Czech Airlines perd de l’altitude, les salariés craignent le crash

Malgré presque cent ans d’histoire, Czech Airlines pourrait disparaître. Les centaines de salariés de l’entreprise, minée par dix années de turbulences, craignent désormais que les crises sanitaire et économique ne les laissent sur le carreau. Dans l’attente d’un nouveau souffle, tous tentent de s’accrocher, et espèrent ne pas être débarqués dans un avenir proche.

Alors que le froid et les première neiges de l’année ont gagné la capitale tchèque durant la nuit précédente, c’est bien au chaud que Daniel attend son vol. Sa destination, après deux escales à Lisbonne et à Boston : la Floride. S’il n’a pas eu à prévoir d’attestation, ni à effectuer de test, le citoyen américain a néanmoins anticipé son voyage : son avion ne décollera pas avant vingt-quatre heures, mais il est déjà là, seul, installé dans le hall des départs de l’aéroport Václav Havel de Prague. Il confie « craindre une annulation » et veut « être sur place, pour pouvoir réagir ».

Tout autour de lui, l’aéroport fait pâle figure. Depuis que le Covid-19 a paralysé la planète, les larges allées restent désespérément vides et les guichets flambant neufs en attente de voyageurs. Le poste de tests de dépistage installé en urgence au printemps n’est assurément pas débordé, seuls quelques voyageurs y ont recours. À l’intérieur, des hommes et femmes en tenue intégrale prennent leur mal en patience. Les écrans d’affichage témoignent eux-aussi de la morosité du secteur aérien. Sur une journée de novembre typique, les vols au départ, comme ceux à l’arrivée ne dépassent pas la dizaine.

Des vagues de licenciements

La fréquentation des terminaux de Prague, à l’image des autres aéroports de Tchéquie et d’Europe, a dégringolé à cause de la crise. Par rapport aux chiffres de l’année 2019, le nombre de passagers en mars a chuté de près de 65 % à Prague, et pour les mois qui ont suivi, la baisse dépassait les 90 %, selon les données de la Commission européenne.

Jan est pilote, et puisqu’il ne vole plus, dit aujourd’hui toucher 30 % du salaire qu’il aurait perçu en temps normal.

La compagnie tchèque Czech Airlines (ČSA), frappée de plein fouet alors qu’elle était déjà en difficulté depuis plusieurs années, a été contrainte de se séparer d’une partie de sa flotte et de ses employés. Lukáš* pilotait jusqu’en juin des ATR72, avions à hélice d’environ soixante-dix sièges. En juin, la compagnie l’a contraint à faire un choix : « J’avais deux options, la première, c’était la fin de mon contrat, la seconde, c’était un congé sans solde d’un an, jusqu’en juin 2021 ». Lukáš a choisi la seconde option, qui lui permet d’espérer une réintégration dans l’entreprise.

Un délégué syndical des personnels navigants nous confie que l’issue ne sera pas obligatoirement un retour dans la compagnie pour les salariés placés en congé sans solde : « Il y a pour eux trois débouchés en réalité : soit ils sont rappelés avant le terme de l’année non-payée, et ils reprennent le travail ; soit à l’issue – ou avant la fin – du contrat sans solde ils sont renvoyés avec une prime de licenciement ; ou encore, leur congé pourrait aussi bien être prolongé au bout de la première année ».

Un ATR72 de Czech Airlines – Source : ČSA.

« Certains pilotes travaillent dans des hôtels, voire pas du tout »

Lukáš, grâce à une expérience et des études antérieures à sa carrière dans l’aéronautique, a pu retrouver un travail correctement rémunéré, mais c’est loin d’être le cas de tous ses collègues : « Certains travaillent dans des hôtels désormais, d’autres pas du tout ». Le syndicat souligne qu’il est, à l’heure actuelle, impossible de retrouver un emploi dans une compagnie, tant le secteur tout entier bat de l’aile. Une blague circule d’ailleurs parmi les salariés, et révèle le pessimisme ambiant : une compagnie saoudienne aurait lancé une offre pour recruter un pilote … et reçu plus de dix mille candidatures.

