Cinéma : Belgrade et l’histoire de la Yougoslavie par le trou de la serrure

« L’envers d’une histoire », deuxième réalisation de la cinéaste Mila Turajlić, traite ensemble d’un enjeu historique, celui de l’engagement politique de Srbijanka Turajlić (sa mère), et d’un enjeu très personnel en lien avec l’appartement familial, situé au centre-ville de Belgrade, dont les portes closes recèlent toute la complexité de l’Histoire ex-yougoslave. Pour mieux comprendre les fantômes qui rôdent en ces lieux quasi-hantés, devenus à travers le film un laboratoire dynamique d’une mémoire complexe, nous avons rencontré ces deux protagonistes de la culture serbe contemporaine, en marge du festival Un week-end à l’Est.

Srbijanka Turajlić (à gauche) est universitaire et militante politique, Mila Turajlić, sa fille, est cinéaste et réalisatrice du film « L’envers d’une histoire ». Photographie : Nikola Krtolica.

HABITER L’HISTOIRE

Le personnage principal du film L’envers d’une histoire, c’est un appartement. Et plus précisément, un appartement qui se situe en plein centre de Belgrade, faisant partie d’un immeuble dessiné dans les années 1930 par un membre de votre famille. Vous y avez toutes les deux vécu votre enfance, à des périodes différentes bien sûr. Ma première question est pour Srbijanka : Quelle a été votre réaction lorsqu’en 1945 les autorités révolutionnaires communistes décident de nationaliser les logements appartenant aux aristocrates, et octroient par conséquent une partie de l’appartement à des personnes issues de la classe ouvrière ?

Srbijanka Turajlić : Lorsqu’on est enfant, on n’a pas — je crois — de sentiment du tout. Quand vous êtes petits, vous ne faites pas forcément attention aux circonstances extérieures. Il est vrai que pendant les dix premières années de ma vie, tous les membres de ma famille dormaient dans la même chambre. Mais à l’époque, il n’y avait rien d’étrange à cela. Vous savez, tout le monde était dans cette situation. La première fois où j’ai eu un sentiment en rapport à la question du logement, c’est au moment où je me suis mariée. Nous n’avions pas d’appartement, mon mari et moi. On a été obligés d’en louer un. Nos salaires étaient dédiés quasiment entièrement au loyer.

J’ai longtemps eu l’impression que mes parents n’étaient pas à l’aise avec ce qui s’était passé. Mais il me semble qu’ils ont essayé de se comporter comme si tout était normal. Ils avaient perdu la Révolution contre les Communistes à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’idée était donc de se placer dans le présent et de tout recommencer à zéro. Ils ne pouvaient rien y faire. Ils n’ont jamais évoqué cette histoire de façon pesante, ou de façon à critiquer le système. Ils étaient contre le système mais ils ne le discutaient pas.

Mes parents, à certains égards, étaient des gauchistes. J’entends par là qu’ils étaient socio-démocrates. Mais ils étaient contre le communisme, donc contre l’autoritarisme fondé sur le parti unique et la centralisation extrême de l’État. En revanche, mes grands-parents étaient aristocrates. Ma grand-mère m’a toujours donné l’impression d’être comme sortie d’un livre.

Vous, Mila, avez également été élevée au milieu de cet appartement divisé, parmi les objets amassés pendant l’histoire familiale. Pendant l’enfance, avez-vous nourri des fantasmes autour de ces portes closes ?

Mila Turajlić : Pas du tout. J’ignorais même que ces portes avaient une quelconque signification. Ma première vraie conscience de ces portes fermées date de lorsque j’ai eu vingt ans. Avant cela, on naît et on grandit dans un espace sans se poser trop de questions. Les choses sont comme elles sont. Et comme j’avais à l’époque des amis qui étaient dans la même situation que moi, ou vivant une situation encore plus compliquée, j’ai commencé à y penser. Sans que cela ne me semble bizarre.

