L’historien Roman Krakovsky vient de publier L’Europe centrale et orientale de 1918 à nos jours aux éditions Armand Colin (2017). Il revient dans cette tribune sur la récente « marche de l’Indépendance » en Pologne et plus généralement sur l’arrière-fond historique de la poussée « illibérale » et populiste en Pologne, en Hongrie et en République tchèque.
[zotpress items= »DSXPRC6E » style= »le-tapuscrit-author-date »][avatar user= »roman.krakovsky » size= »thumbnail » align= »right » /]Le 11 novembre à Varsovie, le monde découvre, stupéfait, une extrême-droite polonaise – et européenne – décomplexée et fière de l’être. Cet événement symbolique permet-il de mieux comprendre ce qui se passe actuellement en Pologne et ailleurs en Europe centrale et orientale ?
Les paradoxes
Au premier abord, les slogans qu’arborent les banderoles des manifestants véhiculent un message paradoxal.
La célébration d’une extrême-droite aux couleurs nationales, à travers les symboles fascistes des années 1930 et les uniformes militaires des résistants polonais anti-communistes de la Seconde Guerre mondiale, semble incompréhensible. Car c’est cette même extrême-droite qui a grandement contribué à l’instabilité politique du pays dans l’entre-deux-guerres. Car le nazisme, son grand frère, a causé au pays des dommages matériels et humains sans commune mesure avec ceux qui affectent le reste de l’Europe. Lorsqu’on se rappelle que près d’un Polonais sur cinq n’a pas survécu à la guerre (contre un sur 77 pour la France par exemple) et que le pays, exploité de manière prédatrice par Berlin, s’est retrouvé en 1945 à un niveau préindustriel, le reset de la mémoire collective que la Pologne est en train de faire actuellement est difficile à comprendre.
« Comment parvient-on à faire des musulmans, un groupe quasi inexistant une menace pour la survie de la nation ? »
À en croire ces bannières figurant un réfugié musulman niché dans un cheval de Troie aux portes de l’Europe ou les slogans comme « Pas de Pologne islamiste, pas de Pologne laïque, mais une Pologne catholique », le pays serait envahi par les musulmans qui mettent en cause l’identité (chrétienne) de la nation. Or le nombre de musulmans dans le pays est insignifiant : 20 000 sur 38 millions d’habitants selon le dernier recensement, soit 0,1 % de la population du pays. Comment parvient-on à faire d’un groupe quasi inexistant une menace pour la survie de la nation ?
Enfin, les étendards comme « On veut gouverner notre pays nous-mêmes et pas se faire gouverner par l’UE » laissent entendre que la Pologne serait inféodée aux puissances étrangères. Or c’est justement l’entrée dans l’UE qui a signifié pour la Pologne – comme pour les autres pays de la région – un spectaculaire bond en avant et une libération par la prospérité. En 2017, le pays enregistre une croissance soutenue (4,2 %) et un chômage le plus bas depuis 25 ans (4,7 %). C’est l’Europe qui a permis à la Pologne de s’affirmer pleinement et de devenir un des piliers politiques et économiques du continent, avec ses 38 millions d’habitants et sa parité de pouvoir d’achat qui la place à l’honorable 25e place du classement mondial. L’élection de Donald Tusk à la présidence du Conseil européen est un symbole de la reconnaissance de cette place de la Pologne parmi les grands. Pourquoi alors les Polonais considèrent-ils aujourd’hui l’UE avec autant de mépris et de méfiance ?
Le pouvoir des émotions
Un des moyens pour mieux déchiffrer ce qui se passe actuellement en Pologne – et plus généralement dans la région, car la situation est similaire en Slovaquie, en République tchèque ou en Hongrie – est de prendre au sérieux les émotions qui s’expriment à travers cette manifestation et d’essayer de saisir ce qui s’exprime à travers elles. Car l’émotionnel est un moyen de saisir le politique au même titre que le rationnel, comme le rappelait déjà en 1920 l’écrivain yougoslave Ivo Andrić dans sa Lettre. Au sujet de la cohabitation conflictuelle des ethnies qui composaient ce qui s’appelait alors le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, il observe que la « haine, tout comme la colère, joue un rôle dans le développement de la société, car la haine donne la force et la colère pousse à l’action. Il est de vieilles injustices et des abus profondément enracinés que seuls les débordements de la haine et de la colère peuvent arracher et balayer ».
