Un médecin dénonce « l’effondrement » de la psychiatrie en Hongrie

Dans une lettre ouverte adressée au premier ministre Viktor Orbán, le groupe des « 1001 médecins sans pots de vin », qui s’est constitué pour lutter contre la pratique généralisée des dessous de table dans le domaine de la santé, s’alarme de l’effondrement du système de soins psychiatriques en Hongrie. L’hebdomadaire Vasárnapi Hírek a interviewé le Docteur Péter Álmos, l’un des auteurs de cette lettre*.

Ce qui suit est la traduction de cette interview réalisée par Anna Kertész et publiée le 30 avril.
Crédit photo : Vasárnapi Hírek
Crédit photo : Vasárnapi Hírek

Cette lettre a suscité beaucoup moins d’attention que les précédentes. Pourtant, d’une part elle formule des affirmations stupéfiantes à propos des soins psychiatriques, d’autre part elle décrit l’effondrement du système de santé. Ce faible intérêt est-il révélateur du rôle social du secteur psychiatrique ?

Oui, c’est probablement dû à cela et non pas au fait que l’état du secteur de la santé intéresse moins les gens. Notre groupe s’élargit de plus en plus, il compte près de 2000 médecins et quelques centaines d’autres membres. C’est un fait que ses manifestations précédentes ont suscité plus d’attention. Ainsi en est-il de notre geste d’attirer l’attention des députés sur le fait que, si le président de la banque centrale, selon son propre jugement, travaille aussi bien que son collègue tchèque, et pour cela mérite un salaire semblable, alors que cela soit vrai également pour les travailleurs de la santé.

C’était une lettre de quelques lignes alors que nous avons travaillé pendant un mois et demi sur notre écrit analysant l’effondrement des soins psychiatriques. Mais nous ne le destinions pas au grand public, mais plutôt à être un matériau fait pour amorcer un débat. La situation que nous avons exposée a stupéfié également les membres du groupe travaillant sur d’autres domaines.

La lettre commence par cette affirmation percutante selon laquelle le secteur des soins psychiatriques s’est effondré.

Ce avec quoi les travailleurs de la santé nous « effraient », à savoir que le système s’effondre, cela est quelque part déjà arrivé. Cela ne peut pas être comparé à la faillite d’une banque, c’est une sorte d’état végétatif, plus exactement un état où les soins sont insuffisants et parfois mettent en danger les gens. Récemment j’ai lu dans un article qu’en Indonésie les malades mentaux sont gardés enchaînés dans des cages… Cela aussi peut être considéré comme des soins… Nous, ici au centre de l’Europe, nous avançons à reculons au regard des conditions des soins psychiatriques.

Le monde occidental progresse vers l’intégration, il met en avant les soins communautaires ; chez nous, dans les années passées, les cliniques de province ont été soit évincées des campus universitaires, soit sursaturées au moment des fusions avec les hôpitaux. Malgré les protestations, à Debrecen et à Szeged, les cliniques psychiatriques ont échouées dans l’ancien hôpital de la ville ; à Pécs, ils ont entassé les lits hospitaliers dans le bâtiment de la clinique… Des lits se sont retrouvés dans les réfectoires, dans les salles d’activités ou d’enseignement. Dans ce domaine, le développement signifie que le département psychiatrique reçoit un nouveau lit si, ailleurs, ils en éliminent un. Ce secteur n’exige pas de moyens médicaux chers, les conditions minimales sont d’un niveau beaucoup plus bas que dans d’autres secteurs, mais avec un tel niveau de financement il ne peut assurer ses tâches, il ne peut accéder aux moyens nécessaires.

En psychiatrie, je pense quand même que la présence du médecin serait le plus important.

Oui, c’est un domaine particulier dans lequel le médecin ne peut être remplacé par des appareils. Durant les 20 dernières années, le nombre de psychiatres travaillant dans le secteur public a diminué de 40%. Ce sont eux qui ont amorcé le mouvement d’émigration au début des années 2000 car, déjà à cette époque, ils travaillaient ici dans des conditions impossibles, et on ne peut attendre de leur part qu’ils reviennent car celui qui entreprend d’apprendre parfaitement une langue étrangère, ce qui est incontournable dans notre domaine, ne fera pas la navette. La génération du milieu a disparue entièrement et dans une discipline où la transmission de l’expérience est très importante, cela peut avoir des conséquences tragiques car il n’y a plus personne de qui apprendre. Ainsi peut se présenter cette situation dans laquelle un médecin doit examiner 40 malades lors d’une consultation. Dans un tel laps de temps il est impossible de bien s’occuper d’un malade et il faut le faire admettre dans le service même si le séjour en hôpital n’est pas bon pour son état.