Srbijanka : Je me souviens d’un jour, tu devais avoir douze ou treize ans. Tu m’as demandé pourquoi ma grand-mère n’avait pas hérité de l’ensemble du bâtiment. La question émanait du fait que l’immeuble avait été construit par mon grand-père. Ta question était exactement celle-là : « Comment ma mère a-t-elle pris le fait qu’elle n’en est pas propriétaire ? » Je lui ai répondu : « Je ne sais pas, je ne me suis jamais posé la question. » On a demandé donc à ma mère et elle a répond : « Après la Révolution (socialiste), vous aviez la tête sur les épaules. C’est ce qui compte. Ne vous inquiétez de rien. »

Mila : Je me souviens de ce que cela signifiait. Pour ces gens, après la Révolution, l’enjeu était de survivre. Le fait d’avoir confisqué des biens était quelque chose de secondaire.

Si les portes ont eu un impact sur mon enfance, ce sont plutôt celles du voisinage. J’étais très vite consciente de l’existence invisible des gens derrière les murs. Dans le film, on voit que les deux portes sur le palier sont l’une en face de l’autre. J’avais conscience de la présence des gens en face, du fait qu’on était surveillés. Les entrées et sorties par notre porte étaient ponctuées par le bruit du judas de la porte d’en face.

Mais ce qui m’a marqué par-dessus tout est l’apprentissage d’une méfiance quant à la parole proférée. En général, on valorise la spontanéité chez les enfants. Moi, j’ai appris très vite la distinction entre ce qui peut être dit à la maison et ce qui ne doit pas être répété à l’extérieur. Je suis né à la fin de l’époque communiste et il me semble que cela définit bien la période. Dès l’enfance, je savais qu’il y avait une vie privée et une vie publique. Je me suis construit une double réalité. À la maison, on m’expliquait les événements historiques d’une certaine façon, et à l’école on me raconte les choses autrement. J’ai appris dès l’enfance à naviguer entre ces deux réalités.

Je me souviens du jour où j’ai transgressé la limite. C’était pendant l’hiver ; j’étais avec des copines à une patinoire. Un journaliste nous a demandé si on acceptait d’être interrogées pour la Radio de Belgrade. C’était un micro-trottoir portant sur les vacances. À un moment, le journaliste a demandé : « Avez-vous hâte qu’arrive le Réveillon ? » Et moi, j’ai répondu que l’événement que j’attendais, c’était la fête de Noël. Or, il faut savoir que, pendant le communisme, on ne fêtait pas Noël. Le soir même, lorsqu’on s’est tous mis autour d’une table pour écouter l’émission, on a découvert que ma voix avait été esquivée. Elle n’avait pas été inclus dans l’émission. J’avais sept ou huit ans et je prenais conscience qu’il s’agissait d’une transgression.

Cela signifie-t-il que l’espace familial relevait de la vérité et que l’espace public relevait du mensonge ?

Srbijanka : On a constamment essayé de rendre compte publiquement de cette deuxième réalité. Le Noël, pour les Orthodoxes, est célébré le 6 et 7 janvier. Dans les années 1950, ces jours-là n’avaient a priori rien de spécial ; les gens allaient travailler comme d’habitude. Néanmoins, plus de la moitié de la classe venait à l’école en habits de fête, même s’il neigeait dehors. On montrait que cette fête était toujours respectée. D’une manière ou d’une autre, chacun tentait d’exposer cette réalité exclue. Toute ma vie, j’ai présenté ma réalité.

Publiquement, je dois toutefois dire que j’ai rarement eu l’occasion de présenter cette réalité. Très jeune, j’ai su qu’on ne pouvait pas faire grand-chose contre ça. On apprend à vivre avec ça. C’est du conformisme. Jusqu’au jour où j’ai été obligée de la présenter : au moment où vous faites quelque chose, où vous avez le sentiment qu’il faut faire quelque chose, alors les choses prennent une direction un peu différente.

« L’ouverture de ces portes a été un moment sentimental pour moi. Mes parents et mon frère n’ont pas pu voir ça. Cela sonnait la fin d’une période qui n’est pas tout à fait agréable. J’étais triste d’être serbe ce jour-là ».

Pour revenir à la question de la frontière, c’est-à-dire de cette limite qui séparait l’appartement de ses parties confisquées, laquelle d’entre vous a été la première à vouloir faire tomber cette limite ?

Srbijanka : Il me semble que c’était moi…

Mila : Pour moi, cette idée n’a jamais existé. Je veux dire par là que la voisine est décédée un jour sans avoir d’héritier. Et c’est au même moment que la restitution de la propriété a commencé. Ce n’est pas que nous voulions le faire, c’est seulement qu’un jour ça a été possible de le faire.

