Depuis l’été 2017, les intimidations à l’encontre les juges se multiplient en Pologne. La « loi muselière » qui permet au pouvoir de révoquer des juges critiques envers les réformes de la justice, promulguée mardi par Andrzej Duda, en est l’aboutissement. Rencontre avec des magistrats qui luttent pour l’indépendance de la justice, plus que jamais sur la sellette.
En vertu de la loi, jugée « muselière » par ses nombreux détracteurs, promulguée par le président de la République Andrzej Duda mardi, les juges et procureurs seront punis pour « entrave à la procédure judiciaire » et pour « remise en cause de la nomination d’autres juges ». Tous ceux qui critiquent les réformes du gouvernement, qui ne reconnaissent pas le conseil de la magistrature (le KRS), aux mains du Droit et Justice, et qui appliquent les jurisprudences de la Cour de Justice de l’Union Européenne, seront sanctionnés. Amendes, transfert vers d’autres tribunaux, voire même révocation.
C’est dans le sud de la Pologne que siège le président de l’association des juges polonais. Krystian Markiewicz dirige « Iustitia ». Dans son bureau de la faculté de Katowice où il donne des cours, il explique que chaque juge qui défend la Justice peut faire l’objet d’intimidations. « On recherche dans leur passé pour avoir des preuves qu’ils ont commis une faute professionnelle, qu’ils ont enfreint la loi, pour les envoyer devant la Chambre Disciplinaire. On diminue leur salaire et on les transfère d’un tribunal à l’autre sans rien leur demander. » Le ministre de la Justice Zbigniew Ziobro estime que ces commissions disciplinaires permettent d’avoir une meilleure justice.
Et quand les procédures disciplinaires ne suffisent pas, tout est bon pour essayer de faire tomber les magistrats les plus influents. Le président de Iustitia a été victime d’une campagne de diffamation. 2 500 juges et magistrats ont reçu un email ou une lettre anonyme, contenant des rumeurs sur sa vie privée. Il y est question d’adultères. Puis d’autres juges ont aussi été visés. Révélée par le site Onet.pl au mois d’août dernier, cette chasse aux sorcières est orchestrée directement par Łukasz Piebiak, qui n’est autre que le vice-ministre de la Justice. Celui-ci a été contraint de démissionner depuis les révélations. Mais les campagnes de haine sur les réseaux sociaux, notamment sur Twitter, n’ont pas cessé pour autant et continuent de viser les juges qui osent s’opposer au pouvoir.
« Je suis devenue une cible, une sorte de bouc-émissaire. Cette situation est vraiment épuisante ».
Trouver une faute professionnelle coûte que coûte
Monika Frąckowiak est juge à Poznań. En plus de faire l’objet de plusieurs procédures disciplinaires, elle aussi est harcelée. Elle se bat depuis deux ans contre les abus du gouvernement. Lors d’un festival, elle a revêtu sa robe de juge pour participer à un simulacre de procès. Autant dire que cela n’a pas plu au procureur disciplinaire, proche du ministre de la Justice. Et les représailles ont commencé. « Cet homme a considéré que ce faux procès attentait à la dignité des juges. Alors, il a demandé l’accès à tous mes dossiers depuis environ quatre ans. Et il me reproche le fait d’avoir mis trop de temps à écrire les justifications de mes jugements ». Monika a pourtant démontré que c’est un problème général qui touche l’ensemble du système judiciaire polonais. Et qu’à Poznań, la ville où elle exerce, à peine un tiers des jugements sont rendus dans les délais.

Pour Monika Frąckowiak, il s’agissait surtout d’un prétexte pour éplucher ses dossiers et trouver une faute professionnelle. Selon elle, on cherche à la condamner pour la faire taire. « Je suis devenue une cible, une sorte de bouc-émissaire. Cette situation est vraiment épuisante. Pour moi, le plus difficile, c’est de faire face à la diffamation. A la télévision publique, dans la presse de droite, favorable au gouvernement, le message est clair : je suis une personne fainéante, un mauvais juge. » Monika attend toujours son procès devant la chambre disciplinaire et risque jusqu’à la révocation.
« On a jeté des œufs sur la maison de mes parents alors qu’ils se sont battus contre le communisme. Ils ont plus de soixante-dix ans et ils sont très respectés dans leur village. J’ai également reçu des menaces par téléphone et par email. On m’a crevé les pneus plusieurs fois. »
Les pneus crevés, les contrôles fiscaux, les innombrables dossiers
Un autre juge fait beaucoup parler de lui. Waldemar Żurek. A cinquante ans, cet homme taillé comme une armoire à glace nous accueille dans un très petit bureau rempli de piles de dossiers, à Cracovie. Notre rendez-vous est illégal, prévient-il. Il n’a pas demandé la permission au président du tribunal pour recevoir des journalistes. Mais il s’en fiche, dit-il, puisqu’il n’est plus à une procédure près à son encontre. Ce juge était porte-parole du KRS, le Conseil National de la Magistrature. Après avoir critiqué le pouvoir, il en a été limogé…puis transféré dans une autre cour.
Le témoignage de Waldemar Żurek est saisissant : « Ma maison est remplie de courriers de convocation, j’ai au moins quatre procédures contre moi. On a contrôlé le compte en banque de ma femme, elle était enceinte. On a jeté des œufs sur la maison de mes parents alors qu’ils se sont battus contre le communisme. Ils ont plus de soixante-dix ans et ils sont très respectés dans leur village. J’ai également reçu des menaces par téléphone et par email. On m’a crevé les pneus plusieurs fois. Mais le procureur n’a pas voulu prendre ma plainte. »
Dans un cadre, en face de son bureau, il y a une affiche qui le montre avec un scotch sur la bouche et enchainé, avec en arrière-plan le ministre de la Justice. Cette image des juges bâillonnés est reprise lors des manifestations de soutien aux magistrats. « En Pologne, nous avons un système autoritaire, au cœur de l’Europe. Je suis fataliste, très pessimiste. Le pouvoir politique veut briser la Justice. Notre ministre a tous les pouvoirs et peut faire ce qu’il veut. Je travaille depuis vingt ans, j’en ai vu des problèmes politiques, mais la situation d’aujourd’hui est très critique. » Lui aussi pense que si la Chambre Disciplinaire, créée à la Cour Suprême pour sanctionner les juges, poursuit son activité, ce sera la fin de la Justice indépendante.

