Dans le sud-est de la Pologne, la tentation de l’émigration reste vivace

Fuyant depuis longtemps la pauvreté, les habitants des Basses-Carpates ont une longue tradition d’émigration. Bien que la situation économique du pays se soit rétablie, le départ à l’étranger apporte toujours de meilleurs emplois et du pouvoir d’achat.

Sur la route menant de la petite ville de Kolbuszowa à Rzeszów, les maisons qui bordent la chaussée suggèrent une vie paisible et confortable. Les unes ont des façades impeccablement repeintes, parfois en jaune vif ou vert d’eau. Les autres, d’un blanc immaculé, semblent toutes sorties d’un catalogue. Point de miracle dans cette région située au sud-est de la Pologne, l’une des plus pauvres d’Europe : les achats immobiliers ou travaux domestiques sont très souvent financés par de l’argent gagné à l’étranger. Et lorsqu’une affiche indique « à vendre » sur une habitation, cela ne fait guère de doute pour les habitants du coin : son propriétaire a renoncé à revenir au pays.

Dans la voïvodie des Basses-Carpates, frontalière de l’Ukraine et de la Slovaquie, l’émigration n’étonne personne. Aujourd’hui, tous comptent des proches installés plus ou moins durablement à l’étranger. « C’est quelque chose de normal », réagit un passant croisé à la gare routière de Rzeszów, la capitale régionale, fin avril. Le rattrapage économique du pays n’a pas suffi à inverser la tendance : rien qu’en Europe, fin 2016, l’institut statistique polonais (GUS) comptait plus de 2,5 millions de ressortissants en séjour de plus de trois mois à l’étranger, contre 750 000 en 2004. Les plus nombreux d’entre eux se trouvent au Royaume-Uni et en Allemagne, puis en Hollande et en Irlande, loin devant la France.

Des familles divisées

Dans les petites communes entourant Rzeszów, l’émigration semble se transmettre entre générations. « Ici, c’est la Galicie. A l’époque, c’était vraiment très pauvre », rappelle Marysia, 64 ans, mentionnant le nom du territoire du temps de l’Autriche-Hongrie. Après la Première Guerre mondiale, ses deux grands-pères sont partis sur des bateaux de marchandise pour un long périple vers les Etats-Unis, loin des « petites bandes de terres agricoles« . Nombreux sont ceux qui racontent comment une simple visite familiale à l’étranger ou un bref séjour de travail s’est transformé en départ définitif. Par le jeu des devises, le remboursement d’un crédit depuis l’étranger devient plus rapide, une voiture s’achète comme de l’électroménager, même quand on est femme de ménage, aide-soignante, artisan ou ouvrier… Ces départs sont d’autant plus faciles que les points de chute sont déjà établis, avec des proches prêtant main forte sur place, jusqu’à aujourd’hui.

Cinq des huit enfants d’Emilia, 76 ans, vivent ainsi aux Etats-Unis. Suivant un oncle déjà sur place, ils sont partis les uns après les autres à partir des années 1980, au moment de l’état de guerre, jusque dans les années 2000. Lorsque la première fille d’Emilia est partie, « nous n’étions pas inquiets, car elle partait rejoindre la famille, qui prenait soin d’elle, et chez qui elle était logée« , raconte la mamie, de passage ce jour-là chez l’une de ses filles, dans la petite ville de Kolbuszowa. Les allers-retours annuels pour voir enfants et petits-enfants dans l’Illinois ont lui ont donné aussi envie de tenter l’expérience. « Les agriculteurs n’ont jamais de jours de libres ici. Là-bas, nous finissions le travail le samedi » se souvient-elle, ayant elle-même travaillé un temps là-bas comme femme de ménage. « Mais mon mari n’a jamais voulu partir« , regrette-t-elle dans un timide sourire. Pour elle, les départs des jeunes, massifs dans les petites villes rurales du coin, font encore partie de l’ordre des choses. Car selon elle, « la situation s’améliore en Pologne, mais encore trop lentement », estime-t-elle.

« Une femme a besoin de trois choses pour être heureuse : une Jaguar dans le garage, une fourrure dans le placard et un âne à l’étranger »

Garder le contact grâce à Skype

« Une femme a besoin de trois choses pour être heureuse : une Jaguar dans le garage, une fourrure dans le placard et un âne à l’étranger », pouffe la mamie, selon un vieux dicton quelque peu cynique qui viendrait du coin. C’est dire que les départs mettent à l’épreuve les couples et éclatent les familles. Les enfants se font parfois élever par leurs grands-parents, se font gâter par leurs parents restés à l’étranger. Mamies et papys à la retraite décident aussi d’y préparer leur quatrième âge, ou de s’y soigner en cotisant pour une bonne assurance santé là-bas… L’émigration crée parfois de vrais coups de théâtre : comme cette mère qui raconte avoir préparé le retour d’un de ses fils, acheté le mobilier, avant qu’il n’annule à la dernière minute. Ou cette autre grand-mère qui fait volte-face à l’aéroport… Des jalousies ou ressentiments peuvent aussi voir le jour. « Il y a une pression sur ceux qui partent. La famille attend d’eux qu’ils envoient de l’argent, puisqu’ils vivent mieux là-bas« , remarque ainsi Karolina, une lycéenne de 18 ans vivant vers Mielec, une ville moyenne de la région.

