La télévision bélarusse Belsat, financée par l’État polonais, joue un rôle de taille dans les événements qui secouent la « dernière dictature d’Europe ». Le Courrier d’Europe centrale a pu s’entretenir avec Aleksy Dzikawicki, son rédacteur-en-chef adjoint.
Dans son bureau de Varsovie où s’amoncellent cartes d’accréditions et accessoires décoratifs de son pays natal, Aleksy Dzikawicki nous explique lors de notre entrevue que la télévision Belsat, qui a vu le jour en 2007, a « participé au renforcement de la conscience nationale » de la population bélarusse au cours des dernières années.

Propos recueillis par Patrice Senécal et Hélène Bienvenu, à Varsovie.
Le Courrier d’Europe centrale : Quel rôle joue Belsat depuis la dernière élection présidentielle au Bélarus ?
Aleksy Dzikawicki : Notre mission est la même que lorsque nous avons lancé la télévision, il y a treize ans : donner des informations libres aux Bélarusses. Les autres chaînes de télévision sont encore toutes détenues par l’État et ne servent la plupart du temps que de relai de propagande. Et puis, Belsat ne produit pas que de l’information. J’’insiste sur le fait que nous avons une mission culturelle et que nous diffusons en langue bélarusse. Au moment de notre lancement, moins de 7 % des informations diffusées sur les chaînes étatiques étaient en bélarusse. Au cours de ces deux siècles derniers, nos occupants étaient majoritairement russes et ils ont tout fait pour tenter de détruire la langue bélarusse. Or, il n’y a pas de pays sans langue. Nous produisons aussi des documentaires sur l’histoire, nos traditions, la musique, les droits de l’Homme. Belsat est plus qu’une télévision qui diffuse le JT.
N’est-ce pas un peu compliqué de gérer une chaîne de télévision destinée au Bélarus depuis la Pologne ?
En réalité, la plupart de nos employés [300 au total, ndlr] sont au Bélarus. Mais bien sûr, c’est toujours compliqué d’avoir deux salles de rédaction, il y a toujours des malentendus qui peuvent survenir. Avant, on voyageait constamment entre les rédactions, mais là, c’est plus difficile avec le Covid-19. Mais nous faisons en sorte que nos journalistes ne restent pas au même endroit trop longtemps pour renouveler leur regard. Quand je vais au Bélarus, j’essaie de prendre les transports en commun le plus possible pour être en contact avec la population, pour respirer le même air, entendre ce que les gens disent…
« Les autorités n’ont rien compris à l’évolution technologique : maintenant, tout le monde a des Smartphones : elles se battent contre des moulins à vent ».
Comment votre couverture médiatique a-t-elle changé depuis la présidentielle ?
Depuis deux mois, on est passé de deux heures de direct quotidien à dix-douze heures. Nous avons beaucoup de directs également sur les réseaux sociaux. Nous avons commencé en 2007 avec le satellite puis nous nous sommes lancés sur le web. Nous n’avons jamais eu l’autorisation de diffuser sur le câble, en revanche, nous sommes une chaîne satellite non codée, donc il suffit d’avoir d’avoir la parabole pour nous recevoir gratuitement. Et on a vu qu’avec les coupures d’Internet [décidées par le régime de Loukachenko pour entraver le mouvement de protestation – ndlr.] que Belsat reste alors une des rares sources d’information dans ce contexte. On estime qu’environ 10 % de la population nous suivait avant l’élection. Nous n’avons pas de nouveaux chiffres, mais notre popularité a certainement augmenté. Certes 80 % de notre public nous reçoit sur Internet, et conserver une antenne satellite coûte cher, mais nous la gardons pour des périodes comme celles que nous vivons.
Quelles difficultés rencontrez-vous au Bélarus ?
Récemment, cinq de nos journalistes ont fait des séjours en prison. Amendes, arrestations…, c’est notre lot quotidien. Ces dernières années, nous avons dû payer approximativement 120 000 dollars en diverses amendes ! Mais notre équipe au Bélarus est courageuse, elle travaille dans des conditions pas évidentes. Ce que les autorités font, c’est très bête, ils n’ont rien compris à l’évolution technologique : maintenant, tout le monde a des Smartphones : elles se battent contre des moulins à vent.
