Avant de se lancer en politique en 2011 et de devenir premier ministre en 2017, Andrej Babiš s’était construit un véritable empire dans le secteur de l’agro-alimentaire. Son groupe Agrofert rassemblant près de deux cents compagnies a fait de lui la deuxième personne la plus riche du pays, avec une fortune estimée par le magazine Forbes a plus d’un milliard de dollars. En 2014, le groupe avait aussi mis la main sur le groupe de médias MAFRA.
En 2011, Andrej Babiš a fondé le mouvement ANO (Action des citoyens mécontents) et s’est lancé en politique en promettant de faire le ménage et d’administrer le pays comme une entreprise. Fort de près de 19 % des voix en 2013, il était entré en coalition comme partenaire junior des sociaux-démocrates, devenant ministre des Finances. Lors des élections de 2017, malgré les scandales le concernant, Babiš avait pris les rênes du pouvoir grâce à l’appui de près de 30 % des électeurs, un soutien dont le créditent encore les enquêtes d’opinion à l’heure actuelle.
Devenu ministre des Finances en 2014, Andrej Babiš avait quitté la direction d’Agrofert, mais tout en en restant le propriétaire. En janvier 2017, la Chambre des députés avait approuvé la « Loi Babiš » interdisant aux entreprises des membres du gouvernement de participer aux appels d’offres publics et de recevoir des subventions de l’Etat. La loi interdisait aussi de posséder des médias. Pour la contourner, M. Babiš avait confié son empire à deux fonds fiduciaires, dont il restait le propriétaire et bénéficiaire, mais qu’il n’administrait pas directement.
Pourquoi un audit européen ?
Suite à l’entrée en vigueur d’un nouveau règlement européen sur les conflits d’intérêt en août 2018, la branche tchèque de l’ONG anti-corruption Transparency International ainsi que le Parti pirate tchèque ont fait pression sur le Parlement européen et la Commission européenne pour les pousser à enquêter sur le cas du premier ministre tchèque Andrej Babiš. Selon l’ONG et les Pirates, M. Babiš viole la législation européenne qui interdit aux fonctionnaires et hommes politiques des pays membres d’être impliqué dans les décisions sur la distribution des fonds européens tout en en retirant un bénéfice personnel.
En décembre 2018, le Parlement européen votait une résolution demandant à la Commission européenne de stopper tout versement aux compagnies du groupe Agrofert et le commissaire européen au Budget, Günther Oettinger, avait obtempéré. En janvier 2019, la Commission envoyait ses inspecteurs en Tchéquie pour vérifier s’il y avait effectivement conflit d’intérêt et s’il y avait eu, en conséquence, des malversations de fonds européens. En mai 2019, une première version de l’audit était envoyée à Prague et, suite à la réponse des autorités tchèques, une version finale a été envoyée le 29 novembre 2019.
Quelles sont les conclusions de l’audit ?
Si l’audit est en théorie confidentiel, la Commission en a révélé les principales conclusions et des fuites dans les médias ont permis d’en obtenir la version complète. Il conclut qu’Andrej Babiš se trouve en conflit d’intérêt non seulement au regard de la législation européenne, mais aussi de la législation tchèque. Selon la Commission européenne, M. Babiš reste le propriétaire d’Agrofert et garde une influence – directe et indirecte – sur les décisions de la holding, tout en étant en même temps impliqué dans des décisions gouvernementales concernant la distribution des fonds européens. Cela concerne toute la période depuis l’entrée en vigueur de la Loi Babiš en février 2017, d’abord quand Babiš était ministre des Finances, puis comme premier ministre depuis décembre 2017.
Dans le détail, les auditeurs considèrent que le premier ministre reste en plein contrôle des fonds fiduciaires et en est le principal bénéficiaire. En effet, les auditeurs pointent du doigt que les fonds sont administrés par des gens choisis par Andrej Babiš, qui peut aussi les révoquer à chaque instant, et que l’épouse du premier ministre est une des trois personnes siégeant au conseil d’administration, ce qui lui permet d’apposer son veto à toute décision.
Selon l’estimation préliminaire, l’audit demande le remboursement ou l’annulation de près de 18 millions d’euros en fonds européens versés ou alloués depuis février 2017. Sur ces 18 millions, deux millions ont été payés par l’Union européenne et neuf autres ont été versés à des compagnies du groupe Agrofert depuis le budget de l’État tchèque. L’argent versé par l’UE devra être remboursé par l’État tchèque et l’UE ne paiera pas ce que la Tchéquie a déjà versé. C’est à Prague de demander à Agrofert de rembourser le reste. Si la Tchéquie accepte les conclusions de la Commission, elle pourra utiliser ces fonds autrement.
