Pavel Litvinov : « En 1968, nous pensions que la Tchécoslovaquie pouvait servir de modèle à l’URSS »

Le 25 août 1968, huit dissidents soviétiques ont protesté sur la Place rouge à Moscou contre l’invasion, quatre jours plus tôt, de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie. Trois d’entre eux, les trois derniers encore vivants, ont été reçus au ministère des Affaires étrangères tchèque à Prague en juin dernier. Cinquante ans après l’écrasement du Printemps de Prague, cette cérémonie a été l’occasion de rendre hommage à ces femmes et à ces hommes pour leur courage et leur engagement pour la liberté. Le site d’information Aktuálně.cz a publié une interview avec un de ces héros – Pavel Litvinov.

Entretien mis en ligne sur le site aktualne.cz le 8 juin 2018. Diffusé par Le Courrier d’Europe centrale avec l’autorisation d’Aktualne.cz. Traduit du tchèque par Guillaume Narguet.

Avec le temps, quel regard portez-vous aujourd’hui sur votre manifestation contre l’occupation de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie ?

Cela a été un des moments les plus marquants de ma vie. Nous nous sommes exprimés en faveur de la liberté de parole, avons pris position pour la liberté de la petite Tchécoslovaquie qui venait d’être envahie par les chars de l’Union soviétique, pour les principes d’indépendance et la protection des droits de l’homme. Nous avions pleinement conscience du prix que nous aurions à payer pour tout cela : l’exil, les camps de travail, l’emprisonnement dans les asiles… Nous le savions, mais nous avons pensé que cela en valait la peine.

Feriez-vous quelque chose différemment aujourd’hui ?

Non. Notre manifestation était une réaction spontanée. Nous n’attendions d’ailleurs aucun résultat concret de notre protestation, aucune retombée sur l’occupation de la Tchécoslovaquie. Nous ne nous attendions pas davantage à qu’elle ait une quelconque résonance dans la société. Simplement, nous ne pouvions pas agir autrement. C’était une question de conscience.

La réaction du régime soviétique, elle, a été très dure à votre égard et à celui des sept autres manifestants. Les miliciens vous ont roué de coups sur la Place rouge même. Vous avez ensuite été placés dans des conditions atroces dans des asiles d’aliénés, envoyés dans des camps de travail, condamnés à l’exil…

Comme je l’ai dit, nous nous attentions à tout cela et y étions préparés. La liberté de parole est ce que tout régime totalitaire, soviétique ou autre, redoute le plus. L’URSS n’a quand même pas envahi la petite Tchécoslovaquie il y a cinquante ans de cela parce que celle-ci la menaçait militairement, mais parce qu’elle proposait alors un modèle selon lequel il était possible de vivre et de développer un pays sans tenir compte de toutes les théories communistes. Un système dans lequel était possible de vivre librement et de s’orienter vers le capitalisme démocratique. Même le président Poutine reconnaît – bien qu’il apprécie l’exercice autoritaire du pouvoir – que le capitalisme est préférable à un régime semblable à celui qui régnait en URSS. Il ne rejette pas non plus les principes de liberté et de droits de l’homme. L’autre question est de savoir s’il les respecte. La réponse est non, bien évidemment.

Vous considériez donc le Printemps de Prague comme un exemple possible pour le développement de l’URSS ?

Tout à fait. Nous avons prié pour que nos armées n’interviennent pas en Tchécoslovaquie, car nous pensions que ce qui s’y passait pouvait servir de modèle de développement. Nous espérions qu’un leader plus souple et compétent puisse prendre la direction des opérations chez nous aussi. En même temps, nous n’étions pas naïfs : nous étions bien conscients que cette probabilité était quasiment nulle en URSS à cette époque. Mais oui, la Tchécoslovaquie était une source d’inspiration. Nous nous disions que des gens comme Alexander Dubček et Zdeněk Mlynář[1]Membre du parti communiste tchécoslovaque, élu secrétaire du comité central au printemps 1968, Zdeněk Mlynář faisait partie de l’aile réformatrice du parti. Il a, comme Dubček, signé le Protocole de Moscou peu après l’invasion de la Tchécoslovaquie, fruit de négociations entre dirigeants soviétiques et tchécoslovaques qui prévoyaient notamment de protéger le socialisme en Tchécoslovaquie. Exclu du parti en 1970, il a été un des co-rédacteurs de la pétition des dissidents tchécoslovaques appelée Charte 77 en 1977 avant, cible de la répression, d’émigrer en Autriche. avaient fait leurs études dans la même école (l’Université d’Etat de Moscou) que Gorbatchev ou Iouri Andropov.