« Les Polonais savent très bien ce que ça veut dire de vivre dans un régime totalitaire : durant les années de « Solidarité », les pays occidentaux ont soutenu la Pologne. Et c’est un peu ce que qui se passe désormais avec nous, elles nous donnent l’aide qu’elle a reçue à l’époque. »
A quelle hauteur êtes-vous financés par l’État polonais ?
La plus grosse partie de notre budget est prise en charge par le ministère polonais des Affaires étrangères. Nous existons sur la base d’un accord entre eux et la télévision publique polonaise. Nous avons quelques soutiens financiers d’ONG ou d’autres pays, mais ils sont très minoritaires. La Pologne n’est pas le pays le plus riche de l’UE, mais elle a fait le choix de lancer une télévision destinée aux Bélarusses, avec de l’argent qui aurait pu servir à construire des garderies ou des autoroutes chez eux.L’inconvénient, c’est que nous devons faire avec toute la bureaucratie d’une entreprise d’État. Pour autant, personne ne m’a jamais appelé du ministère pour m’inciter à chanter les louanges de la Pologne, et si c’était arrivé, j’aurais claqué la porte ! C’est ça la fraternité : on vous donne de l’argent et vous faites le boulot que vous avez à faire.Les Polonais savent très bien ce que ça veut dire de vivre dans un régime totalitaire : durant les années de « Solidarité », les pays occidentaux ont soutenu la Pologne. Et c’est un peu ce que qui se passe désormais avec nous, elles nous donnent l’aide qu’elle a reçue à l’époque.
De quoi vous faire accuser par Alexandre Loukachenko, qui a accusé la Pologne d’ingérence, d’être ses agents…
Il dit que nous sommes un organe d’influence de Varsovie, mais c’est complètement insensé : on n’est pas du tout influencé par les autorités polonaises. Certes, on est financé par la Pologne, mais on n’obéit à aucun impératif politique. Avant les élections, les autorités à Minsk ont essayé de montrer que la Russie tentait de s’ingérer dans l’élection, mais ce qui est arrivé est arrivé : ils ont soudainement compris que personne n’accordait de légitimité à Loukachenko sur la scène internationale après ce qu’il a fait, donc il a commencé à blâmer l’Occident. C’était le même refrain en 2006, en 2010 ou 2017…
Qu’est-ce qui vous a poussé, personnellement, à venir vous installer en Pologne ?
J’ai travaillé dans un journal au Bélarus dans les années 1990, puis à Radio Free Europe (RFE/RL). Mais, en 2001, j’ai fait l’objet de poursuites judiciaires, on me menaçait de m’envoyer un an et demi en prison, donc je suis parti en Pologne et j’ai continué à travailler pour RFE/RL depuis Varsovie. Depuis 2001, je vis en Pologne. En 2007, j’ai commencé à travailler pour Belsat, j’ai aidé à fonder sa newsroom. Je n’avais pas été au Bélarus depuis, mais en 2015, j’ai voulu retourner voir mes parents. Je ne savais pas si les poursuites avaient encore cours à mon égard et finalement, tout s’est bien passé. Depuis, j’y retourne tous les deux ou trois mois. J’ai les deux passeports, dont c’est assez facile.
Quel était le motif de ces poursuites judiciaires ?
Je travaillais comme rédacteur-en-chef à l’époque et nous avions écrit sur les falsifications des élections à Pinsk, dans ma ville natale [dans le sud-ouest du pays – ndlr.]. On m’a accusé de proférer des mensonges.
« La Pologne, c’est le pays de premier choix pour de nombreux Bélarusses. »
Où et comment avez-vous appris la langue bélarusse ?
À l’âge de quatorze-quinze ans, au moment de la Perestroïka, je parlais très peu le bélarusse. J’ai décidé de l’apprendre et à 16 ans ça allait déjà mieux.
