« Cette forêt a un je ne sais quoi de plus sauvage ». Balade dans Białowieża, la majestueuse

À cheval entre Pologne et Bélarus, la forêt primaire de Białowieża recèle des richesses écologiques sans pareil. Côté polonais, dans la réserve strictement protégée du parc national, la nature règne en maître depuis plus de 10 000 ans. Seule manière d’y accéder : être accompagné d’un guide certifié. Le Courrier d’Europe centrale vous y emmène.

Reportage à Białowieża, en Pologne orientale – C’est au coin de la rue Żubrowa que Łukasz Synowiecki, en treillis et bonnet bleu, nous donne rendez-vous. Au bout d’un petit sentier de terre bordé d’herbes desséchées, en ce mois de mars encore hivernal, elle apparaît au loin, comme sortie de nulle part : Białowieża, la majestueuse. Soit la dernière forêt primaire de plaine en Europe, longeant la frontière polono-bélarusse, où règnent en maître une précieuse faune et flore sur près de 150 000 hectares. « Il n’y a pas d’endroit pareil en Europe qui soit aussi bien protégé qu’ici. Regardez la cime des arbres là-bas : certains épicéas sont plus grands que d’autres, c’est la preuve du caractère naturel de cette forêt, tout l’inverse d’une forêt de plantation où tous les arbres ont la même hauteur… Cet endroit n’a jamais été déboisé à grande échelle, bien que des gens vivent ici depuis un millier d’années. Et, somme toute, ce sont les mêmes lois naturelles qui s’appliquent depuis la fin de l’ère glacière ! »

D’où le caractère exceptionnel de Białowieża. « Il existe d’autres endroits magnifiques, mais cette forêt a un je ne sais quoi de plus sauvage, ici, je peux apercevoir des loups ou des lynxs… », argumente Łukasz, qui est par ailleurs un fin connaisseur de la forêt des Bieszczady, dans le sud-est du pays.

Côté polonais de la forêt de Białowieża, dans le parc national de 10 500 hectares, se situe un trésor vieux d’une dizaine de milliers d’années : une réserve strictement protégée de toute intervention humaine. Son accès est limité : seules les personnes accompagnées d’un guide certifié peuvent y pénétrer. Et c’est là que Łukasz nous emmène. « Le caractère vierge de cette forêt découle des rois qui l’ont protégée pendant des siècles, explique le quarantenaire. Non pas en raison d’une passion pour la nature, mais parce qu’ils avaient besoin d’un terrain pour chasser le gibier. » En témoigne une parcelle de pelouse à quelques encablures au sud, en lisière du village de Białowieża : c’est là que se dressait du temps où Bialowieza appartenait à l’empire russe, le palais des Tsars, « anéanti par les soviétiques » en 1961, dont il ne reste plus que le portail d’apparat.

« En matière de protection de l’écosystème de Białowieża, c’est bien mieux au Bélarus ! »

Avant même d’entrer dans les bois, Łukasz ne manque pas de commenter chacune des curiosités sur son passage. Comme ces sillons dans le sol, ça et là, « signe que des sangliers, essentiels à l’écosystème, sont passés par là », se réjouit ainsi cet amoureux de la nature.

Nous voilà enfin devant l’imposant portail en bois centenaire, jouxté d’un panneau « patrimoine mondial de l’UNESCO ». Jumelles et carte de guide autour du cou, Łukasz Synowiecki pointe avec son bâton une carte de Białowieża placardée devant l’enceinte. « C’est la partie bélarusse qui occupe la plus grande superficie de cette forêt : le dernier tiers se situe en Pologne. On sait tous ce qu’il se passe actuellement au Bélarus [où une répression d’envergure fait rage depuis août 2020], mais en matière de protection de l’écosystème de Białowieża, c’est bien mieux chez eux ! Regardez sur la carte : en Pologne, seuls 17 % de la forêt est sous l’égide d’un parc national, alors qu’au Bélarus, c’est toute la forêt qui est protégée. Les autorités bélarusses ne peuvent couper des arbres de Białowieża que dans une section clairement délimitée. Le problème, en Pologne, c’est que le gouvernement a donné son aval en 2016-2017 à l’abattage [de près de 190 000 m³ d’arbres, NDLR] dans des sections hors du parc national, mais strictement protégées… »

Notre guide, Łukasz Synowiecki.
La porte d’entrée centenaire menant à la zone strictement protégée de la forêt.
« Tuer des emplois » ?

De cet épisode, Łukasz Synowiecki en garde un mauvais souvenir, lui qui s’était physiquement interposé, à l’époque, pour freiner l’avancée des engins forestiers, avec d’autres activistes. « Nous avons vu des nids tomber de troncs tronçonnés : ils avaient coupé pendant la saison d’accouplement des oiseaux. À grand renfort de propagande, relayée par Forêts d’État [l’organe étatique responsable de l’entretien des forêts en Pologne], ils nous accusent, nous les écologistes, de vouloir tuer leurs emplois, mais nous leur disons juste de s’abstenir d’abattre des arbres dans un lieu aussi unique. »

Le prétexte alors invoqué par les autorités en 2016 ? Déboiser pour lutter contre la propagation du scolyte, un coléoptère xylophage qui s’attaque à l’écorce des épicéas. « C’est du non-sens ! Cet insecte a toujours fait partie des cycles naturels de cette forêt », s’indigne encore Łukasz. Sous la menace d’une sanction financière brandie par Bruxelles s’élevant à 100 000 € par jour en cas de poursuite des coupes, fin 2017, Varsovie avait finalement remisé ses tronçonneuses. « Dans une forêt naturelle, la règle qui prédomine est qu’il n’y a pas d’espèces nuisibles : elles sont toutes importantes. Et la meilleure façon de protéger Białowieża, c’est de la laisser tranquille. C’est embarrassant toute la foutaise que racontent de nombreux forestiers à son sujet sujet… »

« Bien des forestiers sont intelligents et comprennent qu’un dialogue doit s’enclencher, mais ils sont englués dans ce système hiérarchique ».

