La sortie du jeu vidéo Cyberpunk 2077, annoncé comme un chef-d’œuvre, a été catastrophique. Pour le studio polonais CD Projekt, c’est un sérieux coup d’arrêt, alors que l’entreprise était devenu temporairement la première capitalisation boursière de Pologne.
L’étendue du désastre n’a d’égale que l’attente suscitée auprès des fans. Dévoilé pour la première fois en 2012, l’éditeur polonais CD Projekt avait depuis mis en place une stratégie marketing bien rodée, en engageant notamment l’acteur américain Keanu Reeves comme ambassadeur. L’univers futuriste et dystopique de la franchise a été lentement et progressivement dévoilé. Ces huit ans d’attente avaient fini par ériger Cyberpunk 2077 comme une véritable révolution à venir dans le monde du jeu de rôle.
Il faut dire que le studio a un argument de taille. Son précédent opus, The Witcher 3, une franchise inspirée par l’univers heroic fantasy de l’écrivain polonais Andjrez Sapkowski (également adaptée par Netflix), avait connu un succès retentissant. Fort de plus de 30 millions de copies vendues, le jeu de rôle avait fait entrer le studio polonais dans la cour des très grands. Par ailleurs, l’entreprise disposait d’autres atouts, puisque c’est CD Projekt qui est à l’origine du service de distribution GOG.com, spécialisé dans la vente des jeux vidéo sans DRM en ligne.
L’enthousiasme autour de Cyberpunk 2077 a donc vite été partagé par les investisseurs. Le studio lui-même a dédié un budget absolument colossal à la production : 328 millions de dollars selon la banque polonaise BOS. En parallèle, le titre CD Projekt, côté au WIG20 – l’indice de la bourse de Varsovie qui rassemble les 20 plus grosses entreprises polonaises – s’envolait littéralement : début décembre, l’entreprise pesait plus de 9 milliards d’euros. Selon Bloomberg, le cours de l’action de CD Projekt a augmenté de 21 000% en un peu plus de 10 ans, soit de loin la plus grosse augmentation d’un titre boursier en Europe. Le studio, tout en devenant temporairement la plus grosse capitalisation boursière en Pologne, devenait surtout le numéro 1 des jeux vidéo en Europe, reléguant à la seconde place le français Ubisoft.
Si le jeu fonctionne correctement sur PC, il s’avère pratiquement injouable sur consoles.
Un lancement catastrophique
Le 10 décembre, l’attente prend fin et le jeu est enfin disponible à l’achat. Sur internet tout va très vite, et les premières rumeurs se vérifient immédiatement : si le jeu fonctionne correctement sur PC (où il déçoit malgré tout en ne tenant pas toutes ses promesses), il s’avère pratiquement injouable sur consoles (Xbox One et Playstation 4), s’attirant l’ire des réseaux sociaux et les critiques acerbes de la presse spécialisée. Quelques jours plus tard, Sony annonce même retirer le blockbuster de son magasin en ligne (PlayStation Store) et proposer un remboursement aux joueurs – une décision rarissime dans le secteur. Sans surprise, le titre CD Projekt s’écroule, l’entreprise perdant deux milliards d’euros de capitalisation en deux jours.
Pour CD Projekt, les ennuis ne faisaient que commencer. Fin décembre, un groupe d’investisseurs annoncent vouloir poursuivre en justice le studio polonais, qu’ils accusent d’avoir menti. En parallèle, de nombreux articles de presse soulignent les nombreux dysfonctionnements au sein du studio. En particulier, une enquête de Bloomberg révèle que bon nombre d’employés au sein du studio avaient alerté leur hiérarchie sur l’état d’avancement du jeu, selon eux impossible à sortir avant 2022.
Surtout, ils témoignent sur leurs conditions de travail, qui se sont considérablement dégradées à l’approche du lancement officiel. En plus des complications entraînées par les différents confinements en 2020, un employé raconte avoir travaillé 13 heures par jours, cinq fois par semaine. CD Projekt, qui avait promis de ne jamais y céder, a donc fini par imposer un « crunch » intensif, ce qui, dans l’industrie du jeu vidéo, réfère à ces périodes où les développeurs enchaînent de longues journées et des semaines rallongées pour terminer un jeu dans les temps. Cette enquête a notamment poussé le PDG et cofondateur du groupe, Marcin Iwiński, à publier une vidéo d’excuse sur YouTube – tout en réfutant certaines des accusations des médias.
Malgré l’étendue du désastre, il semble que CD Projekt puisse éviter le naufrage.
Sauvé puis enterré par les marchés financiers
Malgré l’étendue du désastre, il semble que CD Projekt puisse éviter le naufrage. Une semaine après le lancement, le studio a tout de même annoncé avoir enregistré plus de 8 millions de précommandes, toutes plateformes confondues. Cyberpunk 2077 a également atteint le pic d’un million de joueurs connectés simultanément sur Steam, une plateforme de référence pour la vente de jeux PC. Le studio doit maintenant s’atteler à corriger l’ensemble des bugs, ainsi qu’à produire une version pour les nouvelles générations de consoles.
Ce gâchis n’a tout de fois rien d’étonnant. CD Projekt a tout de l’histoire classique d’une start-up californienne : à la fin des années 1990, deux jeunes Polonais fondent une entreprise spécialisée dans l’importation de jeux vidéo sous forme de CD-ROM. En 2009, l’entreprise frôle la faillite, et n’est sauvé qu’à la faveur d’un rachat qui introduit l’entreprise en bourse. A la grande surprise de Marcin Iwiński, l’entreprise attire de nombreux investisseurs. « Ça n’avait absolument rien de logique, mais c’est comme ça que ça marche », dit-il au sujet de ce sauvetage par les marchés financiers. Près de dix ans plus tard, ces mêmes marchés ont encore une fois montré leur capacité à pousser au meilleur comme au pire : est-ce la pression des investisseurs qui a poussé les producteurs à commercialiser un produit manifestement inachevé ? Rien n’est moins sûr. Gageons que le studio a retenu la leçon.