Qu’un journaliste ne se lève pas de son siège quand le stade a entonné un chant nationaliste a suffi pour que la droite déterre la vieille antienne antisémite selon laquelle les juifs en Hongrie seraient un corps étranger à la nation hongroise.
Regain de nationalisme en Hongrie à l’approche du centenaire du traité de Trianon du 4 juin 1920. L’inauguration de la Puskás Aréna, le grand stade national, l’écrin du sport hongrois voulu par Viktor Orbán, était présentée par le gouvernement comme un acte symbolisant l’unité nationale magyare par-delà les frontières de la Hongrie. De nombreux Hongrois des pays voisins, de Slovaquie, d’Ukraine, de Roumanie et de Serbie, avaient été invités à assister à l’inauguration et au match amical entre la Hongrie et l’Uruguay (qui se solderait par une défaite anecdotique, 1-2).
Avant la rencontre, quatre enfants de la minorité hongroise de Slovaquie (les Hautes-Terres, Felvidék, selon la terminologie irrédentiste) ont fait le tour du stade sur la pelouse en chantant l’hymne des supporters du club de football des Hongrois de Dunajská Streda (en hongrois, Dunaszerdahely), le FC DAC 1904, repris en cœur par une partie de la foule. Le club de cette ville d’un peu plus de vingt mille habitants, située dans le sud-ouest de la Slovaquie et peuplée majoritairement de Hongrois, a souvent cristallisé les tensions entre nationalistes hongrois et slovaques. (Lire ici Les députés slovaques adoptent la « loi sur l’hymne » malgré le véto présidentiel)
Ecrit par Ismerős Arcok, un groupe de rock nationaliste qui se produit surtout devant les jeunes Hongrois des pays voisins, ce morceau Nélküled (« Sans toi ») est un chant lyrique sur le sort de ces Hongrois arrachés à la Hongrie par le traité de Trianon et exhorte la « mère-patrie » à prendre soin « des cinq millions de Hongrois que le monde n’entend pas » (« si vous ne prenez pas soin de nous, nous deviendrons comme une fleur arrachée et qui fane ») et se termine sur ces mots : « Nous sommes du même sang ».
« Voilà comment je me suis rebellé le jour de à l’inauguration de la Puskas Aréna ».
Gábor Miklósi, journaliste d’Index.hu, le principal site d’actualités du pays, était présent dans les tribunes, mais a peu goûté cette atmosphère de communion. Dans son article, il rappelle le coût exorbitant du stade, construit pour 190 milliards de forints, fruit de « l’obsession du premier ministre », « dans un pays où règne le féodalisme ». Sur un ton sarcastique à mille lieues de la dramaturgie ambiante, il raconte sa soirée : « Tout à coup, le stade s’est levé comme un seul homme, même les tribunes VIP, pour entonner une chanson émouvante avec deux enfants qui marchaient sur la pelouse. Seule la fin du refrain m’était familière car elle ressemblait au Livre de la jungle. […] Ce n’était vraiment pas facile de résister à la pression, mais moi je ne me lève que pour l’hymne national, alors j’ai décidé de rester assis sur mon cul. Voilà comment je me suis rebellé le jour de à l’inauguration de la Puskas Aréna ».
András Dezső, lui aussi journaliste pour le même média, a réagi aux premières critiques qui pointaient contre son confrère par un rapide montage vidéo mettant en parallèle l’accueil en Hongrie des Hongrois d’outre-frontière et celui des migrants.
Les deux journalistes qui ont commis le crime de lèse-majesté de moquer l’inauguration du stade national de football, font depuis l’objet d’une campagne antisémite en Hongrie.
Tourner ainsi en dérision la cérémonie de « réunion nationale » du 15 novembre a été reçue comme une offense par la droite nationaliste, représentée par les partis Fidesz et Notre Patrie. Le weekend dernier, des affiches antisémites ont été placardées dans Budapest montrant les deux journalistes sur fond d’un drapeau israélien portant la légende « Nous aussi nous venons de l’étranger ! » et, en dessous, « Eternels complaintes, sentiments anti-hongrois latente et traîtrise à la nation ».