« La mobilisation des émotions est particulièrement bienvenue en périodes de crise et de remise en cause des identités collectives comme celle que l’Europe centrale et orientale traverse actuellement. »
Les émotions sont en effet de puissants facteurs de mobilisation et de cohésion sociale. Elles agissent comme une « colle » qui relie les uns aux autres et donne ainsi le sentiment d’appartenir à la même « communauté du ressentiment ». La mobilisation des émotions est particulièrement bienvenue en périodes de crise et de remise en cause des identités collectives comme celle que l’Europe centrale et orientale traverse actuellement.
Sous cet angle, la manifestation du 11 novembre révèle la peur et la colère distillées dans la société polonaise. La peur de perdre les acquis du passé dans un monde globalisé (qu’il s’agisse des acquis matériels ou spirituels voire identitaires) et la colère qui permet à ceux qui ont peur de perdre ces acquis – ou qui les ont effectivement perdus – de descendre dans la rue pour mieux les conserver ou les reconquérir. Au passage, prendre ainsi son destin en mains contribue à reconstruire une image positive de soi.
Les origines
D’où vient cette peur et cette colère ? Pour mieux le comprendre, il faudrait d’abord reconnaître que les manifestants du 11 novembre ne sont pas différents de nous : ils veulent un toit au-dessus de leur tête, un système de santé qui fonctionne, des retraites, toutes ces choses qui rendent la vie décente. Ont-ils vraiment accès à tout cela ? Certes, les performances économiques de la Pologne sont aujourd’hui spectaculaires et le chemin parcouru depuis les années 1990 est considérable. Il suffit pour cela de visiter aujourd’hui ce pays et se rappeler les magasins désespérément vides des années 1980. Mais cette image quelque peu idyllique serait à nuancer. Le salaire moyen polonais reste aujourd’hui 3 fois inférieur au salaire moyen allemand et les disparités entre quelques agglomérations urbaines, bénéficiant des ressources et des facilités de transport, et les campagnes environnantes, enfoncées dans la pauvreté et l’isolement, continuent à se creuser. Certes, Varsovie, Bratislava ou Budapest sont aujourd’hui des métropoles modernes reliées aux marchés mondiaux. Mais à deux heures de voiture de là, on peut encore découvrir des campagnes où le niveau de vie des populations n’est pas très éloigné de celui d’il y a 30 ans. L’état catastrophique du système de santé polonais pousse aujourd’hui les médecins dans les rues et les Polonais à se faire soigner ailleurs – s’ils en ont les moyens. La coexistence de quelques multinationales bénéficiant de la globalisation et d’une marée d’entreprises locales qui se battent pour survivre engendre une économie à plusieurs vitesses, avec ses privilégiés d’une part et ses laissés pour compte de l’autre. Sans surprise, ce sont surtout les régions et les groupes défavorisés qui votent pour le PiS.
Mais il faudrait également scruter ce qui, dans ces expressions des émotions collectives, relève de l’irrationnel. Il faudrait décrypter ce qui se cache derrière la dénonciation de l’exploitation économique, de la perte de souveraineté nationale et de l’aliénation culturelle qui a été véhiculé par le 11 novembre. Car ces faits infondés, voire fantasmés, servent également d' »écrans » à d’autres faits, désormais absents mais agissant toujours en profondeur au sein du corps social. Leur origine remonte parfois à très loin dans le passé. Les émotions auxquelles ils se rattachent réellement peuvent attendre des années voire des décennies pour se réveiller. Les guerres civiles de l’ex-Yougoslavie des années 1990 ont démontré par le génocide la validité de cette règle.