L’émigration a un prix, quelquefois ignoré. « Mes enfants m’ont fait des reproches beaucoup plus tard. Mais ils étaient trop jeunes pour que je les emmène avec moi« , glisse Marysia, qui a travaillé de manière intermittente pendant près de 6 ans aux Etats-Unis entre 1986 et les années 2000, avant de revenir définitivement à Kolbuszowa. Alors que deux de ses quatre enfants, âgés de 33 et de 42 ans, ont finalement pris goût à la vie à l’américaine, cette énergique retraitée ressent à son tour la distance. Devant s’occuper de l’un de ses fils, malade, elle n’a pu les rejoindre. « Il y a d’énormes inconvénients. La famille est si loin, en particulier pendant les fêtes ou les anniversaires. Mais maintenant, il est plus facile de garder le contact. Grâce à l’ordinateur portable et Skype, on peut savoir comment ça va », relativise l’ancienne infirmière, peintre à ses heures perdues.

Emploi et argent facile pour les jeunes

Dans les pas de leurs aînés, les plus jeunes continuent de s’installer ailleurs en Europe. L’émigration reste pour eux toujours une option, à défaut de commencer de belles études. Les départs se poursuivent, parfois entrecoupés de retours pour prendre des vacances… Car même s’il est possible de trouver du travail en Pologne, travailler à l’étranger permet de gagner sensiblement plus que le salaire mensuel brut moyen. Dans la région, celui-ci atteignait l’équivalent de 940 euros en mars 2018 soit 4 000 zlotys selon les autorités, et dont il faut retirer impôts et cotisations sociales.

Croisé dans une rue commerçante de Rzeszów, Tomasz raconte être parti plusieurs mois au Royaume-Uni pour y travailler, à 19 ans, comme opérateur logistique en compagnie d’autres Polonais, de Baltes et d’Indiens. « Après un mois, on m’a proposé une promotion et un meilleur salaire », se souvient-il non sans fierté, relevant les yeux de son bouquin de droit. Même s’il gagnait le salaire minimum, le jeune homme y voit alors son intérêt grâce au taux de change. Et note quelques détails positifs, comme le respect des heures de pause ou le paiement du salaire à temps… Mais il écoute sa mère, qui lui demande de revenir en Pologne. « Comme j’ai eu un bon bac, elle m’a dit que c’était dommage de ne pas faire des études », explique-t-il. Il lui tarde cependant, à 21 ans, de gagner ce qu’il touchait en Angleterre.

« Quand on revient ici, il faut s’attendre à une baisse de son niveau de vie »

Le Brexit sans effet

Sauf à revenir pour raisons familiales ou amoureuses, les réinstallations définitives demeurent encore peu fréquentes, confirme-t-on dans plusieurs agences d’emploi. « Quand on revient ici, il faut s’attendre à une baisse de son niveau de vie, explique cette directrice d’une agence d’emploi à Rzeszów. « On n’en est pas encore à l’étape où c’est le travailleur qui dicte ses conditions à l’employeur« , précise-t-elle, malgré les pénuries massives d’emplois dont font état les médias polonais. A moins d’avoir des qualifications techniques très recherchées dans l’informatique ou l’aéronautique, les salaires demeurent insuffisants et parfois payés en partie au noir. De quoi inciter les Polonais à garder leur place au chaud à l’étranger, où ils continuent de cotiser pour la retraite. Quant au Brexit, il n’a pas encore d’impact, et ne délogera pas ceux qui ont déjà fondé leur famille au Royaume-Uni, estime-t-on ici.

Même si la ville se veut de plus en plus attrayante grâce aux constructions de logements, « on attend toujours les retours », conclut-elle. Tandis que les Polonais installés à l’étranger restent encore sourds aux appels des autorités qui souhaitent les voir revenir, d’autres arrivent et profitent de la relance immobilière. « 50% des appartements sont achetés par des Ukrainiens », rapporte la responsable. L’immigration du pays frontalier – à tout juste 100 km – commence à compter dans la démographie de la région.

×
You have free article(s) remaining. Subscribe for unlimited access.