Dans son rapport sur la situation de la psychiatrie hongroise, l’Organisation mondiale de la santé a nommé « incitations perverses » les particularités de son financement. Par exemple dans le service « chirurgie », on maintient inutilement des malades à l’hôpital pour que le service perçoive plus de fonds. Il arrive que cela se produise aussi en psychiatrie. Dans les réunions de service hebdomadaires, les médecins ne discutent pas de l’état du malade ou des nouvelles thérapies qu’il serait possible d’appliquer, mais discutent de l’évolution des indicateurs financiers et sur la base de ces derniers, qui peut rester et qui doit être renvoyé chez lui.

Les rapports de l’Ombudsman ont mis à jour des désordres importants dans certains services psychiatriques, des cas de brutalités et de décès inexplicables. Le malade est-il en danger dans les services psychiatriques ?

Disons plutôt qu’il manque cet ensemble de conditions qui le mettrait en sécurité. Les rapports que vous avez mentionné ont révélé des violations du droit très grossières dans lesquelles les travailleurs et les dirigeants du service ont une responsabilité. Mais la véritable responsabilité est celle des financeurs et de ceux qui élaborent les lois. Les protocoles professionnels ont expiré depuis des années, il n’y a pas de loi qui régulerait de façon appropriée les soins donnés aux malades et il n’y a pas les moyens financiers qui assureraient des soins suffisants. Non seulement ils ne peuvent assurer le monitoring d’une femme enceinte (ndlr : allusion au cas d’un bébé mort quelques heures après sa naissance), mais en général ils ne peuvent pas non plus procéder à l’examen du fonctionnement cardiaque, car dans plusieurs départements il n’y a qu’un seul appareil pour faire un électrocardiogramme.

Par ailleurs, il n’y a pas de solution pour isoler un malade dangereux pour les autres, de celui qui, disons, arrive dans le service avec des troubles du comportement. Dans ce genre de situations, effectivement, le service psychiatrique peut devenir un endroit dangereux. La profession demande depuis plusieurs années la création de 5 ou 6 services à haute sécurité. L’État consacre 5 % du total des dépenses de santé à la psychiatrie, mais le nombre de malades et les conséquences de ces maladies justifieraient un financement plus important. Ainsi, la dépression non-soignée figure à la deuxième place dans la liste des maladies entravant l’aptitude au travail et, selon les prévisions, elle pourrait rapidement passer au premier rang.

Selon leur analyse, c’est grâce aux bonnes grâces des firmes de l’industrie pharmaceutique que les services psychiatriques continuent de fonctionner malgré tout. Ceci soulève des questions d’ordre éthique…

Il est important de clarifier la question des relations avec les fabricants de médicaments, qu’elles soient sous surveillance étroite et qu’elles soient absolument légales. Ce n’est pas la cause de la prescription plus fréquente de médicaments, mais plutôt le fait qu’il n’y a pas d’autres moyens de soigner, faute de personnel qualifié. Il y a des symptômes pour lesquels il serait possible d’appliquer une psychothérapie, mais il n’y a ni temps ni ressources pour cela. Les médicaments psychiatriques modernes sont extraordinairement coûteux, une seule injection peut coûter 100 000 forints. Nous, c’est seulement avec les médicaments bon marché que nous pourrions nous en sortir financièrement et donc c’est avec des moyens tombés en désuétude que nous assurerions les soins si les entreprises ne nous faisaient pas cadeau des préparations plus onéreuses. C’est une sorte d’action caritative de leur part,  de la même façon que ce sont elles qui financent une part significative de la formation médicale continue obligatoire. Évidemment il y a dans cela un intérêt économique, car si les services ne fonctionnaient plus, il ne se trouverait plus personne pour prescrire des médicaments au malade.

Si les malades relevant de la psychiatrie ne reçoivent pas les soins appropriés, quelles seraient les conséquences ?

De plus en plus de patients restent seuls et leur mal est non-traité. Ceci fait le lit des problèmes de dépendance et de déshérence sociale. Ce n’est pas un hasard si 30-40% des sans-abri sont concernés. […] En 2014, Viktor Orbán a sollicité l’un des dirigeants de l’OMS pour qu’il procède à l’examen de la situation et élabore un ensemble de propositions. Tout ceci a été fait et le document de travail a été accepté sans changement par la Société Hongroise de Psychiatrie. Depuis lors, aucun écho à propos de la réalisation de ces promesses. La situation de la psychiatrie en Hongrie est devenue une source d’inquiétude dans les milieux professionnels européens.

Avez-vous reçu une réponse de Viktor Orbán ?

Jusqu’à maintenant, non. Mais sa page internet stipule qu’il répond à toutes les lettres. Si de toute façon il ne le fait pas, nous irons plus loin…

* Le Dr Péter Álmos est psychiatre, il a 36 ans et vit à Szeged. Sa spécialité est la façon de soigner les maladies psychotiques.Son domaine de recherches est l’examen de l’arrière plan biologique des maladies mentales. Avec son collègue anesthésiste, le Dr András Lovas, ils ont fondé le groupe « 1001 médecins sans pot de vin » il y a 1 an

Traduction réalisée par Paul Maddens.

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