La vision de l’islam comme un danger pour la communauté renvoie à l’expérience douloureuse du multiculturalisme que la région a connue dans le passé. Dans les anciens empires (russe, austro-hongrois, ottoman), la légitimité appartenait aux groupes politiquement dominants, que ce soit les Russes, les Allemands, les Hongrois ou les Turcs. La seule volonté considérée comme légitime était celle du groupe politiquement dominant et les droits des autres nationalités n’étaient pas reconnus. Les « peuples » devaient alors se protéger de ces empires et des autres peuples qui composaient ces empires.
Dans l’entre-deux-guerres, les États-nations qui succèdent à ces empires héritent de ces derniers la question des minorités. Celles-ci représentent alors jusqu’à un tiers de la population. À l’époque, cette situation est un des principaux facteurs de l’instabilité politique de la région. Car ces minorités remettent en cause parfois jusqu’à l’existence-même des États-nations et des communautés. C’est au nom de la reconstitution de la Nouvelle Allemagne sous l’égide du Troisième Reich que l’Autriche est annexée par Hitler en 1938. C’est au nom du retour de la minorité allemande au même Reich que la Tchécoslovaquie est dépecée en 1938 (accords de Munich) puis occupée en 1939 et que la Pologne est envahie la même année. C’est au nom du retour de la minorité hongroise à la Hongrie que la Roumanie perd la Transylvanie en 1940, etc.
Cette situation a favorisé des comportements de repli ou des réflexes défensifs et a encouragé parfois des politiques expansionnistes, comme celle de l’Allemagne nazie (conquête de l' »espace vital » pour le peuple allemand à l’est) ou de la Hongrie de l’amiral Horthy (demande de révision du traité de Trianon). Souvent, cela a engendré la volonté de réduire l’altérité, ce qui a engendré l’antisémitisme et les politiques discriminatoires à l’égard des minorités. On l’oublie parfois, mais la première loi antisémite de l’histoire moderne de l’Europe est adoptée en 1920 en Hongrie, limitant l’accès des Juifs à l’université. Ce repli identitaire a souvent faussé le rapport à soi et à l’autre, en favorisant le développement d’un complexe d’infériorité ou de supériorité ou la recherche d’un bouc émissaire à qui faire porter la responsabilité des malheurs qui ont frappé la communauté, comme le rappelle István Bibó dans La Misère des petits États d’Europe de l’Est.
Pendant la Seconde Guerre mondiale et à la Libération, la « question des minorités » est résolue de manière extrêmement violente par des transferts des populations à une échelle jusqu’alors inédite. Aux transferts des Allemands et à la Shoah organisés par Berlin dans les cinq premières années de la guerre s’ajoutent à la Libération les transferts organisés avec le concours des États, dans l’esprit de la justice des vainqueurs. Si entre 1938 et 1943, près de 15 millions de Centre-Est Européens sont concernés par ces transferts, entre 1944 et 1948, ils sont 31 millions. Le résultat de cette entreprise d’ingénierie sociale à l’échelle du continent est spectaculaire. Les minorités sont réduites à presque néant. En Pologne, on passe de 33 % à 3 %. En Tchécoslovaquie, la seule minorité allemande passe de 22 % à 1,8 %. Quelque part, le rêve des traités de Versailles de construire dans cet espace des États-nations parfaits est réalisé par Hitler et Staline – et par les États centre-est européens eux-mêmes ! Les États qui s’érigent ensuite sur la base de ce processus s’efforcent de balayer soigneusement sous le tapis la question de leur responsabilité concernant ces transferts et de diluer les particularités nationales dans l’internationalisme communiste.
