołownia serait sur les rangs – et à organiser des élections primaires qui auraient pour fonction d’orienter le choix des candidats vers des profils acceptables pour l’ensemble du corps électoral, et pas seulement les adhérents de partis. Un tel mécanisme n’a cependant encore jamais été expérimenté en Pologne, et compte tenu des relations parfois difficiles entre les partis, voire en leur sein, il est loin d’être certain que les perdants de ces primaires acceptent de se plier au verdict populaire.
Les nombreux points d’interrogation qui entourent la prochaine élection présidentielle et les grands espoirs qu’elle suscite focalisent tellement l’attention qu’on en oublierait presque qu’elle ne devrait pas avoir lieu avant six mois. Autant de temps qui semble d’ores et déjà perdu pour d’autres volets du travail politique consistant, par exemple, à répondre aux préoccupations des Polonais au sujet de l’école publique, du système de soins, ou encore de la pollution de l’air et du réchauffement climatique.