La chambre disciplinaire est composée de dix juges nommés par le Conseil National de la Magistrature, qui est lui-même dans les mains du gouvernement. Créé en avril dernier, elle a pour mission de discipliner les juges.
Selon le pouvoir, ses réformes servent à faire le ménage dans une « caste corrompue de juges » ancrée dans le passé communiste. Or, en y regardant de plus près, seuls quelques juges, aujourd’hui en poste, ont siégé à cette époque, sur plus de onze mille magistrats exerçant à l’heure actuelle en Pologne. Paradoxe, l’un d’entre eux, Stanisław Piotrowicz, a été nommé au Tribunal Constitutionnel… par le PiS.
Sylwia Gregorczyk-Abram est l’avocate de plusieurs magistrats, dont Waldemar Żurek, tous sous le coup d’une procédure disciplinaire. Elle s’attend au pire pour ses clients. La chambre disciplinaire est pour eux une réelle menace. « Beaucoup de juges et d’avocats sont courageux. Mais pour ceux qui sont à la campagne, qui ont des crédits, ils n’ont aucun moyen de se battre. Et ils vont peut-être rendre des jugements plus favorables au pouvoir politique qu’à la société. »
« Si les juges tombent ici, cela veut dire que n’importe quel pays de l’UE, y compris parmi les plus grands, peut devenir une autocratie ».
Soutien international et sanctions européennes
Beaucoup de juges et d’avocats se tournent à présent vers l’Europe, seul espoir pour eux d’un retour à la normale en Pologne. Paulina Kieszkowska-Knapik, avocate à Varsovie et membre de l’initiative « Wolne sądy» (« Tribunaux libres ») affirme ne plus être dans une démocratie régulière depuis la reprise en mains des institutions judiciaires par le pouvoir politique. Paulina déclare même ne plus être dans un État de droit car « on ne sait pas si les juges que l’on a en face de nous sont vraiment indépendants. »
Face aux attaques, l’avocate est formelle : les juges polonais sont l’avant-garde de la défense de tous les juges européens. « Car s’ils tombent ici, cela veut dire que n’importe quel pays de l’UE, y compris les plus grands, peuvent devenir des autocraties. L’UE s’effondrera dans son entier. C’est pour cela que l’on pense que les juges d’autres pays européens doivent soutenir leurs homologues polonais ».
Paulina Kieszkowska-Knapik a été entendue, tout comme les milliers de juges polonais présents, en robe noire de magistrats, lors de la grande manifestation dite des « mille robes » au mois de janvier à Varsovie. Des délégations d’une vingtaine de pays européens ont fait le déplacement. Parmi eux se trouvait Marie Messiaen, juge et présidente de l’association syndicale des magistrats en Belgique. « Des attaques personnelles sont menées contre eux. C’est inadmissible », s’indigne-t-elle. « Ils nous ont expliqué qu’il faut être proposé par le parti pour pouvoir être nommé et exercer. Donc oui, c’est la fin de l’indépendance telle qu’on l’a connaît. » La juge explique également qu’il y a derrière ça, l’envie que les droits fondamentaux des justiciables, des citoyens polonais, ne puissent plus être exercés. « Et s’il n’y a pas d’exercice effectif des droits, il n’y a plus de démocratie, il n’y a plus d’état de droit. C’est vraiment la fin de tout ce qui a été construit depuis tellement d’années. »

Derrière elle dans le cortège, il y avait Yavuz Aydin, un juge turc congédié en juillet 2016 après la tentative de putsch manqué contre Erdogan. Il est seul à Varsovie, mais venir manifester était très important pour lui. Yavuz raconte que le président turc a qualifié les juges de « terroristes ». Ils ont tout perdu, sauf leur dignité, aime-t-il rappeler. Plus de quatre mille magistrats ont été démis de leurs fonctions en Turquie, selon lui, et six cents d’entre eux sont toujours détenus en prison. « Ils ont été poursuivis, ils n’ont plus accès à leur économies, leur passeport leur a été confisqué, leurs vies sont détruites. »
Yavuz Aydin met en garde les Polonais. « Que se passe-t-il quand l’État de droit disparaît ? On a déjà vu le film, ça ne finit pas bien. Je ne suis pas dans l’Europe mais je sais ce que c’est que d’être abandonné, d’être seul. Vous êtes dans l’UE, utilisez cette aide. En Turquie, on ne l’avait pas et voilà où on en est maintenant. » Yavuz est catégorique : « Quand la démocratie n’est pas accompagnée de l’indépendance de la justice et de l’État de droit, ce n’est pas la démocratie. »
La loi répressive envers les juges, promulguée par le président polonais mardi, entrera en vigueur le 11 février. Mais les premières sanctions disciplinaires ont déjà été prononcées. Un recours auprès des institutions européennes a été envoyé par des ONG polonaises. La Pologne a jusqu’au jeudi 13 février pour donner des explications à la Cour de Justice de l’Union Européenne. Si celles-ci ne sont pas jugées satisfaisantes, la CJUE pourra geler l’application de la loi, le temps de prendre une décision définitive.