Or ne pas assumer sa part responsabilité dans les erreurs du passé revient à maintenir en vie les démons qui les ont provoquées. Ces démons se nichent dans les profondeurs du corps social et attendent leur heure. Lorsque se présentent des événements qui rappellent les événements traumatiques qui les ont fait naître dans le passé, ils refont surface. Cette « névrose politique » se développe parfois sur plusieurs générations et génère des idéologies confuses et délirantes fondés sur une fuite dans l’imaginaire d’une grandeur passée, sur un rapport victimaire au monde, perçu comme peuplé d’ennemis et sur une confusion entre passé et présent. La pensée et les affects se fixent alors de manière pathologique sur un événement, perçu comme une catastrophe. Pour la Hongrie, c’est l’humiliation nationale consécutive à la défaite de 1918 qui alimente le révisionnisme hongrois tout au long de l’entre-deux-guerres, voire au-delà. Pour la Pologne, ce sont les partages du pays au 18e siècle qui mènent à ce que les nationalistes polonais qualifient de « 123 ans de captivité » et la Seconde Guerre mondiale où le pays perd de nouveau son indépendance.
« La conception ouverte de la nation comme « plébiscite de tous les jours » (Ernest Renan) cède de nouveau la place à une conception fermée, fondée sur l’appartenance ethnique, et donc de nouveau clivante. «
La « crise des réfugiés » de 2015-2016 a réveillé ces démons du passé. L’arrivée des migrants musulmans du Moyen-Orient et de l’Afrique remettrait en cause l’homogénéité culturelle, religieuse et ethnique des communautés nationales, entend-on. La conception ouverte de la nation comme « plébiscite de tous les jours » (Ernest Renan) cède de nouveau la place à une conception fermée, fondée sur l’appartenance ethnique, et donc de nouveau clivante. La globalisation ajoute à tout cela une touche particulière : la nation devient un refuge contre le risque de dilution de nos particularités dans un monde dominé par la finance (juive). Les discours et les images xénophobes sont de retour et avec eux leurs variations anciennes (antisémitisme) ou plus récentes (islamophobie). C’est ce qu’on retrouve dans la manifestation du 11 novembre, avec des slogans comme « Foutez le camp avec vos réfugiés » ou plus radicalement : « La Pologne pure, la Pologne blanche ».
Une des expressions violentes de ce repli identitaire est le refus unanime par les pays de la région des quotas d’accueil, fixés au niveau européen en tenant compte des spécificités économiques de chaque pays. Pourtant, la communauté musulmane est quasi inexistante dans ces pays et les quotas ne modifieraient pas fondamentalement cette situation.
Une autre est le retour du complexe de la victime ou du martyre. Il a ressurgi cette année avec l’affaire du Musée de la Seconde Guerre mondiale à Gdańsk où, selon les autorités polonaises, la muséographie n’accorderait pas aux souffrances polonaises une place suffisamment exceptionnelle. Cette position, défendue par le PiS, décrit les Polonais comme une nation élue, chargée de défendre la civilisation contre la barbarie. Elles se retrouve dans les uniformes de la résistance polonaise de 1939-1945 portées certains manifestants le 11 novembre et résonne étrangement avec ce qu’affirmait déjà en 1832 Adam Mickiewicz en comparant, dans Le Livre des pèlerins polonais, sa nation au Christ qui « libérera les peuples européens de l’esclavage » !
L' »ère illibérale »
Aujourd’hui, les leaders politiques centre-est européens instrumentalisent ces émotions et prétendent y apporter des solutions. La montée en puissance des « démocraties illibérales », terme revendiqué dès 2015 par Viktor Orbán, s’inscrit dans ce mouvement. Selon le Premier ministre hongrois, le principe universel de liberté individuelle et d’égalité que prône le libéralisme détruirait « le monde qu’on peut transmettre à nos enfants, la vieillesse dans la dignité qu’on peut garantir à nos parents et, lorsque cela est possible, la protection qu’on peut offrir à notre pays et à notre culture ». Dans l' »ère illibérale », c’est l’idéologie nationale-chrétienne, avec la primauté de la responsabilité d’abord envers sa propre communauté, qui est érigée en principe absolu : « En premier lieu, nous sommes responsables envers nos enfants, ensuite envers nos parents. […] Viennent ensuite ceux qui vivent dans nos villages et nos villes, et seulement après les autres ». Ces mots résument bien certains traits récurrents de la culture politique centre-est européenne marquée par un appel à l’honneur face à l’humiliation nationale, par un sentiment d’infériorité des « petits » victimes des « grands » et par la difficulté d’affronter les périodes sombres de l’histoire nationale.
