Conseil de l’Arctique : la Tchéquie se rêve en « Pôle-Position »

Lors du prochain sommet ministériel du Conseil de l’Arctique, les États membres devront se prononcer sur la candidature de la République tchèque au statut de membre observateur. D’ici là, le ministère des Affaires étrangères et les scientifiques tchèques rôdent et défendent leurs arguments : un mélange de science et de culture. Récit d’une ambition pôle-itique en Europe centrale.

Article publié une première fois le 22 avril 2021.

« La République tchèque n’est pas un grand pays en termes de taille, mais ses activités vont bien au-delà de ses frontières », assurait Tomáš Petříček, alors ministre des Affaires étrangères (limogé début avril), au cours d’une conférence en ligne organisée le 25 mars dernier par l’ONG Arctic Council. S’il fallait une réponse à la question « mais pourquoi diable la République tchèque se préoccupe-t-elle du Conseil de l’Arctique ? », nous l’avons. Derrière la communication, la portée symbolique de la candidature tchèque est limpide : le gouvernement tchèque veut rejoindre une institution prestigieuse, ne fût-ce qu’en tant que membre observateur, et envoyer un signal fort quant aux dangers du réchauffement climatique. Au-delà du message politique, il y a également des enjeux significatifs. Si le statut de membre observateur du Conseil de l’Arctique n’offre aucun poids décisionnel, il peut être particulièrement intéressant pour les chercheurs qui souhaitent accéder aux groupes de travail.

La science, pilier de la candidature tchèque

Aujourd’hui, la recherche scientifique tchèque porte la double casquette d’argument majeur de la candidature et de bénéficiaire d’un potentiel succès. L’un des cœurs de la recherche arctique tchèque bat à České Budějovice, ville d’un peu moins de 100 000 habitants à une trentaine de kilomètres de la frontière autrichienne. Alors à défaut de franchir le cercle polaire, pour essayer de mieux comprendre les intérêts tchèques en Arctique, il faut prendre la route vers le Sud, car c’est là-bas que se situe le Centre d’Écologie Polaire.

Le centre d’Écologie Polaire de České Budějovice – Photo : Tereza Svobodová

À la barre, la biologiste Marie Šabacká, spécialiste des micro-organismes en milieu polaire. Bien que les étages soient remplis de matériel, elle prévient avant de nous recevoir : « avec la majorité des employés en télétravail obligatoire, à l’université c’est un peu une ambiance de ville fantôme ». Dans les locaux du centre de recherche, on trouve pêle-mêle tout l’attirail de laboratoire classique, des chambres froides, un congélateur réglé sur -80°C, des oiseaux empaillés dans une salle de cours, des empreintes d’ours polaire, et quelques panneaux « risque biologique » pas forcément très rassurants. C’est entre ces murs qu’elle mène (en temps normal) une équipe d’étudiants et de chercheurs qui travaillent sur l’Arctique et à ses évolutions.

Comme tous les Tchèques qui s’intéressent à l’Arctique, elle suit de près la candidature. Le centre de recherche de České Budějovice est un argument essentiel que présentent les diplomates en vue de leur admission, mais les scientifiques ont également beaucoup à gagner : « si la candidature aboutit, cela facilitera pour nous la coopération internationale, souligne Marie Šabacká. Être membre observateur du Conseil de l’Arctique rendrait notre recherche et nos activités plus visibles. »

La recherche arctique tchèque ne se limite pas au centre de České Budějovice, des recherches en sciences naturelles comme en sciences sociales sont également menées à Prague, Brno et Ústí nad Labem (Nord-Ouest du pays). Mais l’Université de Bohême du Sud a cela de particulier qu’elle dispose d’une annexe implantée de manière permanente en Arctique, dans la région norvégienne du Svalbard.

Marie Šabacká, devant une carte du Svalbard. Photo : Tereza Svobodová

Parmi les fondateurs de cette station qui accueille chaque année les chercheurs tchèques, leurs élèves et des partenaires internationaux, il y a Josef Elster. Sommité de la recherche arctique tchèque, il a été le professeur de Marie Šabacká avant qu’elle n’entame son doctorat aux États-Unis. Josef Elster est lui diplômé de la faculté de České Budějovice, dans les laboratoires de la Tchécoslovaquie des années quatre-vingt. Après un doctorat consacré aux environnements extrêmes en Europe centrale, il se retrouve en 1988 dans une mission en direction du Svalbard. Au total, il a pris part à 38 expéditions en Arctique ou en Antarctique.

