Guerre contre paix, droite contre gauche, villes contre villages, riches contre pauvres, peut-on vraiment simplifier ainsi le résultat de l’élection présidentielle qui a vu la victoire de l’ex-général Petr Pavel sur l’ex-premier ministre Andrej Babiš ? Décodage.
La dernière ligne droite de l’élection présidentielle a donné lieu à une campagne agressive, avec d’un côté une campagne de diffamation contre Pavel et de l’autre des attaques et menaces contre Babiš. L’ex-premier ministre a tout fait pour présenter l’ex-général comme un dangereux va-t-en-guerre qui voudrait entraîner la Tchéquie dans la guerre russo-ukrainienne, tandis que l’ex-général s’est présenté comme le représentant d’un monde calme et ordonné en lutte contre le monde du chaos et du mensonge de son adversaire.
Le verdict des urnes a été sans appel, avec une confortable victoire de l’ex-général, qui a récolté 58,3 % des voix, quelque 17 points d’avance sur son rival. Dans les villes de plus de 50 000 habitants, dans les communes plus riches et dans les communes où le niveau d’éducation est plus élevé, Pavel a reçu environ deux tiers des voix. Il a aussi pu compter sur l’appui de plus de 90 % des électeurs des cinq partis de la coalition de centre-droit au pouvoir, ce qui semble confirmer son statut de candidat pro-gouvernemental, comme le martelait Babiš pendant l’entre-deux-tours.
Tchéquie A vs. Tchéquie B ?
Ces résultats semblent confirmer l’idée d’une division entre zones urbaines et zones rurales, entre riches et pauvres, entre une Tchéquie A, qui vote pour la droite et les libéraux, et une Tchéquie B, qui vote pour des populistes aux accents sociaux comme Miloš Zeman et Andrej Babiš. Pourtant, au-delà des schémas simplistes, la campagne a brouillé ces divisions et s’est beaucoup plus jouée sur des effets de mobilisation et de démobilisation.
Tout d’abord, en y regardant de plus près, il apparaît clairement que Babiš n’a réussi à véritablement défaire son adversaire nulle part. Les villages (moins de 2000 habitants), si facilement présentés en opposition aux villes, ont tout de même donné dix points d’avance à Pavel sur Babiš. Même dans les municipalités marquées par le décrochage scolaire, l’endettement personnel et la pauvreté, les deux hommes ont fait match nul, alors que Miloš Zeman avait cartonné dans de telles régions, avec une vingtaine de points d’avance sur son rival en 2018.
C’était joué d’avance
Sans vouloir négliger les effets des campagnes respectives des deux candidats, l’issue de l’élection présidentielle était en grande partie jouée dès le début par la constellation politique, qui ne donnait presque aucune chance à Andrej Babiš. Dès la veille de la campagne officielle, quand Babiš a enfin confirmé qu’il briguait la présidence, il est devenu clair que cette élection serait un référendum sur l’ex-premier ministre. Et il était tout aussi clair que celui-ci n’avait presqu’aucune chance de l’emporter, puisque tous les sondages le donnaient perdant lors d’un éventuel second tour, et ce peu importe le rival.
En tant que personnalité clivante qui venait tout juste de passer huit ans au pouvoir, le milliardaire populiste ne profitait pas des longues années d’oubli qui avaient permis à Miloš Zeman de faire son grand retour en 2013.[1] Premier ministre social-démocrate (ČSSD) entre 1998 et 2002, il s’est retiré de la politique suite à son échec lors de la présidentielle de 2003. À l’époque, les parlementaires choisissaient le président lors d’un scrutin secret, et Zeman avait reçu un camouflet en étant éliminé au premier tour, ne recevant même pas toutes les voix des sociaux-démocrates. Il avait fait son grand retour en remportant la première présidentielle au scrutin populaire en 2013. Pour Babiš, la seule stratégie possible était de voir l’opposition anti-Babiš s’entre-déchirer avant le premier tour, et puis de profiter de sa démobilisation au second tour. Ni la première, ni la seconde partie de cette stratégie n’a fonctionné. L’opposition anti-Babiš a fait preuve de plus de retenue que prévu et la campagne de Babiš a souffert d’une surdose d’agressivité.
Un premier tour conciliant
En refusant de participer aux débats, Andrej Babiš voulait éviter d’être la cible de tous et voulait aussi éviter de projeter l’image quelque peu hystérique qu’il a souvent laissée lorsque confronté par ses adversaires. Il préférait pousser les candidats de l’opposition à se chamailler entre eux et à creuser des fossés infranchissables entre leurs partisans. Cette stratégie avait bien réussi à Miloš Zeman en 2018, quand il avait pu affronter une opposition en morceaux au second tour.
Cette fois-ci, les candidats de l’opposition ont gardé leur sang-froid durant les débats précédant le premier tour et ont évité de diaboliser leurs concurrents. L’ex-général Petr Pavel, qui était le grand favori, a certes été confronté sur la question de son passé, puisqu’il a commencé sa carrière dans l’armée tchécoslovaque communiste et a rejoint le parti unique dans les années 80, mais il a réussi à se défendre en jouant la carte de la franchise et du repentir.
En obtenant 35 % dès le premier tour, tout juste derrière Petr Pavel, l’ex-premier ministre Babiš avait déjà réussi un score inespéré.
Malgré leurs attaques, ses adversaires n’ont pas été jusqu’à le présenter comme un candidat inéligible en raison de son passé. Ainsi, les principaux candidats comme l’ex-rectrice Danuše Nerudová et l’ex-diplomate Pavel Fischer n’ont pas hésité un instant à rallier Petr Pavel pour le second tour. Forts de leurs 14 % et 6 % respectivement, Nerudová et Fischer ont même fait activement campagne en faveur du ‘Général’, montrant un front commun d’opposition à Babiš.