Pour « défendre le peuple », cette radicalité a besoin de renforcer le pouvoir de l’État et de son leader. C’est ainsi que le gouvernement polonais s’attaque aux contre-pouvoirs comme la justice et les médias. À la télévision publique, soumise au PiS, les journalistes produisent un discours qui dépeint le gouvernement comme le garant de la souveraineté nationale et l’opposition comme les ennemis de la Pologne.
Le résultat de ce processus est un paysage médiatique déformé où les acteurs indépendants doivent affronter des agences et des médias financés par l’argent public. Les journalistes qui mènent des enquêtes sur le pouvoir et ses acteurs sont attaqués par les médias proches du pouvoir, comme récemment Tomasz Piatek, journaliste du quotidien polonais Gazeta Wyborcza, traité de paranoïaque, d’alcoolique et de drogué après la publication d’une série d’articles sur les liens russes du ministre de la défense, Antoni Macierewicz, en apparence antirusse. Parfois, l’État encourage même la création de médias qui se comportent comme des vrais mais qui diffusent de fausses informations.
La justice s’attaque à ceux qui résistent à cette pression, comme l’ancien directeur du Musée de la Seconde Guerre mondiale à Gdańsk qui vient d’être inculpé pour corruption et dont le domicile a été perquisitionné.
« En s’en prenant à la justice et à la presse, les gouvernement polonais et hongrois s’attaquent au cœur du système démocratique. »
Le 19 octobre 2017, Piotr Szczęsny s’est immolé devant le Palais de la Culture, dans le centre de Varsovie, laissant une lettre appelant les Polonais à changer ce pouvoir « avant qu’il ne détruise entièrement notre pays, avant qu’il ne nous prive complètement de la liberté ». Ce geste, par lequel cet homme espérait « ébranler les consciences », a été immédiatement raillé par le pouvoir comme un acte d’un dérangé mental.
Un processus similaire se déroule actuellement en Hongrie où le gouvernement d’Orbán contrôle effectivement les principales chaines de TV ainsi que la presse écrite et Internet. En 2016, l’État a même réussi à faire disparaître le principal quotidien de gauche Népszabadság, un des plus importants journaux du pays.
En s’en prenant à la justice et à la presse, les gouvernement polonais et hongrois s’attaquent au cœur du système démocratique. Car le rôle de ces contre-pouvoirs est d’empiéter sur le pouvoir des autres acteurs qui interviennent dans l’espace public, au premier rang desquels, l’État, et d’assurer ainsi à chacun la possibilité de s’exprimer en public en parfaite égalité et sans craindre de persécutions. Même si, dans la réalité, l’État et l’individu (ou une association ou un parti politique) ne sont pas égaux, dans l’espace public, ils doivent pouvoir se comporter comme si c’était le cas. C’est la condition pour que les acteurs représentant les intérêts des différents groupes de la société puissent discuter librement entre eux et élaborer ainsi ensemble la notion d’intérêt général pouvant concurrencer celle portée par le pouvoir.
Autrement dit, le contrôle des médias et de la justice assure au pouvoir une position hégémonique dans l’espace public et lui permet d’imposer ses valeurs et sa façon de penser comme les seules légitimes.
« C’est ainsi que les démocraties illibérales glissent vers l’autoritarisme… »
Cette situation rappelle le contrôle des moyens d’expression sous le communisme. La nuance, c’est qu’aujourd’hui, le gouvernement n’a pas besoin d’instaurer la censure ou d’emprisonner ses adversaires. Dans un contexte d’économie de marché où les groupes de presse et les médias sont soumis à une concurrence féroce, il suffit à l’État de privilégier les uns au détriment des autres, par des politiques de subventions. Les déséquilibres économiques que cela engendre peuvent s’avérer fatals pour la survie des médias.