Depuis quatre ans, donc, Łukasz reste sur le qui-vive. « Nous devons rester vigilants, s’ils reprennent là où ils ont laissé en 2017, il nous faudra réagir. » Et la récente décision de reprendre les coupes n’a rien pour le rassurer : mardi 9 mars, Varsovie a autorisé l’abattage de 4 300 m³ de bois prévus pour la vente, prévu d’ici septembre 2021. Et ce, alors que l’on célèbre cette année le centenaire du parc national de Białowieża, dont 84 % des Polonais veulent l’élargissement à toute l’étendue de la forêt, selon un sondage de 2018. « Ils ont promis de ne pas couper des arbres de plus de 100 ans, mais je suis sceptique : ils ont menti là-dessus à maintes reprises par le passé. Et le vice-ministre de l’Environnement [Edward Siarka] a déclaré récemment que Białowieża était déjà morte en raison du scolyte… »

Mais pourquoi, diantre, conservateurs au pouvoir et forestiers polonais s’entêtent-ils à déboiser dans cette forêt vierge, alors qu’elle ne représente que 0,12 % de la superficie totale du pays ? Le guide Łukasz a bien sa petite idée : « C’est pour montrer que sans eux les forêts ne pourraient survivre. Et sur ce plan, Białowieża est un symbole : si les gens la voyaient se conserver sans intervention des forestiers, cela nuirait encore plus à leur image, dégradée [depuis 2017] dans la société. Si j’étais à leur place, je protégerais la forêt pour m’attirer les bonnes grâces de la population. Mais ils sont aveugles. Bien des forestiers sont intelligents et comprennent qu’un dialogue doit s’enclencher, mais ils sont englués dans ce système hiérarchique… »

Le bois mort, une barrière naturelle

Une fois de l’autre côté de la barricade, dans la forêt, hommage est rendu à plusieurs scientifiques — Jozef Paczoski, Wladyslaw Szafer, Jan Jerzy Karpinski ou encore August Dehnel — qui ont permis de préserver Bialowieza depuis la fin du XIXe siècle. De part et d’autre du sentier, des troncs s’élancent et s’entremêlent. « On voit beaucoup de bois mort, il représente près de 60% de la biomasse ici. Parfois, après une tempête, c’est plus de 90%. Mais c’est totalement normal. Le bois mort est essentiel à la régénération naturelle de la forêt », explique Łukasz, en pointant une carcasse de chêne, couverte d’une mousse verte. « À chaque étape du processus de décomposition, la connexion entre les organismes se transforme. Chaque fois que j’y viens, je trouve des changements à la pelle, des arbres tombés. C’est une forêt pleine de mystères, qui n’a besoin de personne, surtout pas de forestiers », commente le guide, qui relève que c’est ce processus naturel qui est protégé par l’UNESCO.

Łukasz s’arrête sur un charme aux premiers abords en piteux état, qui s’avère un parfait exemple de régénération de la forêt. « Regardez, cette partie-là est morte, mais là sur le tronc, nous avons déjà de nouveaux rejetons qui surgissent », se réjouit cet amoureux de la forêt. D’ailleurs, il suffit de soulever quelque peu l’écorce en décomposition pour se rendre compte qu’elle fait les délices d’une profusion d’insectes. « Des scientifiques ont montré que sur une sorte de pin, tombée au sol, il y avait plus de 360 espèces d’insectes. L’autre fonction du bois mort, c’est de servir de barrière naturelle, permettant aux jeunes arbres de se développer, car les herbivores hésitent à s’aventurer dans ces espaces où ils peuvent facilement finir dans la gueule des loups. »

On croise un autre groupe de touristes accompagnés d’un guide, puis Łukasz s’arrête à nouveau pour nous montrer une autre curiosité, humaine cette fois-ci : une ruche sauvage perchée en haut d’un arbre, témoin d’une activité récemment classée au patrimoine immatériel de l’UNESCO. « Comme quoi, l’être humain a aussi interagi avec cette section-là de la forêt, en l’occurrence, à l’époque des apiculteurs grimpaient aux arbres récupérer le miel de ses ruches. » 

Plus loin, c’est un pivert qui s’en donne à cœur joie sur un tronc brinquebalant. « La forêt change, car le climat change », nous avertit Łukasz « Au début, il y avait davantage de bouleaux dans cette forêt. Les espèces disparaissent et apparaissent. Maintenant, ce sont les épicéas qui sont en mauvaise posture ». Or, ce sont ces mêmes épicéas qui, affaiblis par un manque d’eau, sont la proie idéale des scolytes.

Patrice Senécal

Journaliste indépendant, basé actuellement à Varsovie. Travaille avec Le Soir, Libération et Le Devoir.

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