Tenus à l’écart de la hausse générale des salaires dans le pays, les travailleurs polonais du secteur public se montrent inventifs dans les formes de protestation, mais affichent peu de solidarité interprofessionnelle.
Varsovie, correspondance – Cette année, l’État polonais a vu ses agents décimés par une mystérieuse épidémie de « L4 » : policiers, employés de tribunaux, infirmières… Aujourd’hui lundi 17 décembre, c’est au tour des enseignants d’être frappés, et l’on s’attend à un taux d’absentéisme record dans les écoles.
Le « L4 » n’est pourtant ni une arme biologique créée par d’obscures puissances pour affaiblir la Pologne, ni même la version réduite d’un fameux girl band français qui aurait trouvé une seconde jeunesse à l’est de l’Europe. Dans le langage familier, il désigne tout simplement l’avis d’arrêt de travail pour maladie signé par un médecin. À la différence du système français, le dispositif polonais ne prévoit pas de jour de carence et le salarié malade perçoit donc de la part de son employeur 80% de sa rémunération habituelle dès le premier jour d’arrêt.
Il n’est pas fortuit que les professions touchées par ces vagues coordonnées d’arrêts maladie aient pour point commun d’être au service de l’État. On aurait cependant tort d’y voir la preuve que la légendaire paresse des fonctionnaires n’a pas de frontière. En réalité, ces arrêts maladie sont la seule forme que les agents du secteur public polonais ont trouvée pour faire entendre leurs revendications sociales, notamment salariales.
« Aujourd’hui, il vaut mieux être caissier que prof, policier, ou infirmière »
« Aujourd’hui, il vaut mieux être caissier que prof, policier, ou infirmière », observent partout les syndicats. Avec une croissance moyenne de 3,3% par an depuis 2013, un taux de chômage passé de 10 à moins de 5% sur la même période et une augmentation du salaire moyen de 17%, l’économie polonaise semble bien se porter. Malgré un fort afflux de travailleurs étrangers – en 2017, la Pologne a délivré près de 600000 permis de travail à des ressortissants extracommunautaires, un record dans l’UE –, le manque criant de main-d’œuvre pousse certaines entreprises à surenchérir pour attirer des candidats. Aux apprentis caissiers, le numéro 1 de la grande distribution Biedronka, filiale du groupe portugais Jerónimo Martins et premier employeur privé en Pologne, propose d’entrée 2650 złotys brut, soit un peu moins de 500 euros net, plus une assurance santé privée, un abonnement à une salle de sport, des bons d’achat, des primes pour les enfants… Son concurrent allemand Lidl n’est pas en reste et offre désormais aux débutants 3 550 złotys brut.
À titre de comparaison, le salaire minimum légal est de 2000 złotys brut quand les enseignants et les infirmières émargent autour de 2400 złotys. Les policiers sont relativement mieux lotis à 4000 złotys, mais cela ne suffit pas à convaincre les jeunes d’encourir les risques du métier : le nombre de postes vacants dépasse aujourd’hui les 6 000 sur des effectifs totaux d’environ 100000 agents. De son côté, le salaire moyen dans le secteur privé excède 4000 złotys brut, y compris pour des postes soumis à des contraintes horaires moins lourdes.
De plus en plus grand dans les chiffres, le décalage se renforce également dans les têtes en raison de la « rhétorique du succès » pratiquée par le parti au pouvoir Droit et justice (PiS). Relayée au travers des médias d’État ou pro-gouvernementaux, elle soutient que la Pologne n’a jamais été aussi prospère, au point d’« éveiller la jalousie en Europe ». D’ailleurs, le Premier ministre Mateusz Morawiecki n’a pas seulement pour ambition de « rattraper l’Ouest » – il veut le « dépasser ».
Or, dans une étude publiée en 2017, la Conférence européenne des syndicats a attiré l’attention sur l’arrêt du processus de convergence salariale entre la « vieille » Europe des Quinze et les onze États membres d’Europe centrale et orientale. En effet, « après s’est réduit dans l’UE à partir de la fin des années 1990 et durant la plus grande partie des années 2000 », l’écart de rémunération entre les pays de l’est et de l’ouest s’élargit de nouveau depuis la crise de 2008 et demeure très supérieur à 50%. Même en Pologne, la croissance relativement dynamique, le recul notable du taux de chômage et la hausse rapide des salaires ne suffisent pas à mettre l’économie sur les rails de la convergence. Au contraire, c’est une divergence qui est constatée, avec « des travailleurs gagnant 29% de la moyenne de l’UE15 en 2016 contre 31% en 2008 ».
L’énervement des laissés pour compte de la marée montante est d’autant plus intense qu’avant de remporter les élections présidentielles et législatives de 2015, le PiS avait précisément su s’adresser à eux quand les libéraux au pouvoir, eux, se cachaient derrière leur propre « rhétorique du succès » et conseillaient aux mauvais coucheurs de « changer de travail et de prendre un crédit » (il ne s’agit pas d’une phrase d’Emmanuel Macron mais de Bronisław Komorowski, président de la République défait en 2015).
