Les relations entre la Hongrie et l’Ukraine se sont brusquement tendues après l’adoption d’une loi par le Parlement ukrainien imposant l’usage de la langue ukrainienne dès l’école élémentaire. Reportage en Subcarpathie, dans l’ouest de l’Ukraine, où vivent quelques 130 000 Hongrois.
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Article de Péter Kövesdi publié dans Vasárnapi Hírek le 7 octobre 2017 sous le titre « A képtelenségek hazája – Kárpátaljai riport ». Traduction du hongrois de Paul Maddens. |
L’Ukraine ne fait pas partie des pays particulièrement chanceux. Ses 27 ans d’indépendance ne lui ont pas apporté que des bonnes choses : dirigeants corrompus, décadence économique, chômage, perte de la Crimée, une guerre qui fait rage dans la partie est avec des groupes paramilitaires russes et maintenant un ministre des Affaires étrangères hongrois qui menace d’opposer son veto à toute décision importante concernant l’avenir de l’Ukraine dans l’Union européenne. « Nous garantissons que tout cela fera mal à l’Ukraine à l’avenir », a-t-il déclaré récemment. Et, comme si cela ne suffisait pas, les Roumains et les Polonais en ont rajouté, car ce que l’Ukraine se prépare à faire avec les minorités ne leur plaît pas non plus.
Pourtant, sur le fond, la loi n’est pas mauvaise et contient beaucoup d’éléments de réforme. Par exemple, elle donne aux écoles une autonomie beaucoup plus grande que par le passé. En vérité, c’est l’article 7 qui est en cause. Y figure en effet que « la langue de l’enseignement dans les établissements scolaires est la langue nationale ». Plus loin, on trouve plus de détails : à partir de la 5e année de l’école générale [ndlr : l’équivalent du CM2 en France] tout doit être enseigné en ukrainien, sauf l’histoire et la langue des minorités ethniques [1]Dénommées « nationalités » en Hongrie..
En réalité, il est clair pour tout le monde que cette loi est bien plus destinée aux huit millions de russes qu’à la minorité de 130 000 Hongrois. L’entrée des Russes en Crimée et la reprise de la tactique du salami [2]L’expression « tactique du salami » fait référence à la méthode suivie par le parti communiste pour parvenir à prendre le pouvoir en 1948 en Hongrie. L’idée de base est de « saucissonner » l’opposition « tranche par tranche ». dans la partie est du pays contraint les dirigeants ukrainiens à agir. Il fallait à tout prix qu’ils rassemblent ce qui restait du pays, au sens moral dans un premier temps. L’ « ukrainisation » a paru être une bonne solution. Le Dr. László Zubánics, historien et président de l’Association des Démocrates Hongrois d’Ukraine, cite avec une certaine amertume les slogans quotidiens de la presse : « Pour la nation qui se retrouve, seule la pureté de la langue est importante et dans le combat avec l’agresseur tout est permis. » Ce combat implique notamment l’obligation de n’avoir que des affiches en langue ukrainienne et l’obligation pour les radios commerciales des’exprimer au moins à 60% en ukrainien.
Ulana Suprun : « En Ukraine, les minorités ethniques sont aussi ukrainiennes »
Alors que les politiciens du « pays mère » (ndlr : la Hongrie) parlent de honte et d’ignominie, les Hongrois d’Ukraine, eux, voient la situation de façon plus nuancée. Le directeur du lycée et de l’école générale István Széchenyi de Munkács (ndlr : en Ukraine), László Maha, nous guide dans un couloir. Sur le mur, il y a l’hymne hongrois et l’hymne ukrainien, un peu plus loin le drapeau ukrainien bleu-jaune et au-dessus les photos d’un jeune homme en uniforme militaire. « Ce garçon a étudié chez nous et quand il a été appelé au front, il a rapporté ce drapeau qu’il a fait signer par toute sa section ». Quand je l’interroge à propos de la loi, il fait un geste résigné de la main : « je suis optimiste, à mon avis, dans sa forme actuelle, la loi ne fonctionnera pas », dit-il, en avançant plusieurs raisons : il n’y a pas de professeurs d’ukrainien en nombre suffisant, les enfants ne peuvent pas passer instantanément de leur langue maternelle à une langue qui leur est étrangère et là où ils le font les résultats se dégradent immédiatement. Par ailleurs, il estime justifié que les gens vivant en Ukraine parlent l’ukrainien : « il serait également bizarre que les citoyens hongrois vivant en Hongrie ne parlent pas le hongrois ». Et il poursuit : « mais la façon de l’enseigner compte également. Nous les supplions depuis des décennies pour que l’ukrainien soit enseigné aux minorités comme une langue étrangère. Mais les autorités en font une question sentimentale et disent que l’ukrainien est la langue d’Etat et considèrent qu’il faut l’apprendre comme n’importe quel ukrainien. »