Quel est l’objectif de ce processus ? Dans son roman 1984, une allégorie des autoritarismes modernes, George Orwell souligne l’enjeu que soulève ce contrôle des communications : « Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu’il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d’y arriver par des méthodes indirectes ». C’est également l’idée de la Lingua Tertii Imperii de Viktor Klemperer.
En déformant la réalité, le novlangue rend impossible toute critique de l’État et toute expression d’idées potentiellement subversives. Il vise à empêcher l’idée même de cette critique. À la place, il fabrique ses propres « faits alternatifs ». Le nom même du parti au pouvoir en Pologne – Loi et Justice – en fournit un parfait exemple. Il exprime l’exacte opposé de ce que ce parti est en train de faire, en violant constamment la loi et en plaçant les tribunaux sous contrôle.
C’est ainsi que les démocraties illibérales glissent vers l’autoritarisme…
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Que faire ?
Un des principaux facteurs d’attraction du gouvernement d’Orbán et de Kaczyński est aujourd’hui sa capacité de faire naître en ceux qui se sentent exclus ou marginalisés l’espoir, qu’en votant pour eux, leur situation va s’améliorer. Le gouvernement polonais a adopté quelques mesures qui répondent à une vraie attente et qui par conséquent renforcent sa légitimité. La revalorisation, en 2008, du salaire minimum (+ 20 %) ou le lancement, en 2017, de la construction d’un nouvel aéroport près de Varsovie ou d’une autoroute Nord-Sud qui reconnecte les régions les plus défavorisées, sont-ils populistes ou nécessaires – ou les deux ?
Pour autant, le coût de ces mesures est bien loin de l’aide que l’UE fournit aux pays de l’Europe centrale et orientale dans le cadre des fonds structurels européens et de la politique agricole commune. Lors du seul exercice 2007-2013, ces pays ont reçu de l’UE plus que l’Europe occidentale lors du Plan Marshall après 1945. Et ce constat vaut également pour l’exercice 2014-2020 : 325 milliards des 960 milliards d’euros du budget européen (33 %) sont réservés au fonds de cohésion pour les régions moins développées, situées notamment en Europe centrale et orientale, et 59 autres milliards d’euros aux pays partenaires de l’UE, dont les Balkans. Par ailleurs, les aides agricoles profitent également à ces pays. Grâce à cette aide, et à l’effort des populations locales, les pays de la région se sont depuis les années 1990 bien adaptés au nouvel environnement et ont restructuré leurs économies (privatisations, ouverture aux investissements, passage à une production intensive fondée sur l’utilisation des technologies innovantes).
Et si une partie de cette aide a été utilisée à mauvais escient, il faudrait le reconnaître et en tirer des conclusions en réajustant le tir. Car pour redonner foi dans la démocratie en Europe centrale et orientale, il faudrait que la justice fasse son travail également dans les anciens « pays de l’Ouest ».
« Nous devons prendre soin de ceux qui frappent aujourd’hui à nos portes. »
Mais il ne s’agit pas seulement d’argent. L’aide que l’UE fournit aux pays de la région, c’est surtout une traduction en actes de la principale valeur européenne, la solidarité. La même solidarité que les pays occidentaux ont appliquée aux 200 000 réfugiés hongrois qui ont fui le pays en 1956 après l’écrasement de la révolution hongroise. Cette solidarité repose sur le principe de la réciprocité. Nous devons prendre soin de ceux qui frappent aujourd’hui à nos portes. Car nous aussi, nous pouvons devenir demain des réfugiés pour quelqu’un d’autre. Ce principe de solidarité souligne et renforce le lien qui nous unit tous, faisant de nous les membres de la même fratrie. Car prendre soin des réfugiés d’aujourd’hui, c’est une manière de prendre soin de nous-mêmes et nous tirer ainsi mutuellement vers le haut, ce dont nous pourrions être authentiquement fiers – et ce n’est pas la moindre des choses !