L’audit demande aussi à la Tchéquie d’examiner en profondeur toutes les allocations de fonds européens qui pourraient aussi avoir été contraires aux lois sur les conflits d’intérêt. De plus, les auditeurs de l’UE ont signalé d’importants manquements dans l’allocation de fonds venant des programmes de soutien à l’innovation et la compétitivité, ce qui pourrait saler la facture pour Agrofert, et aussi pour d’autres entreprises.
Et dans les faits ?
Il semble en effet que certaines décisions douteuses aient été prises par l’État au profit des sociétés appartenant à Agrofert dans la distribution des fonds européens. 4 millions d’euros ont par exemple été attribués à la boulangerie industrielle Penam, propriété d’Agrofert, pour la construction d’une chaîne de production de pain toasté sans agent conservateur, sous prétexte d’encourager l’innovation. Problème, cette technique avait déjà été développée il y a huit ans par un concurrent, United Bakeries, et ne représentait donc en rien une innovation.
Selon les chiffres contenus dans les rapports d’Agrofert, le groupe a plus que doublé le montant total de subventions perçues auprès de Prague et Bruxelles entre 2012 et 2017, alors que son chiffre d’affaire n’a augmenté que de plus de 15 % dans le même temps.
Quelles conséquences pour Andrej Babiš ? Et pour Agrofert ?
Pour Andrej Babiš, les conséquences politiques directes semblent limitées. Les scandales ont beau pleuvoir, les sondages le créditent encore et toujours de près de 30 % de soutien de la population. L’inconnue vient de ses partenaires de coalition, les sociaux-démocrates, et de ses appuis au parlement, les communistes, qui pourraient être contraints de lâcher le chef du gouvernement.
Pour Agrofert, la perte éventuelle de ces subventions ne serait pas dramatique dans un premier temps, au vu du chiffre d’affaire – de plus de six milliards d’euros – enregistré en 2018. Cependant, le groupe n’est pas en excellente santé financière, avec un maigre profit de 68 millions d’euros la même année. De plus, sans toutes les subventions reçues par l’État tchèque et les fonds européens, le groupe aurait enregistré une perte de 4 millions d’euros. Ainsi, si l’État tchèque acceptait les conclusions de l’audit européen et se mettaient eux aussi à fermer le robinet pour les compagnies liées au premier ministre, son empire se trouverait en difficulté.
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Existe-t-il des portes de sortie ?
Si Agrofert ne veut pas se passer des fonds européens, son propriétaire devra agir. Une des solutions possibles serait de transformer les fonds fiduciaires en fonds dits « aveugles », où la gestion est confiée à une banque ou un fonds d’investissement, sans droit de regard pour les bénéficiaires effectifs. Cela aurait pour conséquence d’empêcher M. Babiš d’administrer son empire. Les experts de la Commission européennes, eux, disent qu’ils seraient satisfaits si M. Babiš occupait un poste gouvernemental moins influent, tel que celui de ministre de la Culture.
Quelles sont les prochaines étapes dans ce dossier ?
Dès que l’État tchèque recevra la traduction officielle du rapport, il aura deux mois pour réagir en annonçant les mesures qu’il compte prendre pour remédier à la situation. Tout ce qu’il peut encore remettre en cause dans ses négociations avec la Commission est la somme des fonds à rembourser et la forme concrète des mesures à prendre, ce qui peut prendre jusqu’à six mois, sans compter les pauses pendant l’attente de certaines preuves. En tout et pour tout, le processus pourrait prendre jusqu’à un an avant que la Commission ne prenne une décision finale sur le montant total des fonds dont la Tchéquie pourrait être privée. Pour l’État tchèque, la seule façon de remettre en cause les conclusions de l’audit est de se tourner vers la justice européenne, ce qui est probable vu le déni énergique dont ont fait preuve M. Babiš et ses ministres au cours des derniers jours.
Dans les prochains mois, la réaction de la justice tchèque aux conclusions de l’Union européenne va être très importante. Déjà, le tribunal municipal de Černošice, sous la juridiction duquel vit Andrej Babiš, a par deux fois condamné celui-ci à une amende de 8 000 euros pour avoir enfreint la loi sur les conflits d’intérêt, estimant que celui-ci était bel et bien en contrôle d’Agrofert. Même si ces jugements ont été par la suite contredits par le tribunal régional, il est possible que la justice tchèque soit à nouveau saisie et qu’elle en vienne aux mêmes conclusions que Bruxelles, ce qui aurait d’importantes conséquences pour Agrofert…et donc pour Andrej Babiš.
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