Srbijanka : La question de la propriété est compliquée. Car l’appartement était divisé, mais ma mère avait gardé la propriété de l’ensemble du lieu. Donc on en était propriétaires, mais nous n’avions pas le droit de l’utiliser. Donc rien ne pouvait être fait…

Mila : …tant que le « locataire protégé » y habitait. Au fond, il n’y a eu aucune impulsion de notre part dans ce sens. C’est juste qu’un jour, le « locataire protégé » a disparu. Par respect pour Nada, celle qui vivait là avant, on a rien fait dans un premier temps. Il n’a jamais été question d’une démarche de notre part qui consistait à ouvrir cette porte.

Étonnamment, dans le film, cette démarche consistant à ouvrir la porte est présentée comme une visée partagée, dans une perspective presque téléologique, appuyée par une forme de suspense.

Mila : Ceci correspond à la dramaturgie du film. Cela n’a rien à voir avec la réalité.

Puisqu’il s’agit d’un documentaire, on est dans ce cas en droit d’évaluer l’écart qu’il y a entre la réalité et la dramaturgie. J’ai eu l’impression pendant une grande partie du film qu’un désir existait quant à l’ouverture de cette porte, qu’il s’agissait même du squelette de l’œuvre, même si Srbijanka exprime pour sa part une forme de méfiance.

Srbijanka : L’ouverture de ces portes a été un moment sentimental pour moi. Mes parents et mon frère n’ont pas pu voir ça. Cela sonnait la fin d’une période qui n’est pas tout à fait agréable. J’étais triste d’être serbe ce jour-là. Au début, je ne pensais pas utiliser la deuxième partie de l’appartement ; maintenant je peux.

Justement, ce moment de l’ouverture des portes, l’avez-vous vécu comme une forme de libération mentale ?

Mila : Non, pas du tout.

Srbijanka : Pour moi, c’était trop tard pour avoir un tel sentiment. Si les portes avaient été ouvertes vingt plus tôt, j’aurais vécu l’événement comme quelque chose de symbolique. Mais maintenant, non. Cela n’avait rien de symbolique.

Mila : J’ai trouvé ça triste. Car la vraie perdante, dans cette histoire, c’était elle, Nada. Car elle est le symbole de toute une génération, mais aussi d’une classe sociale. Disparait avec elle toute une pensée, une manière de voir, une idéologie, une utopie même. C’est à ça que j’ai pensé quand j’ai traversé la porte. On marchait sur les ruines d’une idée noble. En tant que personne de gauche, j’ai ressenti de l’amertume.

Mila Turajlić photographiée à Paris par Nikola Krtolica. Ses propos ont été recueillis en français par Mathieu Lericq le 1er Décembre 2019 à l’Hôtel de Seine (Paris), en marge de la quatrième édition du festival Un Week-End à l’Est.

VILLE BLANCHE, DEUILS NOIRS

Dans le film, Belgrade est principalement vue à travers la fenêtre de l’appartement. Mais aussi à travers un dispositif visuel particulier. En effet, si on perçoit la vie quotidienne et familiale de Srbijanka au sein de l’appartement, les choses du dehors surgissent d’un côté sur l’écran de télévision et, de l’autre, à travers des images d’archives. Sur ces images d’archives, on voit Srbijanka prononcer des discours politiques à différentes occasions. L’impression que cela donne est que le passé est mis à distance. Cette structure avait-elle été décidée en amont ? Ce sentiment de distanciation à l’égard du passé relevait-elle d’une intention manifeste ?

Mila : L’idée principale du film n’était pas de restituer le passé mais de construire le présent. J’ai filmé pendant cinq ans. L’enjeu était donc d’en faire un présent, si je puis dire. Sinon, on aurait eu deux passés : le passé que j’avais filmé, et le passé des archives. On s’est donc focalisé sur comment construire un présent dans le film. Le retour vers des événements passés se fait donc par des flash-backs. Cela est donc justifié. Le passé surgit selon trois modalités : premièrement, lorsqu’un événement du passé est en lien direct avec un événement du présent, deuxièmement lorsque j’évoque des souvenirs de ma mère, et troisièmement quand un objet de l’appartement rappelle quelque chose du passé. Construisant une telle démarche, il était intentionnel de briser la chronologie de l’Histoire. Cette dernière n’apparaît qu’à travers des sautes dans le temps.