Si une partie du public polonais trouve peut-être du réconfort dans la fierté nationale mise en avant par le PiS, bon nombre de citoyens considèrent néanmoins que ce n’est pas avec des manifestations patriotiques qu’ils rempliront leur assiette et paieront les factures, notamment dans la perspective du fort renchérissement – jusqu’à 40% – des prix de l’électricité, du gaz et du carburant.
Les agents de l’État sont plus vulnérables car à la différence des salariés du privé, ils ont moins de possibilités de faire jouer la concurrence pour exiger des augmentations. Hormis quelques concessions arrachées par une poignée de professions, l’équivalent du point d’indice est gelé depuis 2010.
Paradoxalement, loin d’apaiser les revendications, la politique sociale du PiS, en particulier son programme d’allocations familiales 500+ (120 euros par mois et par enfant à compter du deuxième et sans condition de ressources), semble davantage avoir pour conséquence de les stimuler en donnant l’impression aux Polonais que l’État peut se permettre de donner plus.
Le gouvernement n’est cependant pas prêt à assumer une révision en profondeur de la fiscalité, seul moyen de trouver les dizaines de milliards de złotys nécessaires à un rattrapage même partiel des salaires du public sur les normes en vigueur dans le secteur privé. L’État emploie à lui seul plus de 600 000 agents, sans compter à peu près autant d’enseignants (formellement payés par les mairies mais selon des règles fixées au niveau national) et au moins 500 000 travailleurs dans le système public de santé.
Des formes originales de protestation salariale
Faute d’être satisfaite, l’inflation des aspirations se traduit donc depuis trois ans par une multiplication des mouvements sociaux, qui s’accompagne aussi d’une diversification des méthodes en fonction de leur efficacité. Partout dans le pays, les infirmières, figures de proue des luttes sociales dans l’histoire récente de la Pologne (dès les années 1980 avec Alina Pienkowska sous la bannière de Solidarność puis régulièrement dans leurs fameuses tentes blanches déployés devant le Parlement), organisent ainsi manifestations, grèves de la faim et débrayages massifs en arrêt maladie.
Les policiers polonais, qui n’ont pas le droit de grève, se lancent à la place dans des « grèves du PV », se contentant de réprimer les contrevenants plutôt que de les verbaliser. À la veille des rassemblements publics du 11 novembre, ils ont aussi menacé de partir en bloc en arrêt maladie. La tactique s’est avérée payante puisque le gouvernement, redoutant les débordements de mouvements nationalistes, a fini par leur donner gain de cause trois jours avant la date fatidique. En revanche, leurs collègues douaniers et garde-frontières, également dépourvus du droit de grève, se battent toujours. Le personnel pénitentiaire, de son côté, vient d’obtenir satisfaction en novembre.
Pour les enseignants, le recours au « L4 » est avant tout un geste de désespoir consécutif à l’impassibilité du gouvernement devant les grèves ordinaires. De fait, c’est une solution risquée, car elle est bien sûr illégale et expose, sauf dans le cas des policiers, les « faux » malades à des contrôles de l’assurance maladie. Le chef du syndicat des enseignants ZNP a d’ailleurs pris soin de rappeler qu’il n’était « pas à l’initiative de la protestation », tout en exprimant de la « sympathie pour les actions des enseignants ». Le caractère massif de la manifestation reste le plus sûr moyen de réduire l’incidence des contrôles, d’autant que… les agents de la Sécurité sociale ont aussi organisé ces derniers mois des « journées noires » à la japonaise pour réclamer des augmentations.
Derrière ces professions peut-être plus visibles et plus habituées aux mouvements sociaux s’en cachent d’autres aux pouvoirs parfois tout aussi redoutables. Il y a quelques jours, le départ en arrêt maladie de plusieurs centaines d’employés de tribunaux a conduit à l’annulation de nombreuses audiences avant de faire rapidement ployer le ministère de la Justice, qui a accordé une augmentation de 50 euros par mois et une prime de Noël. Les inspecteurs vétérinaires préparent une action semblable qui aurait pour effet de bloquer la commercialisation de produits carnés. Il est probable que l’industrie de la viande fasse là encore vite entendre raison au gouvernement.
Si tous ces mouvements affichent dans l’ensemble les mêmes revendications, la faiblesse des syndicats et plus largement, des structures d’organisation sociale en Pologne empêche leur coagulation dans une grande manifestation. En septembre, l’appel de la centrale syndicale OPZZ avait fait descendre dans les rues de Varsovie environ 20000 personnes, chiffre modeste à la lumière des quelque 800000 membres dont se réclame l’organisation. Son rival Solidarność, quoique proche du PiS, n’en est pas moins impuissant à améliorer les conditions de travail du secteur public, et prévoit donc une action similaire au printemps prochain. Le clivage historique entre les deux syndicats rend toutefois improbable leur coordination, si bien que comme souvent, les Polonais se contenteront de voter avec leurs pieds en désertant le service public.
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