On peut toutefois supposer que vous ne vous faisiez pas d’illusions sur le sort de la Tchécoslovaquie en cas d’envoi des chars soviétiques. Vous étiez donc plus prévoyants que les responsables politiques tchécoslovaques…

Nous savions que les dirigeants soviétiques hésitaient à occuper la Tchécoslovaquie. Ce qui n’enlève rien au fait que nous nous attendions à leur décision. C’est d’ailleurs pourquoi notre réflexion a abouti à la conclusion que si notre armée intervenait en Tchécoslovaquie, nous protesterions sans nous soucier des représailles du régime. Nous ne pouvions pas rester silencieux, notre conscience nous empêchait de ne pas réagir.

« Enfant, j’ai adoré Staline »

Vous concernant plus concrètement, la raison de votre opposition était-elle liée à votre rejet de la tradition bolchevique de votre famille ? (Grand-père de Pavel Litvinov, Maxime Litvinov a occupé pendant de longues années les fonctions de ministre des Affaires étrangères sous Staline.)

J’ai cru très fort, lorsque j’étais jeune, à tout ce qui était antinazi. Puis j’en suis progressivement arrivé à la conclusion que le nazisme et le communisme sont très proches l’un de l’autre d’un point de vue idéologique. Moi et mes amis n’étions pas des anticommunistes pour autant, même si c’est ce que nous affirmions. Nombre de mes amis et de mes collègues n’étaient pas opposés au socialisme en tant que tel, encore fallait-il que celui-ci soit démocratique. C’est précisément ce que Dubček appelait « le socialisme à visage humain ».

Nous avions besoin de la liberté pour vivre. Dans l’idéal, seul un peuple libre peut choisir le régime qui lui convient le mieux. Personnellement, j’étais convaincu que c’était la démocratie capitaliste. Mais je n’avais aucune idée de quand elle pourrait être instaurée en URSS. Quant à mon grand-père, il avait confiance en Lénine mais pas en Staline. Son profil ne correspondait pas à l’idée que l’on se faisait des communistes à l’époque. C’est d’ailleurs un miracle qu’il ait survécu aux répressions staliniennes. Même considéré avec un œil plus actuel, c’était davantage un social-démocrate. Il est mort quand j’avais 12 ans.

Comment êtes-vous passé du petit pionnier que vous étiez et qui a pleuré toutes les larmes de son corps à la mort de Staline au statut de professeur reconnu qui a protesté contre l’invasion de la Tchécoslovaquie sur la Place rouge et ainsi donc contre le régime communiste en URSS ?

C’est un long chemin qui est d’abord passé par l’étude de la littérature russe classique. La littérature russe du XIXe siècle évoque la compassion très forte ressentie pour les gens de condition modeste et les plus petits. Peu importe qu’il s’agisse de l’œuvre de Pouchkine, de Gogol, de Tolstoï ou de beaucoup d’autres auteurs. C’est essentiellement pour cette raison que j’ai ressenti de la compassion pour la petite Tchécoslovaquie qui était attaquée par la grande URSS.

Vous souvenez-vous de Staline ou de certains de ses fidèles de par votre famille ?

Je l’ai déjà dit : le petit garçon que j’ai été, adorait Staline. Je l’ai aimé. Je considérais Staline comme un dieu qui s’occupe de tous et veille sur nous. J’avais vue sur le Kremlin depuis ma chambre. Le soir, lorsqu’il y avait de la lumière derrière une fenêtre, j’imaginais Staline assis à son bureau en train de penser au bien et à l’avenir de son peuple. Telles étaient les bêtises auxquelles je croyais lorsque j’avais 8 ans. Mais il y avait aussi beaucoup d’adultes qui étaient convaincus que si Staline le voulait, il deviendrait le meilleur neurochirurgien ou le meilleur cardiologue au monde. Mais le génie qu’il était avait un travail à mener d’une bien plus grande importance… Avec le temps, mes parents ont commencé à m’expliquer qui était vraiment Staline, à me parler de ses crimes. Ils m’ont dit la vérité. Cela a été une immense désillusion et je me suis alors mis à réprouver Staline.