Cependant, tous les pilotes de la compagnie n’ont pas été mis sur la touche. Un certain nombre d’entre eux, chiffre que la compagnie refuse de communiquer, continue à voler. Jan*, pilote d’Airbus, est de ceux-là, mais les heures de travail se font rares : « Si en période normale nous volions entre 50 et 60 heures par mois, en ce moment c’est plutôt 4 heures, maximum ».

En juillet 2020, Tereza Löffelmanová,  du syndicat des personnels navigants relayait le chiffre de 313 employés sur la sellette. Aujourd’hui, elle estime qu’environ 100 personnels ont été licenciés, et qu’environ 110 sont dans une situation floue…

Cette réduction des heures de vol a eu un effet direct sur les salaires. Depuis 2018 et le rachat de ČSA par Travel Service, une compagnie tchèque low-cost devenue depuis Smartwings, les mesures de libéralisation se sont enchaînées, au grand dam des salariés. Désormais le salaire des personnels navigants se compose de deux éléments : une base, fixe, relativement faible ; et d’autre part un montant variable proportionnel aux heures volées. Ainsi, en temps « normal », cela ne pose pas de problème pour les salariés : leur paye reste inchangée par rapport à l’époque précédant la réforme. En revanche, s’ils ne peuvent plus voler, comme la crise sanitaire l’impose, alors le montant de leur salaire s’en voit réduit au seul montant fixe de base. Jan, puisqu’il ne vole plus, dit aujourd’hui toucher 30 % du salaire qu’il aurait perçu en temps normal.

Concernant les équipages, Kristýna*, hôtesse de l’air, explique qu’au début de la crise ils se sont vu proposer un dilemme différent de celui des pilotes : rester dans la compagnie avec un salaire plein (mais sans les primes d’heures de vol), ou quitter l’entreprise. Pourquoi ne pas avoir également baissé les salaires ? Selon Kristýna, « en-deçà de 100% le salaire devenait trop bas et il aurait mieux valu trouver un emploi dans un autre domaine »

ČSA ne possède plus que cinq appareils

Il n’y a presque plus de pilotes, il n’y aura peut-être bientôt plus d’avions. Le nombre d’appareils à la disposition de la compagnie a fondu en une décennie, passant de plusieurs dizaines à seulement cinq de nos jours. Le sort des deux derniers ATR72 de la compagnie n’est pas encore scellé, et les employés craignent qu’ils ne soient pas renouvelés, l’un des deux devant être rendu en décembre 2020, le second en juin 2021. Pour autant, Jan, le pilote d’Airbus, pense que leurs baux seront prolongés : ces appareils d’une capacité moindre sont plus rentables que les avions sans hélice (hélas) dans un contexte de crise. C’est par exemple avec ces avions un peu baroques que se font aujourd’hui les liaisons entre Prague et l’aéroport de Paris – Charles de Gaulle, au lieu des A320.

Les guichets fraîchement rénovés restent vides. © Thibault Maillet.

Les salariés en sont malheureusement réduits à faire des suppositions. Contactée, la porte-parole de Czech Airlines n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations, et entretient le flou auprès des organisations syndicales quant aux conséquences sociales et à l’avenir de la compagnie. En juillet 2020, Tereza Löffelmanová, présidente du syndicat des personnels navigants (OOPL) relayait le chiffre de 313 employés sur la sellette. Aujourd’hui, elle estime qu’environ 100 personnels ont été licenciés, et qu’environ 110 sont dans une situation floue (maladie, congé maternité, congé sans solde) sans pouvoir distinguer avec certitude. À ce titre, la représentante regrette « l’absence de transparence » de la part du management de ČSA et Smartwings.