Mon utilisation de l’image d’archive se réalise dans l’idée de la détourner. Difficile pour moi de les employer telles quelles, puisqu’il s’agit soit d’images officielles enregistrées pour le compte de l’État (discours dans le parlement), ou bien des archives amateurs (manifestations). J’ai d’ailleurs passé deux ans à réunir des VHS sur les différentes périodes qui m’intéressaient, auprès de nos amis. Je tenais à détourner ces images pour que le spectateur puisse les regarder à travers les yeux de ma mère. Ainsi, on les voit non pas comme images officielles mais comme souvenirs intimes. Le travail a consisté à faire traverser l’image de documents officiels filmer dans un champ plutôt impressionniste, peu précis, de souvenirs.

Une autre couche de signification vient s’ajouter à ce « détournement » ; c’est la manière dont en tant que cinéaste, Mila, vous racontez cette histoire. Srbijanka joue bien entendu un rôle de pivot du récit, mais il semblerait que les choix de montrer telle ou telle image, de se focaliser sur tel ou tel événement, soient les vôtres propres.

Mila : Cette couche de signification-là est venue au dernier moment du montage. Au départ, on avait construit le film sans que je sois présente à l’image. La première version ne contenait que des images de ma mère et les images du passé. Mais il manquait un élément déclencheur, le moteur du récit. Pourquoi Srbijanka se met-elle à raconter tout cela ? Et on a pris conscience que ce questionnement venait de moi. Par conséquent, on a dû me ré-introduire comme un personnage. Et sans cet élément, le film n’a pas beaucoup de sens.

D’ailleurs, Mila, vous vous présentez dans le film souvent à travers des reflets, comme si vous étiez une sorte de fantôme, ou une vague autorité omnisciente…

Mila : Sans ce travail d’intégration de ma présence, on se serait demandé de quel point de vue il s’agit. Et aussi de l’adresse, c’est-à-dire à qui ma mère raconte l’histoire. Ce long processus de recadrage du film a été réalisé très tardivement.

Le fait d’ancrer le film dans un seul espace, à savoir celui de l’appartement, qui apparaît d’ailleurs comme une forteresse imprenable, semble toutefois un choix initial. Est-ce vraiment le cas ?

Mila : C’était l’idée de départ, en effet. Je voulais qu’on reste à l’intérieur de l’appartement, qui permet d’aborder la forme du huis clos, qui se révèle également la métaphore d’un pays, et de lieu par lequel s’organise une histoire qui serait trop complexe à raconter autrement. Je voulais que l’appartement soit un microcosme, ouvrant la possibilité d’aborder une multitude de sujets. Le fait de concentrer les choses dans un seul lieu permet de saisir une force particulière.

Pour vous, Srbijanka, Belgrade est votre espace de vie quotidienne. Vous dites dans le film que vous sentez avoir échoué politiquement. Est-ce que cela rend compliquer votre rapport à cette ville ? Vous y sentez-vous parfaitement familière ?

Srbijanka : Je me sens chez moi à Belgrade. Je dois pointer une distinction. D’un côté, il y a la situation politique du pays. À aucune époque je ne me suis reconnue dans la direction politique du pays. À cela, on peut complètement s’habituer. D’un autre côté, il y a la vie quotidienne. Ce sont deux choses radicalement distinctes.

D’ailleurs, mon mari et moi, nous avons fait le choix très difficile de résister à cette idée que la politique doit entrer dans la vie quotidienne. Si vous rendez votre vie perméable à votre action politique, vous pouvez entrer dans une immense dépression. Et à partir de ce moment-là, que peut-on faire ?

La vie quotidienne est composée de la famille et des amis. Pourquoi joue-t-on aux cartes ? Nous avons commencé à jouer aux cartes pour préserver notre amitié. Parce qu’on avait de trop grandes divergences idéologiques. On était au bord du déchirement et puis on s’est mis régulièrement à jouer aux cartes. Lorsqu’on joue, toutes nos forces ne sont pas orientées vers la discussion. Les engueulades ont encore lieu, mais de façon moins violente.