C’est cette solidarité, et non le repli sur soi, qui permettra de se maintenir une place dans un monde globalisé. Car depuis 1900, l’Europe recule sur le plan économique, démographique et politique face à de nouvelles puissances émergentes. En 1900, au sommet de sa puissance, le continent représentait 26 % de la population mondiale et 45 % de sa production. En 1950, ce n’est plus que 23 % et 39 % et vers 2000, à peine 13 % et 26 %. Pour ne pas disparaître dans un monde globalisé, les États-nations européens doivent agir ensemble. L’UE est un cadre qui peut parfaitement convenir à la défense de leurs intérêts. En ce sens, les mots de l’ancien Premier ministre britannique Winston Churchill prononcés à l’Université de Zurich en 1946 n’ont rien perdu de leur actualité : « Si l’Europe s’unissait un jour pour partager son héritage commun, il n’y aurait pas de limite au bonheur, à la prospérité et à la gloire dont pourrait jouir sa population […]. Nous devons créer un genre d’États-Unis d’Europe. De cette façon, des centaines de milliers de travailleurs pourront recouvrer les simples joies et espoirs qui rendent la vie digne d’être vécue. »
« La « révolution conservatrice » que traverse aujourd’hui l’Europe centrale et orientale est portée par les jeunes. »
La « révolution conservatrice » que traverse aujourd’hui l’Europe centrale et orientale est portée par les jeunes. On souligne souvent que ce sont eux qui ont le plus profité de la démocratisation et de l’ouverture des frontières des trente dernières années. D’où l’incompréhension face à leurs choix politiques. Surtout pour eux, il faudrait rappeler plus clairement le cordon ombilical qui relie la démocratie, le libéralisme et l’amélioration du bien-être. Pendant 40 ans, les pays de la région ont expérimenté un système politique et économique alternatif. Ce système a promis aux populations d’assurer le bien-être en éliminant les contre-pouvoirs et en instaurant un système politique à parti unique. Son bilan s’est avéré catastrophique. « Nous nous sommes habitués à dire une chose et à penser autrement » et « à ne croire en rien, à être indifférents les uns à l’égard des autres », rappelle Václav Havel en 1990.
Ces régimes se sont effondrés car pour améliorer le bien-être, il faut pouvoir dire les choses comme elles sont. Pouvoir critiquer les dysfonctionnements afin de les corriger. Nos parents et nos grands-parents ont appris dans la douleur que la principale condition de ce « parler vrai » est justement de pouvoir le faire. Que le langage de la vérité est nécessaire pour avancer et que cette vérité exige l’existence d’une liberté d’expression et d’un pluralisme car c’est la meilleure façon de garantir le dialogue et la possibilité de s’associer les uns aux autres pour réinventer ensemble nos façons de vivre.
C’est aussi cela, l’enseignement du communisme. Car la seule voie pour sortir du communisme était de rétablir les faits, de parler des dysfonctionnements économiques et d’en dénoncer les responsables, comme le demande Solidarnosc en 1980. Cela passait d’abord par le rétablissement de la vie « dans la vérité » et donc « dans la dignité », comme le rappellent Adam Michnik ou Václav Havel dans les années 1970. « Ce n’est que par ce biais, dans la responsabilité existentielle totale de chaque membre de la communauté, que l’on peut dresser un barrage durable contre la « totalitarisation rampante », affirme Václav Havel dans Le Pouvoir des sans-pouvoir.
« Pour construire une relation apaisée avec les autres, il faut commencer par soi-même et chercher à surmonter ses propres blocages. »
Enfin – et c’est probablement sur ce point que le travail à faire sera le plus dur – il faudrait mener un véritable examen de conscience de son propre passé. Car pour construire une relation apaisée avec les autres, il faut commencer par soi-même et chercher à surmonter ses propres blocages. Cela passe par une construction du rapport à soi et aux autres davantage encré dans la réalité, en affrontant les pages moins glorieuses de son histoire nationale. Être ainsi responsable de son propre passé est une manière d’être responsable de son avenir.