« Quelle différence entre nous et Oleg Sentsov ? »

Quel regard portez-vous sur le régime de Vladimir Poutine et ses célébrations de l’invasion de la Tchécoslovaquie ? La Télévision russe diffuse des documentaires qui prétendent qu’il s’agissait d’une aide internationale apportée par un peuple ami, le peuple soviétique, à un autre peuple ami, et que cette intervention a permis d’empêcher une agression de la Bundeswehr ou de l’armée américaine. C’est d’ailleurs une version défendue par certains communistes tchèques aujourd’hui encore…

Vous savez, des idiots cyniques, il y en a toujours eu et il y en aura probablement toujours. C’est Poutine en Russie ou Trump aux Etats-Unis. Vous avez aussi Orbán en Hongrie. A mes yeux, ce sont des nationalistes sans idées qui aiment tout particulièrement manipuler les masses. Nous avons connu le communisme international et sa lutte pour la paix. Nous avons aujourd’hui le nationalisme international. Ces gens-là font bien entendu l’éloge d’interventions semblables à celle de l’invasion de la Tchécoslovaquie parce qu’elles aident les régimes autoritaires.

Ces gens-là haïssent la démocratie et ses valeurs. Notez d’ailleurs qu’ils s’entendent parfaitement : Poutine comprend la politique de Trump, comme celui-ci comprend la politique de Poutine. Ils nous ont emprisonnés pour notre rejet du totalitarisme il y a cinquante ans de cela comme ils emprisonnent aujourd’hui par exemple le réalisateur ukrainien Oleg Sentsov. Lui a été condamné à vingt ans de prison parce qu’il ne reconnaît pas l’annexion de la Crimée. Quelle est la différence avec le sort qui nous a été réservé en 1968 ?

Si quelqu’un ment systématiquement au sujet des opérations subversives de la CIA en prétendant que c’est elle qui est à l’origine de la révolution orange en Ukraine, et que personne ne contredit à haute voix ces mensonges, alors ceux-ci influencent bien entendu la perception qu’ont les gens de ces événements. Internet peut être de grand service, encore fait-il savoir s’en servir, savoir reconnaître le vrai du faux et ne pas chercher les réponses les plus simples. La liberté ne peut pas résoudre à elle seule tous les problèmes. Elle donne seulement la possibilité de les résoudre.

La Russie a-t-elle su faire l’analyse de son passé soviétique et de l’invasion de la Tchécoslovaquie ?

Des amis de l’ONG de défense des droits de l’homme Memorial ont essayé de convier Boris Eltsine et Poutine à mener une telle réflexion. Ne serait-ce que pour reconnaître les erreurs commises. Dans le cas d’Eltsine, cette volonté n’a pas été totalement vaine. Même Poutine n’a jamais déclaré qu’il était d’accord avec l’invasion de la Tchécoslovaquie. Néanmoins, dès que des forces non démocratiques ont commencé à prédominer en Russie, Poutine a cessé de se distancier de l’occupation de la Tchécoslovaquie. Les forces au pouvoir actuellement en Russie sont convaincues que contrôler sinon la République tchèque, alors les pays baltes, est de leur droit. Et si les pays baltes font partie de leur sphère d’influence, alors l’Ukraine bien entendu aussi.

A partir de quand assiste-t-on, selon vous, à ce tournant dans la perception par la Russie de sa sphère d’influence ?

Vous savez, Eltsine était un alcoolique dont la priorité vers la fin était de se trouver un successeur qui ne le jette pas en prison et ne lui confisque pas sa fortune et celle de sa famille. C’est une promesse que Poutine a faite à Eltsine. Aucune erreur n’a été commise. Un désordre complet régnait en Russie dans les années 1990. Les gens n’étaient plus payés, ils avaient faim. C’est alors que Poutine est arrivé en promettant de remettre de l’ordre. Et la vie des gens s’est réellement améliorée. Parallèlement, Poutine et ses proches ont profité de la situation pour s’enrichir comme par miracle. Tous sont devenus des milliardaires. Et qui n’était pas d’accord avec lui finissait derrière les barreaux, comme par exemple Mikhaïl Khodorkovski.