Beaucoup d’experts ukrainiens de l’enseignement partagent ce point de vue. Ils ont mis plusieurs fois au point une méthode d’enseignement de l’ukrainien comme langue étrangère, mais cela a été systématiquement refusé à Kiev. Si malgré tout, certains essayent d’appliquer cette méthode dans leur école, ils peuvent avoir des ennuis : des inspecteurs envoyés par le pouvoir fédéral veillent avec grande vigilance à ce qu’ils enseignent conformément aux prescriptions des autorités fédérales. L’enseignement forcé de la langue ukrainienne est contre-productif, mais cela n’intéresse pas l’Etat. Il y a un dicton en Subcarpathie (ndlr : Kárpatalja) selon lequel l’ukrainien est la langue la plus difficile du monde, plus difficile même que le chinois, car à peine la moitié des citoyens la parlent. Dans cette région, des Ukrainiens, des Ruthènes, des Roumains, des Polonais, des Hongrois, des Slovaques et des Russes ont vécu en paix côte-à côte pendant des siècles. Quand il le fallait, ils apprenaient la langue des uns et des autres car ils savaient qu’il était difficile de se débrouiller autrement. Dans les petites classes, tout le monde apprenait sa propre langue, puis le russe et plus tard l’ukrainien. Avant 1990, tout le monde parlait plus ou moins la langue de l’empire (ndlr : soviétique) et cela n’occasionnait pas de trop grosses difficultés. Après la dislocation de l’Union soviétique, les autorités ont longtemps forcé l’introduction de l’ukrainien dans les écoles, mais d’une telle façon que chaque minorité pouvait continuer d’apprendre dans sa propre langue. Le premier changement important s’est produit il y a dix ans, lorsque la langue pour passer le baccalauréat « central » qui permet la poursuite d’études supérieures a été restreint à l’ukrainien seulement. Les autorités exigent alors le même niveau de tous les élèves, hongrois, slovaques ou ukrainiens, défavorisant ainsi les enfants issus des minorités qui n’ont pas suivi certains enseignements en ukrainien.
La majorité des enfants qui sont dans les écoles hongroises proviennent d’un milieu purement hongrois, dans leur village ils n’entendent rien d’autre que du hongrois, et ils pouvaient – jusque-là, comme la loi l’autorisait – suivre l’enseignement en hongrois depuis la première année jusqu’au bac. « Nos élèves apprennent les catégories grammaticales de la langue ukrainienne plus tôt que celles de la langue hongroise mais en 6 heures par semaine de langue ukrainienne, ils progressent moins qu’en 2 heures d’anglais » – raconte Erika Gál, directrice du lycée hongrois de Nagydobrony. Ce lycée fonctionne depuis 1995, mais depuis 2010, en pratique, c’est l’Etat hongrois qui le finance. Cette année, les professeurs n’ont pas touché de salaire pendant trois mois car l’Etat ne pouvait pas les payer. « A ce moment-là non plus nous ne nous sommes pas plaints et nous ne le ferons pas non plus maintenant » – dit la directrice. « Nous nous sommes beaucoup battus pour exister, il n’y a jamais eu assez d’argent mais nous avons toujours produit ce que nous mangeons. Nos professeurs cultivent du paprika, des tomates. Nous avons coutume de dire que nous sommes des agriculteurs diplômés ». Elle estime tout de même que cette loi sera une grande mise à l’épreuve, « mais nous y survivrons, comme à tout le reste » . Ils ne désespèrent pas et n’ont pas encore dit aux enfants ce qui va probablement arriver. Elle explique qu’il y a soixante-dix écoles hongroises en Subcarpathie et qu’il leur manque cinq cents professeurs. Un enfant vient d’arriver en 5e année et il n’a jamais eu de vrai cours de hongrois : « dans les écoles ukrainiennes également il manque des professeurs, et maintenant que vont-ils faire ? Ils viennent et ils nous remplacent ? Par qui ? ».