Certes, les citoyens de l’Europe centrale et orientale se sentent peu concernés par l’exode des populations du Moyen-Orient et de l’Afrique qui touche aujourd’hui leurs pays, renvoyant la balle aux anciennes puissances coloniales de l’Ouest, à leurs actions dans la région et à leur sentiment de culpabilité. Mais ils n’en ont pas moins, eux aussi, leurs propres démons…
En République tchèque, la question de la responsabilité de l’État dans le « transfert » de près de 2,6 millions d’Allemands, organisé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, divise toujours la société.
En Hongrie, les pertes territoriales imposées par le traité de Trianon (1920) sont encore aujourd’hui qualifiées de « diktat » par une grande partie des Hongrois et la révision de ce traité constitue un des fils conducteurs de la politique extérieure d’une partie radicale de sa classe politique, même si les chances de les voir un jour satisfaites sont aujourd’hui proches du néant.
En Pologne, la question du rôle des populations locales dans la Seconde Guerre mondiale provoque toujours de violents débats. En 2016, le gouvernement polonais a menacé de retirer à l’historien Jan T. Gross la médaille de l’Ordre national du mérite qui lui avait été attribuée en 1996 sous prétexte que ses travaux et interventions médiatiques seraient « antipatriotiques ». Pour Zbigniew Ziobro, ministre de la Justice, qualifier publiquement la nation polonaise de coresponsable des massacres nazis constitue un « délit ». Début janvier 2017, le débat sur la nation est relancé par le dossier du musée de la Seconde Guerre mondiale à Gdańsk que le gouvernement polonais a attaqué sous prétexte qu’il ne donnait pas assez de place à l’héroïsme des Polonais et que son exposition permanente noyait « le point de vue polonais » sur la guerre dans un « pseudo-universalisme ».
Beaucoup est déjà fait dans ce domaine, qu’il s’agisse du travail des historiens ou des écrivains qui se confrontent à de ces vieux démons. En République tchèque, les romans comme L’Expulsion de Gerta Schnirch de Kateřina Tučková (2009) ou Les Allemands de Jakuba Katapla (2014) abordent la question du transfert des Allemands après 1945, provoquant une vive polémique dans la société. En Lituanie, Ruta Vanagaite vient de publier l’essai Notre peuple qui pose la question de la responsabilité des populations lituaniennes dans la Shoah par balles et le massacre de 200 000 Juifs, etc.
« Nous sommes désormais liés les uns aux autres et toute inaction pave aux radicaux une autoroute de légitimité. »
Il faut poursuivre ce travail. Car le repli sur soi, similaire à celui entrepris aujourd’hui par la Grande-Bretagne du Brexit et les États-Unis de Trump, n’est pas une solution. Les Britanniques sont en train de le réaliser en négociant leur sortie de l’UE.
Préférer une société ouverte à une société fermée, c’est d’être persuadé qu’elle donne l’espoir d’une vie meilleure. C’est cet espoir qu’il faut reconstruire, car « c’est l’espoir plus encore que le malheur qui anime les révolutionnaires », comme le rappelle Raymond Aron dans Budapest 1956.
Ne pas agir, dans le contexte d’aujourd’hui, est aussi une forme d’action. Certes, le premier réflexe est de compter sur une réaction ferme au niveau européen par rapport à ce qui se passe en Europe centrale. Néanmoins, pour le moment, les sanctions, même symboliques, peinent à venir. C’est une erreur fatale, car nous sommes désormais liés les uns aux autres et toute inaction pave aux radicaux une autoroute de légitimité.
Mais l’action devrait commencer d’abord au niveau de l’individu. Car rétablir un rapport à soi et à l’autre davantage ancré dans la réalité passe également par les gestes, des gestes aussi simples que de ne pas laisser passer un comportement inapproprié ou une opinion non fondée sur les faits. Comme le note encore Georges Orwell, « ne pas résister au mal, c’est se laisser dévorer par lui ». Et cela commence par soi.