Contacté par vidéoconférence, il raconte : « en 2007, nous avons reçu le premier financement du ministère de l’Éducation et nous avons transporté au Svalbard deux conteneurs, un pour dormir et l’autre pour le matériel. Puis tous les ans nous avons commencé à louer des infrastructures russes. En 2010, à la fin de ce projet, nous avons obtenu les fonds pour monter une base tchèque au Svalbard ». Petit à petit, une base de recherche est établie dans la ville de Longyearbyen, et une base de terrain voit le jour dans le Billefjorden, au centre de la région. Un bateau, le Clione, complète les ressources à la disposition des chercheurs.

Sur place, la vie s’organise autour des recherches, entre la collecte d’échantillons sur le terrain, notamment les glaciers du Svalbard, leur conditionnement pour le voyage vers la République tchèque, et les analyses. À ces travaux s’ajoutent les enseignements. Depuis 2012, des cours sont dispensés aux étudiants directement sur place. Durant une campagne, chaque groupe d’étudiants reste pour deux semaines sur place, avant que d’autres étudiants ne viennent les remplacer sur le terrain.

La station est considérée comme faisant partie à part entière du Centre d’Écologie Polaire, Marie Šabacká en assure la direction avec Josef Elster. Pour elle, le choix de l’installation au Svalbard répond à plusieurs critères : « D’abord, il y a des raisons historiques, j’ai commencé à faire des recherches là-bas en 2003, Josef [Elster] y allait déjà en 1988. Ensuite, pour les Européens c’est la zone la plus facilement accessible : un premier avion jusqu’à Oslo, puis un second jusqu’à Longyearbyen, par des vols commerciaux ». Il faut ajouter à cela le cadre juridique facilité par la Norvège, notamment pour les prélèvements, et le fait que « le Svalbard est l’une des régions qui se réchauffent le plus vite dans le monde ». Au cours des quarante dernières années, la température a augmenté entre 4,5 et 6 degrés Celsius selon les endroits.

La station de recherche tchèque au Svalbard, à Longyearbyen. (Crédits : Centre d’Écologie Polaire, Université de Bohême du Sud.)

Jusqu’à présent la station comme le centre de recherche fonctionnent sur des fonds publics, ceux du ministère tchèque de l’Éducation, et les financements « par projet » si courant de nos jours. Pas de mécénat, aucun don. Enfin presque. Marie Šabacká se souvient amusée de la seule donation jamais reçue : « Un homme, dans son testament, léguait ses armes à l’université, parce qu’il ne voulait pas qu’elles atterrissent dans les mains de ses enfants. Et puisqu’à l’université nous sommes les seuls à utiliser des armes … C’est vraiment le seul don que nous ayons reçu ! » Au Svalbard, les ours polaires sont très nombreux, et la fonte des glaces les conduit à se rapprocher de plus en plus des activités humaines. Le port d’arme y est donc plus que nécessaire pour toute sortie sur le terrain.

Briser la glace entre culture et science

Pour faire de la recherche sur des glaciers à quelques encablures du Pôle Nord, il faut avoir un minimum l’esprit aventurier. Zdeněk Lyčka n’est pas chercheur, mais il coche cette case sans soucis. Diplomate atypique, il compte à son actif une traversée du Groenland à ski, alors qu’il était Ambassadeur de République tchèque au Danemark, et une escapade de la mer du Nord à Prague… en kayak. Il est aujourd’hui « Coordinateur culturel » au sein du département Europe centrale du ministère des Affaires étrangères tchèque. Un rôle crucial, car le dossier tchèque repose en réalité sur deux axes. L’aspect scientifique donc, mais également tout un pan culturel dont Zdeněk Lyčka est à l’initiative : « En 2018 je suis allé au Svalbard avec le groupe de rock tchèque Už jsme doma, je les ai mis en contact avec les scientifiques sur place ».