Mobilisations et démobilisations
En obtenant 35 % dès le premier tour, tout juste derrière Petr Pavel, l’ex-premier ministre Babiš avait déjà réussi un score inespéré, mobilisant fortement ses fidèles ainsi qu’une bonne partie de l’électorat du parti d’extrême-droite (SPD). Néanmoins, il se trouvait mathématiquement perdant si son adversaire gardait ses électeurs et gagnait ceux des candidats défaits. Babiš et son équipe ont donc choisi la seule solution qui offrait l’ombre d’une chance : ils ont déclenché une campagne agressive visant à démobiliser l’adversaire et mobiliser les siens.
En sortant la menace de la guerre, Babiš a misé sur les craintes les plus profondes de la population, où la peur d’un élargissement des combats est bien sûr présente. La campagne a cependant été dénoncée par ses opposants et par de nombreux commentateurs comme mensongère et dangereuse, et elle a eu l’effet inverse d’unir et de mobiliser l’opposition anti-Babiš. Malgré les réserves que certains avaient sur le passé de Pavel ou sur son caractère, il semblait largement préférable à l’idée de voir Andrej Babiš devenir le chef de l’État. De plus, Pavel a répondu aux attaques avec calme et détermination, ne sortant pas du rôle qu’il avait endossé depuis le début de la campagne.
Grâce aux sondages post-électoraux analysant les effets de mobilisation et de démobilisation, il apparaît que la stratégie de Babiš a été un couteau à double tranchant. Les reports d’électeurs entre le premier et le second tour montrent que Pavel a conservé 97% de ses électeurs du premier tour, a pu compter sur 90 % des électeurs de Nerudová et Fischer et a attiré près de 50 % des électeurs des autres candidats malheureux. Déjà, celui lui suffisait pour remporter la victoire.
Ce qui est plus frappant, c’est de voir à quel point la campagne agressive de Babiš entre les deux tours lui a fait perdre des fidèles. Près d’un quart de ses électeurs du premier tour ont changé d’avis au second, la grande majorité d’entre eux préférant bouder le scrutin. Babiš a tout de même fait un meilleur score en termes absolus, en attirant près de deux-tiers des électeurs d’extrême-droite et en mobilisant les abstentionnistes, mais il n’a pas réussi à doser son message pour garder les uns tout en attirant les autres, comme l’avait fait Zeman en 2018. Il est raisonnable de croire que Babiš a surtout perdu l’appui de ses électeurs de gauche au second tour, qui sont certes attirés par sa rhétorique sociale, mais ne l’ont pas suivi sur les questions géopolitiques ou n’ont pas apprécié son style plus radical. Ces électeurs n’ont pas été dégoûtés au point de soutenir son rival, plus associé au gouvernement et à la droite libérale, mais ils ont préféré s’abstenir.
Et maintenant ?
Grâce à sa victoire convaincante, Petr Pavel aura un fort mandat pour sa présidence, mais il ne semble pas avoir l’ambition de mener sa propre politique depuis le Château de Prague, comme l’a fait pendant dix ans Miloš Zeman. Avec une Chambre basse et un Sénat acquis aux forces politiques de centre-droit, dont il est proche idéologiquement, nous pouvons nous attendre à une cohabitation plutôt pacifique entre le Château et le Parlement. Cela ne veut pas dire que Pavel sera invisible, mais il risque d’être plus actif dans les coulisses que d’exposer ses divergences au grand jour. Évidemment, cela pourrait radicalement changer s’il était confronté à un gouvernement mené par Andrej Babiš après les législatives prévues pour 2025.
Si certains, comme le premier ministre Petr Fiala, prédisent le « début de la fin » de la carrière politique de Babiš, le résultat de la présidentielle montre plutôt que celui-ci n’a pas dit son dernier mot. Même avec une très haute participation (70 %), l’oligarque a récolté 42 % des voix et, si on ne peut pas s’attendre à ce que tous ces électeurs le suivent lors des législatives, cela montre que son potentiel est plus élevé que ce que les sondeurs lui donnaient.
Dans les prochains mois et les prochaines années, Babiš va très certainement profiter de l’apparente unité des institutions politiques pour mener une campagne impitoyable contre le gouvernement, se présentant en défenseur des petites gens, seul contre les élites politico-médiatiques. Dans les derniers jours de la présidentielle, il avait déjà averti qu’un « nouveau totalitarisme » adviendrait en cas d’une victoire de Pavel, puisque les pouvoirs exécutifs et législatifs seraient aux mains des mêmes forces politiques.
Babiš va cependant devoir faire attention à garder une rhétorique équilibrée, car la présidentielle a montré qu’il pouvait certes gagner des voix, mais aussi en perdre. Il a même été désavoué par deux politiciens de haut niveau de son parti ANO, le gouverneur (hejtman) de la région de Moravie-Silésie et le maire d’Ostrava, qui ont tous les deux pris leur distance et ont même annoncé leur soutien à Petr Pavel. La mainmise de Babiš sur son parti n’est certes pas encore en jeu, mais ces actes de dissidence sans précédent montrent que tout le parti n’est pas prêt à adopter le profil radical qu’il a choisi pour la présidentielle.
Notes
↑1 | Premier ministre social-démocrate (ČSSD) entre 1998 et 2002, il s’est retiré de la politique suite à son échec lors de la présidentielle de 2003. À l’époque, les parlementaires choisissaient le président lors d’un scrutin secret, et Zeman avait reçu un camouflet en étant éliminé au premier tour, ne recevant même pas toutes les voix des sociaux-démocrates. Il avait fait son grand retour en remportant la première présidentielle au scrutin populaire en 2013. |
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