J’aime cette ville. Il y a des quartiers que je trouve magnifiques, et d’autres que je trouve médiocres. Mais je m’y sens à la maison.

Et vous, Mila, qui êtes partie il y a longtemps de Belgrade pour habiter entre Paris et Londres, est-ce que Belgrade est devenue un mythe ?

Mila : Pas encore. Mais il y a une chance pour que Belgrade devienne pour moi un mythe, en effet. Ma vie a été ponctuée de nombreux allers-retours entre Belgrade et d’autres villes européennes. Pendant mes études, je passais un an ailleurs, puis je revenais à Belgrade pendant trois ans. Ça s’est passé comme ça dès l’âge de quinze ans. J’ai l’impression que ces déplacements ont rendu mon regard sur Belgrade un peu décalé. Et si je suis parvenue à raconter cette histoire, c’est aussi parce que les longues absences m’ont offert une perspective lointaine et large, me permettant de digérer les choses et de savoir comment structurer un récit. L’idée étant de raconter cette histoire non pas aux Belgradois mais aux gens ailleurs. Faire ce film provient d’un besoin d’amener ma ville avec moi partout.

Mon regret est de voir disparaître le Belgrade que j’aime. En effet, le projet d’urbanisation actuel est radical. Pendant le communisme, Belgrade a suivi une urbanisation très structurée, très réfléchie. L’embargo économique dans les années 1990 a changé la face de la ville ; elle a cessé d’être entretenue. Elle s’est dégradée. Le marché noir est devenu le marché officiel, et le visage de la ville a subi des changements liés à la corruption. La ville de Belgrade est devenue moche. À partir des années 2000, l’idée était de faire disparaître les petits commerces et de restructurer l’urbain. Désormais on construit des gratte-ciels en plein centre, ce qui contrevient à son histoire.

Peut-être que même si j’étais restée à Belgrade, la ville deviendrait un mythe pour moi. Car elle perd son âme.

« Un jour, les étudiants ont décidé d’organiser une longue marche jusqu’à la maison de Milošević. Cette marche passait juste devant mon école. J’ai séché les cours pour voir les étudiants passer. Et j’ai vu ma mère. C’est la première fois que j’ai vu ma mère en tant que femme politique ».

GÉNÉALOGIE DE L’ENGAGEMENT

L’engagement semble au cœur de vos démarches respectives, et par conséquent du film L’envers d’une histoire. Srbijanka, vous avez décidé de vous lancer dans l’action politique dans les années 1990, ayant œuvré antérieurement en tant que professeure d’université. Comment expliquer ce basculement dans le militantisme ?

Srbijanka : J’ai toujours été engagée politiquement, mais tout le temps de façon prononcée. Dans les années 1950, si vous vouliez être engagée, il fallait que votre activisme soit limité, sinon vous preniez le risque d’aller en prison. J’ai été engagée dès mes études dans les syndicats étudiants. Lorsque j’ai commencé à travailler, je me suis mis à combattre la direction du Parti Communiste. Je ressentais le besoin d’être active. Mon engagement a toujours été conforme avec mes convictions.

J’ai voulu rejoindre les partis démocratiques en 1989, mais cela m’a désolé. Je ne m’y suis pas retrouvé. C’est avec mes étudiants que l’action a commencé. Elle s’est élargie ensuite.

Mila : Il faut savoir que les mouvements politiques au début des années 1990 étaient principalement menés par les étudiants.

Srbijanka : 1992 est une année intéressante. L’année d’avant, la guerre avec la Croatie a commencé. La question qui s’est posée était la suivante : Sommes-nous pour ou contre la guerre ? La majorité s’est dite pour la guerre. Une partie des étudiants sont partis à l’étranger. La guerre avec la Bosnie a commencé, même si l’armée n’était pas officiellement engagée. Nos étudiants étaient plutôt sûrs qu’ils ne seraient pas mobilisés de force. Certains étaient contre la guerre, mais pas prêt à lutter contre. En juin 1992, on utilisait internet à l’Université de technologie. À l’époque, j’étais vice-doyenne de l’Université. Les sections ont atteint l’Université et internet a cessé de fonctionner. Et les premières actions ont commencé. On a préparé un sitting. Au bout de dix jours, toute l’université s’est engagée et la grève a débuté. C’était une manifestation très importante. Slobodan Milošević lui-même est venu dialoguer avec les étudiants, pensant que tout allait rentrer dans l’ordre. Mais les deux revendications des étudiants étaient la démission de Milošević et l’arrêt de la guerre. Une majeure partie des gens étaient contre Milošević mais pas contre la guerre. Les étudiants ont été à l’avant-garde d’un mouvement contestataire.