Une empreinte d’ours polaire montrée par Marie Šabacká. Photo : Tereza Svobodová

De cette rencontre naîtra un clip, mais aussi l’envie d’ériger des passerelles entre les mondes scientifiques et culturels. En 2019, un « Festival arctique » voit le jour grâce à des fonds de l’Ambassade de Norvège et en partenariat avec l’Université de Bohême du Sud. En 2020 et 2021, les festivals se poursuivent quoiqu’entravés par la pandémie. Grâce aux partenariats avec les pays arctiques, ces festivals permettent également de mettre en valeur les cultures autochtones du Cercle polaire, et selon Zdeněk Lyčka « de faire se rencontrer les publics, d’intéresser les scientifiques à la culture, et les amateurs d’art aux enjeux scientifiques ».

Susciter l’intérêt des politiques

Des décennies de recherche arctique, et quelques années d’expérience culturelles auront fini de convaincre le ministère des Affaires étrangères de se lancer dans la candidature au statut de membre observateur du Conseil de l’Arctique. Il aura fallu un lobbying « au bon sens du terme », précise Zdeněk Lyčka, de la part de diplomates engagés comme lui, mais également de scientifiques.

Selon Barbora Halašková, politiste à la faculté de sciences sociales de l’Université Masaryk de Brno, « il manquait de connexions entre les scientifiques, engagés depuis longtemps sur les Pôles, et la sphère politique ». En 2016, le Ministère lui commande un état des lieux de la recherche et des tendances géopolitiques de l’Arctique. Ce rapport doit aider les diplomates à définir la politique tchèque en Arctique. Au bout des quatre-vingts pages du document, six propositions émergent, parmi lesquelles la candidature au statut d’observateur du Conseil de l’Arctique.

« C’est à partir de ce moment que le ministère des Affaires étrangères, qui se demandait comment s’impliquer en Arctique et aider les chercheurs tchèques, a pu avoir une base solide », précise-t-elle aujourd’hui. Le processus était lancé. Finalement à l’automne 2020, Tomáš Petříček se réjouit de la validation de la candidature par le gouvernement. Quelques semaines plus tard, il dépose sa demande auprès de son homologue islandais – dont le pays assure la présidence tournante du Conseil.

Josef Elster. Crédits : Centre d’écologie polaire, Université de Bohême du Sud.

À quelques semaines de la décision du Conseil de l’Arctique (prévue lors du prochain conseil des ministres de l’Arctique, les 19 et 20 mai), la République tchèque ne maîtrise plus son destin. Comme pour les autres candidats, « l’Estonie, l’Irlande et la Turquie », la décision doit être unanime de la part des États membres. Au cours de sa séance de questions-réponses en ligne, Tomáš Petříček affirmait avoir « discuté de la candidature avec l’ensemble des États membres », et se réjouissait d’avoir « reçu des retours positifs et une oreille attentive », parce que, selon lui, « c’est exclusivement un projet scientifique ».

Du côté de Zdeněk Lyčka, le ton est un peu plus mesuré bien que relativement confiant : « en diplomatie, on ne vous dit jamais rien. Ils ne nous diront pas « Oui, nous vous soutenons », parce qu’ils appliquent les consignes qu’ils ont reçues de leur ministère, depuis la capitale. Mais nous, nous faisons de notre mieux ».

Comment la Russie va-t-elle réagir ?

Lors du grand oral du ministre, une question venait pourtant quelques minutes plus tard ramener le sujet sur la table : « La candidature tchèque, en tant que membre de l’OTAN et de l’Union européenne, est-elle motivée par le désir de ces organisations de renforcer leur présence en Arctique ? » Sans surprise, l’interrogation vient de Russie. Lourde de sous-entendus, elle rappelle que le pays qui dispose de la plus grande partie de l’Arctique pourrait rajouter son grain de sel. Pour Barbora Halašková, il faut clairement nuancer la portée de candidature tchèque : « Il ne s’agit que de devenir un état observateur, cela ne donne pas vraiment de pouvoir pour renforcer la position de l’OTAN ou de l’UE étant donné que l’UE a déjà le statut d’observateur, et que plusieurs pays de l’OTAN sont membres ». En clair, le statut d’État observateur offre surtout la possibilité de participer aux travaux des groupes de travail scientifiques.