« Je peux tout imaginer car l’Ukraine est la patrie des absurdités infinies. »
László Horkay est le « vieux » du lycée de Dobrony. Selon la légende, il joue de tous les instruments. Il est évêque. A 73 ans, avec l’entrain d’un jeune homme, il enseigne la musique aux enfants, ce qui signifie que lors de leurs temps libres, trompettes, violons ou harpes font leurs apparitions. « Depuis le début, je sais que rien ne sortira de tout ça ; ici il y a eu des Tatares, des Ruthènes, des Turcs, des Tchèques…, et même dans ces moments-là nous n’avons pas désespéré. Il y a toujours eu des Hongrois et il y en aura toujours. D’ailleurs je peux tout imaginer car l’Ukraine est la patrie des absurdités infinies« . Puis il fait un clin d’œil, s’approche et nous dit qu’il a toujours admiré les Juifs et que les Hongrois pourraient prendre exemple sur eux « car ils ont été en minorité partout mais ils ont étudié car ils savaient que c’était la seule voie pour se maintenir ». « J’attends que nos Hongrois qui vont être contraints d’apprendre la langue ukrainienne soient un jour si nombreux à l’université de Kiev qu’il faille introduire un numerus clausus à la faculté de droit et en médecine ! [3]L’emploi du terme « numerus clausus » fait référence à des lois édictées par l’Etat Hongrois dès les années 1920 pour limiter l’accès des Juifs aux études universitaires. Mais si nous sommes trop paresseux pour apprendre la langue d’Etat, alors cela n’arrivera jamais. Moi aussi j’étais paresseux pour apprendre les langues : j’ai appris le russe pendant dix ans et je n’en connais pas un mot. En Roumanie, ils ont mieux procédé, ils ont enseigné le roumain comme une langue étrangère. Ainsi László Tőkés [4]László Tőkés est un pasteur roumain de la minorité hongroise qui a joué un rôle dans les événements qui ont conduit à la fin du régime de Ceausescu. Il continue à agir dans des mouvements revendiquant plus d’autonomie pour la Transylvanie où vit une forte minorité hongroise. parle couramment le roumain ».
A 20 kilomètres de Nagydobrony se trouve Szürte, une commune habitée en majorité par des Hongrois. Dans l’école hongroise, sur les 276 élèves, 160 étudient dans des classes hongroises et les autres dans des classes ukrainiennes. Nous sommes entrés dans deux classes. Dans la première, des enfants hongrois avaient cours de langue ukrainienne, dans l’autre il y avait cours de hongrois pour des enfants ukrainiens et pour ceux qui avaient choisi de faire leur école générale en langue ukrainienne (il s’agit là d’enfants hongrois). Klára Zsoffcsák, la directrice, nous explique : « l’enfant qui veut apprendre, même s’il vient d’une classe hongroise, peut réussir le bac ukrainien. Celui qui ne veut pas, celui-là ne passera pas son bac. D’un point de vue professionnel, tout enfant doit apprendre dans sa langue maternelle, c’est dans celle-ci qu’il réussira le mieux. En même temps il doit étudier également la langue d’Etat et les deux ne s’excluent pas« .
Dans un vieux couloir évoquant les temps soviétiques de l’Université de Munkács, un journal mural constitué de fleurs en papier bariolées est installé sur des pieds métalliques. C’est un mur de selfies où les étudiantes, qui sont ici en majorité, peuvent se photographier seules ou avec l’élu de leur cœur. Il y a de moins en moins de photos : l’an dernier il y avait encore des candidat(e)s mais cette année il a fallu réorienter les trois candidat(e)s vers la section de pédagogie de l’école maternelle de l’école supérieure de Beregszáz. Le directeur adjoint, László Tyahur, nous raconte que dans les trois promotions, il n’y a que 36 étudiants et qu’il est probable que ce nombre décroisse encore assez rapidement. Pourtant la loi ne les concerne pas directement. Le salaire des instituteurs et institutrices est scandaleusement faible et ces derniers acceptent de moins en moins de travailler pour un salaire de début de carrière, entre 3000 et 6000 hrivnya (soit environ entre 100 et 200 euros).
D’ailleurs, il n’y a pas que les salaires des instituteurs qui sont bas. En Ukraine, le chômage est élevé, dans beaucoup d’endroits il est presque impossible d’accéder à un emploi et les gens ont élaboré de nombreuses stratégies de survie. Comme travailler à l’étranger et, dans la région de Kárpatalja [5]« Kárpatalja» est le terme par lequel les hongrois désignent une région située à l’ouest de l’Ukraine où vivent la plupart des « hongrois » d’Ukraine. Le mot signifie « bas des Carpathes », la Subcarpathie., cela signifie généralement la Hongrie, même pour les Ukrainiens ou les Ruthènes. De plus en plus d’enfants ukrainiens sont dans des écoles hongroises et dans les classes ukrainiennes et il n’est pas rare que le hongrois soit choisi comme première langue étrangère.