En 1992, Mila, vous avez treize ans. Vous souvenez-vous de l’engagement de votre mère dans ce combat politique ? Quelle a été votre réaction ?

Mila : Je me souviens très bien, oui. Un jour, les étudiants ont décidé d’organiser une longue marche jusqu’à la maison de Milošević. Cette marche passait juste devant mon école. J’ai séché les cours pour voir les étudiants passer. Et j’ai vu ma mère. C’est la première fois que j’ai vu ma mère en tant que femme politique. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit si visible.

Pendant ces années, on voyait souvent passer à la maison des étudiants. Mon père et ma mère les aidait, notamment pour partir étudier à l’étranger. Et puis, il y avait de nombreuses discussions politiques à la maison.

Mais il a fallu du temps pour que je constate l’importance de cette dimension politique de la vie de ma mère.

Je dois ajouter que beaucoup de Serbes ne se sentaient pas concernées par ces manifestations.

Vous sentez-vous influencée par l’engagement politique de votre mère ?

Mila : Il serait naïf de penser que ma pensée politique n’est pas du tout façonnée par ma mère. C’est certainement le cas. Cela ne pose pas un problème intérieur, car je partage ses positions politiques. Je ne suis pas d’accord avec ses positions politiques, mais j’ai longtemps été comme une éponge face aux positions politiques de ma mère. Mais heureusement, pour moi, c’était de bonnes positions.

Srbijanka : Mais ces positions politiques, je ne les ai pas forgées seules. Mon mari a eu une influence très importante.

Écrire un discours et faire un film sont deux choses bien distinctes. On pourrait même dire qu’il s’agit de deux régimes de vérité séparés. Avez-vous eu envie, Mila, de vous écarter du dogme pour pouvoir faire du cinéma ?

Mila : Oui. J’ai ressenti le besoin de me nettoyer des positions dogmatiques. À un certain moment, je me suis même complètement coupée de l’actualité politique. Au point d’être tout à fait ignorante de ce qui se passe aujourd’hui. J’ai eu besoin de sortir de cette perspective d’analyse. Je voulais construire une autre modalité de récit.

Je n’aurais jamais pu faire L’envers d’une histoire si je n’avais pas vécu une longue plage pendant laquelle je me vidais de la substance idéologique. De cette façon, j’ai pu me demander ce que je voulais voir vraiment, raconter, quels sont les aspects de nos vies qui me semblent cruciaux à transmettre aux autres. Le régime politique de vérité ne me convient plus du tout. Mais le régime de vérité cinématographique m’excite. J’y trouve une force incroyable pour communiquer.

Peut-on néanmoins dire que L’envers d’une histoire est un film politique ?

Mila : On a le droit de le penser. Je n’aurais pas dit cela au début de la production du film. Peut-être pensais-je que je faisais un film dans lequel je me justifiais justement d’avoir échappé au monde politique. Toutefois, dans la manière dont le film a trouvé son chemin vers le public, je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’un film politique par excellence. Le film a même été montré aux députés de l’Union Européenne. Je dois avouer que finalement je suis moi-même entré dans un dialogue politique avec ce film.

Propos recueillis en français par Mathieu Lericq le 1er Décembre 2019 à l’Hôtel de Seine (Paris), en marge de la quatrième édition du festival Un Week-End à l’Est durant lequel a été projeté le film. Remerciements : Naïma Berkane, Brigitte Bouchard, Adelaïde Fabre, Nikola Krtolica, Sophie Mirouze.

Mathieu Lericq

Membre de Kino Visegrad

Membre de Kino Visegrad. Enseignant et chercheur en études cinématographiques à Sorbonne Université. Spécialiste des cultures visuelles d'Europe centrale.