La Pologne a-t-elle un rôle à jouer dans une transition politique au Bélarus ?
Bien sûr que la Pologne a un rôle à jouer. Pour les Bélarusses, la Pologne est un pays proche, surtout si vous parlez le bélarusse. En Lituanie, la langue est totalement différente. La Pologne, c’est le pays de premier choix pour de nombreux Bélarusses. Et c’est aussi très bien pour la Pologne que de recevoir des jeunes, actifs, éduqués en provenance du Bélarus. Quand je suis arrivé ici, c’était très rare d’entendre parler russe, mais aujourd’hui, c’est presque commun. En 2002, à une manifestation devant ambassade du bélarusse, il y avait six personnes et c’était considéré comme un succès… Trois mille personnes sont venues récemment, ça veut dire que des milliers de Bélarusses vivent ici. C’est mauvais pour le Bélarus bien sûr : la plupart ne reviendront pas après le changement de régime, dans quelques mois.
Et vous, vous reviendrez vivre au Bélarus ?
Si les nouvelles autorités ont besoin de mon savoir-faire pour jeter les bases d’une télévision libre et indépendante, je serais ravi de le faire. Les spécialistes en matière de télévision publique indépendante sont rares au Bélarus, en fait, je suis l’un des seuls. Je connais personnellement les leaders de l’opposition et le jour où ils me demanderont de l’aide, je les rejoindrai immédiatement. J’espère que mon expérience sera mise à profit, on doit se préparer. Il y a beaucoup à faire de pour changer le système au Bélarus. Une télévision comme Belsat aura encore sa raison d’être pour maintenir une information indépendante au-delà de l’éventuelle transition.
« Maintenant on voit des masses de drapeaux blanc-rouge-blanc, avant on n’en voyait pas. J’ai fait de la prison pour ça dans les années quatre-vingt-dix ! »
La chaîne Belsat est-elle pour quelque chose dans le réveil des aspirations démocratiques des Bélarusses ?
Oui, nous avons posé des briques. Nous avons participé au renforcement de la conscience nationale des Bélarusses, de nos écrivains, compositeurs… avec des heures programmes sur l’histoire, de talk-show sur les symboles nationaux ou la langue, c’est ce que l’on fait depuis le début. Et c’est ce qui a contribué en quelque sorte à la construction de cette nation, car oui, on a bien assisté à la naissance d’une conscience nationale ces derniers mois. Maintenant on voit des masses de drapeaux blanc-rouge-blanc, avant on n’en voyait pas. J’ai fait de la prison pour ça dans les années quatre-vingt-dix ! Et puis, ce que les gens voient de l’extérieur, ce sont les gigantesques manifestations dans Minsk chaque dimanche, mais il y a d’autres éléments aussi importants : les gens se rassemblent, s’aident dans leur quartier, une grande solidarité se tisse en toile de fond. Le pays a changé durant ces derniers mois. La plupart des Bélarusses sont contre le régime de Loukachenko, ils en ont découvert la brutalité et ne vont jamais l’oublier. L’ancienne opposition, le savait déjà, mais là des gens ont vu la milice battre leurs voisins, ils n’auraient jamais pensé que ce soit possible d’agir ainsi contre son propre peuple. Il n’y aura pas de retour en arrière, ce régime va se fissurer, ce n’est pas tenable.
L’UE en fait-elle assez pour assister les Bélarusses en proie au régime actuel ?
Non, même la liste noire élargie est insuffisante et cela a pris des mois. Ces juges, ces miliciens qui battent des gens et vont faire leurs emplettes à Vilnius le lendemain, ce n’est plus possible. Au moins quatre mille personnes devraient être sur cette liste. On a une liste de ces personnes qui témoignent dans les procès, et ils doivent être sur la liste. Et puis, ça serait très bien de ne lever l’obligation de visa pour les Bélarusses. Enfin, c’est important aussi l’aide économique. Loukachenko a rendu le Bélarus dépendant de la Russie à presque 100 %, pas uniquement avec le gaz et le pétrole, mais avec les exports de notre économie.