Parmi les parents qui travaillent là-bas, beaucoup ne peuvent pas ou ne veulent pas emmener leurs enfants en Hongrie, du moins pour l’instant. Dans la majorité des lycées hongrois, on trouve des élèves dont les parents préfèrent la tranquillité de Kárpatalja à la patrie mère « sauvage et fourmillante ».
Bien sûr, les enfants s’orienteront plus tard vers Debrecen, Nyíregyháza ou Kisvárda plutôt que vers Kiev ou Lviv. D’après Sándor Spenik, dirigeant de l’Institut Ukraino-Hongrois des Professeurs de Sciences de l’Université Nationale de Ungvár, il faut retourner dix ans en arrière pour trouver des gens cherchant un emploi en Ukraine avec un diplôme d’ici. « Pour envisager un emploi en Ukraine, il faut un diplôme de l’Université de Kiev ou de Lviv, mais le système est tellement lourd et compliqué que seuls les plus décidés choisissent cette voie ». Une partie des étudiants de cet institut devient superflue car dans les écoles moyennes il n’y aura plus besoin de professeurs de mathématiques ou de physique enseignant en hongrois. Les seules issues sont le secteur privé ou l’école ukrainienne. Par chance, les sociétés d’informatique font la queue pour venir chercher les étudiants qui ont fait leurs études ici et les écoles moyennes ukrainiennes attendent les bras ouverts ceux qui parlent l’ukrainien.
« Nous avons besoin de l’aide de la Hongrie mais le déferlement de messages à travers les médias nous nuit plus qu’autre chose. »
Certains étudiants aux capacités remarquables choisissent la troisième voie, la plus difficile. Norbert Bence, 21 ans, dirigeant de l’association d’étudiants, étudie la physique des particules à l’Université de Ungvár, qui plus est en hongrois et avec succès. Récemment, il a remporté un concours de physique en Allemagne. Il passera son diplôme dans deux ans et devra soutenir son mémoire à Kiev en ukrainien. « Il n’y aura pas de souci, chacun connaît l’ukrainien autant qu’il en a besoin. Moi je devrais le maîtriser, mais je vais m’en sortir » . Il ajoute que le peuple hongrois est plein de ressources, celui qui ne veut pas apprendre l’ukrainien trouvera du travail à l’étranger. Lui préfère rester, mais pendant un certain temps il fera non pas dans les sciences, mais dans l’animation socioculturelle : « Nous avons besoin de l’aide de la Hongrie mais le déferlement de messages à travers les médias nous nuit plus qu’autre chose. Nous sommes l’objet d’une campagne de haine depuis l’adoption de cette loi et nous ne savons quoi faire face à celle-ci (lundi, des inconnus ont placé de l’explosif devant un monument commémorant l’arrivée des Hongrois dans le bassin des Carpates, le lendemain le drapeau hongrois a été volé sur le mur d’une école). Nous, nous sommes ici chez nous, mais nous sommes attachés à notre culture et à notre langue, pacifiquement. Nous sommes loyaux envers l’Ukraine mais la loyauté exige le respect. Si je me sens bien dans ma peau je ne chercherai pas de voie de sortie ».
Selon Sándor Spenik, c’est au tour des politiques d’obtenir la modification de la loi. « Nous savons tous que la nouvelle loi sur l’enseignement est anticonstitutionnelle. Nous ne ferons pas comme les Basques, faire exploser des voitures. Nous ne sommes pas un peuple qui manifeste. Nous avons adressé un appel aux institutions de l’Etat hongrois, aux Eglises et aux organisations civiles pour qu’elles trouvent une stratégie commune et nous nous y tiendrons. Nous attendons encore la réponse ».
Photo : Mohai Balázs / MTI
Notes
↑1 | Dénommées « nationalités » en Hongrie. |
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↑2 | L’expression « tactique du salami » fait référence à la méthode suivie par le parti communiste pour parvenir à prendre le pouvoir en 1948 en Hongrie. L’idée de base est de « saucissonner » l’opposition « tranche par tranche ». |
↑3 | L’emploi du terme « numerus clausus » fait référence à des lois édictées par l’Etat Hongrois dès les années 1920 pour limiter l’accès des Juifs aux études universitaires. |
↑4 | László Tőkés est un pasteur roumain de la minorité hongroise qui a joué un rôle dans les événements qui ont conduit à la fin du régime de Ceausescu. Il continue à agir dans des mouvements revendiquant plus d’autonomie pour la Transylvanie où vit une forte minorité hongroise. |
↑5 | « Kárpatalja» est le terme par lequel les hongrois désignent une région située à l’ouest de l’Ukraine où vivent la plupart des « hongrois » d’Ukraine. Le mot signifie « bas des Carpathes », la Subcarpathie. |