La situation n’est pas idéale non plus en République tchèque, où je peux ne pas être d’accord avec certains responsables politiques. Néanmoins, le pays continue de se développer. Certains sont peut-être mécontents de la situation actuelle, mais elle est le résultat d’élections libres ; la démocratie règne parce qu’il existe une tradition démocratique. En Russie, il faut d’abord que cette tradition voie le jour.

« A l’ère d’Internet, la liberté de parole a plus d’importance que jamais. »

Que pensez-vous du président Miloš Zeman, qui exprime ouvertement son admiration pour Poutine ? Et comment expliquez-vous cette admiration ?

C’est une honte. Il n’y a pas d’autre mot. La nation s’en souviendra quand il s’agira d’évoquer son rôle et sa place dans les manuels d’histoire. Avec mes amis, nous avons lutté pour que les Tchécoslovaques aient le droit d’élire démocratiquement leurs représentants politiques. Peu importe s’il s’agit de conservateurs libéraux, l’essentiel est que ce soient des démocrates. C’est là aussi la preuve de l’élan actuel des forces autoritaires. Pour ce qui est plus concrètement de Miloš Zeman, si je le pouvais, je lui dirais personnellement qu’il siège à un poste qui a appartenu à Václav Havel avant lui. Il n’y aurait rien de ce qu’est la République tchèque aujourd’hui sans des gens comme Havel.

Ce que fait Miloš Zeman n’est rien d’autre que du cynisme. Il veut entretenir de bonnes relations avec Poutine, parce que cela est plus simple pour lui. Il est déçu de l’Occident et ne croit pas en l’Europe. Celle-ci, il faut l’admettre, traverse une crise, beaucoup de choses sont compliquées et incompréhensibles, alors que tout est plus simple avec Poutine. Sa vision du monde est plus facile à comprendre. Et puis c’est un ami sur lequel on peut compter.

Accepteriez-vous une invitation de Miloš Zeman au Château de Prague ?

S’il s’agissait d’une invitation personnelle, je refuserais. De quoi pourrions-nous bien discuter ensemble ? J’aime la liberté, lui Poutine. Mais s’il s’agissait d’un débat en public suivi d’une conférence de presse, alors j’y participerais.

Que sont devenus les autres participants à la manifestation sur la Place rouge ? Etes-vous restés en contact ?

Seuls Tatiana Baeva et Viktor Fainberg sont encore en vie. Nous sommes de proches amis. Nous étions ensemble à Prague pour recevoir le Prix Gratis agit de l’Etat tchèque.

Les dissidents soviétiques que vous étiez sont bien connus en République tchèque. Ce n’est pas le cas en Russie, où votre action est ignorée et où l’on fait même de vous des dissidents des temps modernes, des « ennemis de la nation » ?

Il y a de cela quelques années, nous avons reçu un prix des mains de l’ombudsman Vladimir Loukine. Vladimir Poutine, lui, ne nous remettra jamais rien, je ne l’espère même pas. Pour le reste, c’est vrai, les Russes ne nous connaissent pas. Ou très peu. Le régime nous ignore, et ce pour une raison très simple : en 1968, la propagande russe a prétendu que nos troupes sont entrées en Tchécoslovaquie six heures seulement avec la Bundeswehr allemande.

Aux yeux des gens qui croient de telles absurdités, nous sommes donc, les huit opposants de la Place rouge, des ennemis. En même temps, nous sommes très reconnaissants des honneurs qui nous sont réservés en République tchèque. Mais croyez-moi, c’était bien la dernière de nos préoccupations à l’époque. Il ne faut jamais cesser de lutter pour la liberté des prisonniers politiques. A l’ère d’Internet, les droits de l’homme et la liberté de parole ont plus d’importance que jamais.

Notes

Notes
1 Membre du parti communiste tchécoslovaque, élu secrétaire du comité central au printemps 1968, Zdeněk Mlynář faisait partie de l’aile réformatrice du parti. Il a, comme Dubček, signé le Protocole de Moscou peu après l’invasion de la Tchécoslovaquie, fruit de négociations entre dirigeants soviétiques et tchécoslovaques qui prévoyaient notamment de protéger le socialisme en Tchécoslovaquie. Exclu du parti en 1970, il a été un des co-rédacteurs de la pétition des dissidents tchécoslovaques appelée Charte 77 en 1977 avant, cible de la répression, d’émigrer en Autriche.
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