La question russe est toutefois revenue sur le devant de la scène avec brutal refroidissement des relations entre Prague et Moscou. La Russie bloquera-t-elle la candidature tchèque en réponse aux sanctions décidées par le gouvernement d’Andrej Babiš ? Par mail, Zdeněk Lyčka indique : « L’état actuel des relations bilatérales ne devrait pas affecter négativement la coopération scientifique de toutes les parties actives dans l’Arctique, car nous avons tous un objectif commun. La décision d’accorder le statut d’observateur appartient aux pays de l’Arctique, qui décident par consensus ». Pour Barbora Halašková, les récents événements « ne devraient rien changer, même s’il est trop tôt pour juger ». Le sommet doit avoir lieu dans quelques semaines, le temps peut-être d’apaiser les relations – ou a minima de mettre fin à l’escalade des sanctions.

Lire : « Coup de froid sur le rapprochement entre la Russie et la Tchéquie« 

Pour ce qui est des inquiétudes stratégiques, il semble difficile de voir derrière la candidature tchèque des intérêts cachés. En tant que pays enclavé, la République tchèque ne devrait pas être au premier rang de ceux qui bénéficient de l’ouverture chaque année un peu plus tôt de la Route Maritime du Nord, qui contourne l’Asie par le Nord. Pas de risque non plus a priori que la République tchèque ne vienne perturber les équilibres existants. En réalité, Tomáš Petříček l’assume : le conseil de l’Arctique serait un outil utile pour les scientifiques, sur le plan politique il permettrait de nouer des relations avec les pays arctiques et les entreprises tchèques voudraient pouvoir bénéficier des dernières innovations en matière environnementale.

Les scientifiques tchèques sont d’ores et déjà membres de plusieurs organisations internationales et régionales d’étude des pôles, aux acronymes toujours plus créatifs : IASC, Uarctic, FARO, APECS, ISIRA, Arctic-FROST[1]International Arctic Science Committee (IASC), University of the Arctic (Uarctic), Forum of Arctic Research Operators (FARO), Association of Polar Early Career Scientists (APECS), International Science Initiative in the Russian Arctic (ISIRA), The United States National Science Foundation sponsors „Arctic-FROST„ (Arctic FRontiers Of SusTainability: Resources, Societies, Environments and Development in the Changing North… Mais parmi les organisations régionales, le Conseil de l’Arctique est à la fois le plus prestigieux et le plus connu du grand public. Une mise en lumière bienvenue à la fois pour les chercheurs dont les travaux peinent parfois à trouver des relais auprès du grand public, et pour le ministère tchèque des Affaires étrangères qui envoie un signal sur le changement climatique et communique sur la place de la République tchèque sur la scène internationale.

Dans ce contexte, les élections législatives à venir et le lot de changement à la tête du gouvernement qu’elles semblent promettre n’inquiètent pas Barbora Halašková quant à la continuation de la stratégie tchèque en Arctique : « C’est un projet purement basé sur la science […] et la participation au Conseil de l’Arctique est gratuite ». Reste à savoir le ton que donnera la Russie en prenant la présidence dans quelques mois, succédant à l’Islande pour les deux prochaines années.

Deux certitudes s’imposent cependant : le 20 mai, la République tchèque saura si elle peut officiellement accéder aux avant-postes pour voir notre monde changer. Mais, comme les scientifiques s’époumonent à le répéter, dans ce contexte, observer ne suffira pas.

Photo d’illustration : deux navires croisent dans l’océan arctique (Crédit : U.S. Geological Survey, licence Creative Commons)

Notes

Notes
1 International Arctic Science Committee (IASC), University of the Arctic (Uarctic), Forum of Arctic Research Operators (FARO), Association of Polar Early Career Scientists (APECS), International Science Initiative in the Russian Arctic (ISIRA), The United States National Science Foundation sponsors „Arctic-FROST„ (Arctic FRontiers Of SusTainability: Resources, Societies, Environments and Development in the Changing North
Thibault Maillet

Étudiant à Sciences Po Paris, résidant actuellement à Prague, en Tchéquie.

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