Coup de froid sur le rapprochement entre la Russie et la Tchéquie

La nouvelle est tombée comme une bombe : le gouvernement tchèque a officiellement accusé des agents russes d’être derrière deux explosions de dépôts de munitions en 2014 et a ordonné l’expulsion de 18 diplomates de l’ambassade russe. La Russie a répliqué en expulsant 20 diplomates tchèques.

Article mis à jour le 19 avril à 10h.

(Prague, correspondance) – « Sur la base de preuves claires rassemblées lors de l’enquête de nos services de renseignement, je dois constater qu’il existe des soupçons légitimes selon lesquelles des officiers de l’unité 29155 du service secret russe GRU ont été impliqué dans l’explosion d’entrepôts de munitions à Vrbětice en 2014 », a annoncé le premier ministre Andrej Babiš aux côtés de son ministre de l’Intérieur Jan Hamaček lors d’une conférence de presse d’urgence samedi soir. « La République tchèque est un État souverain et se doit de réagir à cette révélation sans précédent de manière adéquate », a-t-il ajouté avant d’annoncer l’expulsion de 18 diplomates russes soupçonnés de travailler pour les services de renseignement.

Le 16 octobre et le 3 décembre 2014, deux entrepôts de munitions avaient explosé à Vrbětice (est du pays), tuant deux travailleurs et forçant l’évacuation de deux mille personnes. Selon le gouvernement tchèque, des agents russes seraient responsables de cet acte de sabotage. À l’époque, l’enquête avait piétiné, même si des traces menaient vers Moscou, puisque les munitions auraient été destinées au marchand d’armes bulgare Emilian Gebrev. Selon le média tchèque Seznam Zpravy, elles auraient pu être destinées à l’Ukraine, en pleine guerre, ou aux forces armées syriennes opposées au dictateur Bachar el-Assad. Quelques mois après l’explosion, Gebrev avait été empoisonné et le média d’investigation spécialisé Bellingcat a publié une enquête en 2019 retraçant la présence d’un agent de la fameuse unité 29155 en Bulgarie à ce moment-là.

Des airs de guerre froide

Directement après la conférence de presse, la police tchèque a justement diffusé les portraits de deux agents de cette unité, soupçonnés d’avoir fait partie du commando de sabotage. Ils sont nuls autres que les deux ‘touristes’ russes qui auraient empoisonné l’agent double Sergueï Skripal à Salisbury, en Grande-Bretagne, en 2018. À l’époque, la tentative d’assassinat avait considérablement tendu les relations avec la Russie, une grande partie des pays européens marquant leur solidarité avec Londres en expulsant des diplomates russes.

La Russie a annoncé dès le lendemain, dimanche, l’expulsion ce lundi de 20 employés de l’ambassade tchèque à Moscou considérées « persona non grata ». « Nous prendrons des mesures de représailles qui forceront les auteurs de cette provocation à prendre pleinement conscience de leur responsabilité dans la destruction des fondations de relations normales entre nos pays », avait prévenu le ministère des Affaires étrangères dans un communiqué. Selon la diplomatie russe, la décision du gouvernement tchèque est la continuation d’un certain nombre d’actions anti-russes que la République tchèque a prises ces dernières années. Il est difficile de ne pas voir « les empreintes américaines » derrière l’expulsion d’employés de l’ambassade de Russie à Prague, selon le ministère russe.

L’annonce du gouvernement tchèque tombe à un moment où apparaissent de nouvelles tensions internationales, alors que la nouvelle administration états-unienne de Joe Biden veut adopter une position plus ferme à l’endroit de Vladimir Poutine et qu’une concentration de troupes russes à la frontière ukrainienne fait craindre une aggravation du conflit dans le Donbass. Jeudi dernier, le président Joe Biden a annoncé de nouvelles sanctions contre la Russie, ainsi que l’expulsion de 10 diplomates russes. Le gouvernement polonais a suivi en montrant la porte à trois autres, par solidarité avec Washington.

Demi-tour !

A ce contexte géopolitique internationale s’ajoute une situation politique toute particulière en République tchèque : le gouvernement Babiš venait d’effectuer plusieurs pas vers Moscou, tant au niveau de l’acquisition du vaccin anti-covid « Spoutnik V » que sur la participation de l’entreprise russe Rosatom à un appel d’offres en vue de construire de nouveaux réacteurs nucléaires à la centrale de Dukovany. Le ministre de l’Intérieur Jan Hamaček, qui devait justement se rendre à Moscou lundi pour discuter de ces projets, a été contraint d’annuler son voyage à la dernière minute.

Selon les médias tchèques, le duo Babiš et Hamaček était au courant des conclusions de l’enquête depuis plus longtemps qu’ils ne l’admettent et il est possible qu’ils aient été contraints d’en faire l’annonce publiquement de peur que l’affaire n’éclate au moment où le ministre Hamaček se trouvait à Moscou en train d’acter le rapprochement entre Prague et le Kremlin réclamé de longue date par le président Miloš Zeman.

Déjà sous le feu nourri de l’opposition qui n’hésite pas à évoquer un « terrorisme d’Etat » et une trahison, et qui réclame une réponse plus ferme, la position de Babiš et de son gouvernement pourrait encore se compliquer s’il est prouvé qu’ils étaient au courant, comme le soutiennent certains médias mais aussi  le précédent ministre des Affaires étrangères, Tomáš Petříček, limogé le week-end dernier en raison justement de ses positions hostiles à Moscou.

Auraient-ils voulu cacher ces informations pour ne pas risquer de mettre à mal leurs projets avec la Russie ? Les services de renseignement tchèques, qui se heurtent à l’hostilité du gouvernement et du président Miloš Zeman – ces derniers refusant de tenir compte de leurs rapports sur les activités hostiles de Moscou et de Pékin – ont-ils menacés de faire fuiter leurs informations ? La nouvelle donne diplomatique internationale avec l’arrivée à la Maison Blanche de Joe Biden, qui semble décidé à resserrer les rangs de l’OTAN, a-t-il joué un rôle ? Autant d’hypothèses pour l’heure invérifiables.

Mais une chose est sûre, les accusations portées contre Moscou risquent sérieusement de contrecarrer les plans de rapprochement avec la Russie du gouvernement sous la coupe du président Miloš Zeman. Les contrecoups ne se sont pas fait attendre : dès dimanche, le ministre de l’Industrie a concédé qu’une participation de Rosatom à l’agrandissement de la centrale nucléaire de Dukovany semblait désormais difficilement concevable. Et il est à parier que le vaccin Spoutnik n’atterrira finalement pas en Tchéquie non plus. Si Andrej Babiš a assuré avoir le soutien du président, ce dernier s’est muré dans son silence et son porte-parole a annoncé qu’il ne prendra pas la parole avant dimanche prochain. Le temps de lécher ses plaies, sans doute.

Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).

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