Le maire de Budapest, élu le 13 octobre, Gergely Karácsony, a réagi à la nouvelle des affiches antisémites en disant qu’« à Budapest, il n’y a pas de place pour la haine ». L’ambassadeur d’Israël en Hongrie a également dénoncé ces affiches.

Le président de Notre patrie (Mi hazánk), László Toroczkai, un militant d’extrême-droite plusieurs fois banni des pays voisins de la Hongrie pour ses activités subversives, a annoncé déposer une plainte contre le média Index pour « incitation à la haine contre des membres de la nation hongroise ». Ce crime est passible de trois ans d’emprisonnement en vertu du paragraphe § 33 du Code Pénal.
La télévision publique, sous la coupe du gouvernement, lui a déroulé le tapis rouge, l’invitant à expliquer sa démarche pendant près de dix minutes. « Quiconque se joint à ces gens est un traître », a déclaré M. Toroczkai au cours de l’interview, ou encore : « la gauche libérale ne peut pas être la seule alternative au gouvernement. […] Il est impossible de remplacer le gouvernement Fidesz par ceux qui détestent les Hongrois ».
La co-présidente du parti, Dóra Dúró, a estimé sur sa page facebook que « des millions Hongrois ont été insultés » par Index, un journal qui selon elle « se moque de tout ce qui est hongrois » et que son journaliste András Dezső « se comporte souvent comme un agent de la CIA ».
« Dans le stade, une nation s’est retrouvée, mais il y avait un étranger, qui n’a rien en commun avec nous ».
Mais les attaques ne sont pas venues seulement de ce parti d’extrême-droite. Le journal pro-Fidesz Demokrata dont le rédacteur en chef, András Bencsik, a été fait chevalier de l’ordre du mérite hongrois en 2016, héberge un article de blog d’inspiration fasciste où les journalistes incriminés sont décrits comme des « ennemis de la nation » qui ne sont pas isolés mais font partie d’« une guerre » plus large « contre la nation hongroise ». L’auteur, du nom de Balázs Ágoston écrit : « Ce ne sont pas les Hongrois qui ont débuté ce combat. […] Mais nous devons gagner cette guerre, car notre existence est en jeu. […] Ce réseau doit être supprimé, car on ne peut construire un avenir hongrois normal et humain que sans eux ».
Sur la chaîne de télévision privée pro-Fidesz HirTV, lors de l’émission politique hebdomadaire du polémiste raciste Zsolt Bayer, le Sajtó Klub, András Bencsik a résumé ainsi la teneur des propos des nombreux titres de la presse pro-Fidesz, qui s’est déchainée : « Nous n’avons pas besoin de ces gens au cœur étranger. Dans le stade, une nation s’est retrouvée, mais il y avait un étranger, qui n’a rien en commun avec nous ».
Tandis que Gergely Huth, journaliste du site d’extrême-droite et conspirationniste Pesti Srácok, a considéré que Gábor Miklósi et d’autres « refusaient de se fondre dans la foule ». Et les quatre journalistes pro-Fidesz présents sur le plateau de s’accorder sur le fait qu’il reste des « Béla Kun parmi nous », une référence au dirigeant de la République des Conseils de 1919, premier rejeton de la révolution bolchevique en Russie.
Quelques jours plus tôt, le patron de Mi hazánk, László Toroczkai, avait lui amalgamé les « Rouges » de Béla Kun et la gauche qui a repris la mairie de Budapest le 13 octobre. C’était à l’occasion de la commémoration de l’entrée des troupes de Horthy dans Budapest…commémorée également par une figure proéminente du Fidesz, János Lázár.
L’année 2020 qui marquera le centenaire de la signature du traité de Trianon promet donc d’être un moment paroxystique du nationalisme hongrois.