Une fierté nationale en péril

Ce contexte tendu pourrait mettre en péril une compagnie pourtant pionnière. Fondée en 1923, Czech Airlines était une fierté nationale tchécoslovaque. D’abord symbole de la modernité du jeune État, elle conserve encore de nos jours l’image de sécurité et de service de qualité d’une grande compagnie. D’ailleurs, depuis 2001 ČSA est membre de l’alliance Skyteam dans laquelle figure également Air France.

Toutefois, le doux rêve de la compagnie publique tchèque s’est lentement disloqué depuis les années 2000. La compagnie a d’abord perdu beaucoup d’argent, puis a été privatisée, passant dans l’escarcelle de Korean Airlines, pour être finalement revendue en 2017 à son concurrent tchèque Travel Service – devenu Smartwings. Les salariés gardent un goût amer des dix dernières années, qui symbolisent pour nombre d’entre eux le déclin de leur joyau, et l’introduction de mesures de plus en plus libérales. Parmi celles-ci on note évidemment le nouveau mode de calcul des salaires, mais également, comme l’indique Jan, le fait que la loi autorise depuis quelques années l’emploi de pilotes non-salariés. Si les « freelance » n’ont pas été utilisés à ČSA, il craint ainsi que dans le cadre de Smartwings les effectifs fluctuants ne deviennent monnaie courante. Dans le même esprit, la flotte de ČSA est désormais composée avant tout d’appareils loués. Les effectifs autant que les équipements sont devenus malléables.

Au début des années 2010, la crise économique avait déjà contraint des pilotes à prendre un an de congé sans solde. Certains d’entre eux avaient alors décidé de quitter ČSA pour des compagnies étrangères – y compris sur d’autres continents ; où ils avaient officié durant plusieurs mois dans des compagnies locales avant d’être réintégrés dans la compagnie tchèque.

Dans un coin de l’aéroport, une exposition célèbre l’histoire de l’aéronautique centre-européenne. © Thibault Maillet.

De ces crises à répétition, il ressort une crainte : ČSA pourrait bien ne pas célébrer son centième anniversaire. C’est une inquiétude que partagent l’ensemble des personnels rencontrés, bien que les scénarios potentiels divergent. Lukáš espère « que la compagnie ne disparaîtra pas », mais souligne que tout dépendra « de la situation économique et politique ».

Kristýna craint que les employés de ČSA ne soient intégrés aux effectifs de Smartwings – avec au passage une baisse de salaire : « ČSA et Smartwings ont deux philosophies très différentes, mais les deux entités ne cessent de se rapprocher … ». Selon elle, Smartwings conserverait la marque ČSA, dotée d’une bonne réputation, mais les vols seraient opérés par Smartwings, avec des salariés payés au rabais et des syndicats muselés.

Afin d’éviter « le pire », Tereza Löffelmanová de l’OOPL milite auprès du gouvernement pour une re-nationalisation de la compagnie, mais sans grand espoir. Jan craint de son côté que l’intégration dans Smartwings sonne le glas du dialogue social au sein de l’entreprise, déjà miné par les pressions de la direction. Il faut souligner que l’ensemble des salariés rencontrés n’ont souhaité s’exprimer que sous couvert d’anonymat, par crainte pour leur emploi.

Si la situation de l’aéronautique tchèque est loin d’être isolée dans le monde, le devenir de ČSA repose en grande partie sur les décisions que devront prendre dans les semaines ou mois à venir le gouvernement et la direction du groupe. Si un moratoire tient jusqu’en février afin d’éviter que tout créancier extérieur ne vienne réclamer la banqueroute de ČSA, les salariés sont priés d’accrocher leur ceinture : quelques turbulences sont à prévoir, et un atterrissage forcé n’est pas à exclure.

* À leur demande, les prénoms des employés ont été modifiés.

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Thibault Maillet

Étudiant à Sciences Po Paris, résidant actuellement à Prague, en Tchéquie.

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