En septembre 1961, à Pont-sur-Seine, et en août 1962, au Petit Clamart, le président de la République Charles de Gaulle échappe de peu à deux attentats fomentés par l’Organisation armée secrète (OAS), entreprise terroriste favorable au maintien de l’Algérie dans le giron de la France. Parmi les conjurés, plusieurs Hongrois.
Le 22 août 1962, peu après 20h00, deux Citroën DS 19 de la présidence de la République, suivies par deux motocyclistes de la gendarmerie nationale, tombent dans une embuscade tendue par l’OAS, avenue de la Libération, quelques centaines de mètres avant le carrefour du Petit Clamart, au sud de Paris, alors qu’elles se dirigent vers la base aérienne de Vélizy-Villacoublay. De là, le chef de l’État et son épouse doivent gagner la base militaire de Saint-Dizier puis rejoindre leur demeure de Colombey-les-Deux-Églises.
« Cette fois, c’était tangent »
Menés par Jean-Marie Bastien-Thiry, les douze hommes du commando ouvrent immédiatement un feu nourri sur le convoi. Dans la voiture de tête, sont installés à l’arrière Charles de Gaulle et son épouse Yvonne. À l’avant, on trouve le gendarme François Marroux, au poste de conduite, et le colonel Alain de Boissieu, gendre et aide de camp du général. La DS est d’abord mitraillée sur sa droite par une première équipe installée sur le bord de la chaussée dans une Estafette jaune. Cent mètres plus loin, le véhicule est pris par la gauche puis par l’arrière sous le feu de la deuxième équipe de tueurs positionnée dans une Citroën ID 19 qui ne parvient pas à barrer la route à la DS. Malgré deux pneus éclatés, la Citroën parvient en effet à échapper à l’assaut et à gagner à vive allure la base aérienne, toujours suivie par la voiture d’escorte et les motards qui ne subissent que quelques tirs épars, sans conséquence. Un automobiliste qui croisait le cortège dans sa Panhard avec sa femme et ses trois enfants est légèrement blessé à un doigt par une balle perdue.
L’attaque, très courte, a duré une quarantaine de secondes. Environ 200 balles ont été tirées, dont 14 ont criblé la DS présidentielle, un modèle de série sans protection. Certaines sont retrouvées fichées à l’intérieur de l’habitacle, à quelques centimètres de la tête du couple de Gaulle. La présence d’esprit d’Alain de Boissieu, qui a in extremis intimé à son beau-père de se baisser, avant d’ordonner au chauffeur de « foncer » a permis d’éviter le pire.
Arrivé sur le tarmac de la base de Villacoublay, Charles de Gaulle n’a que quelques mots pour commenter l’assaut : « Messieurs, cette fois, c’était tangent ! », puis, quelques instants plus tard : « Ils tirent comme des cochons ». Plus prosaïque, Yvonne de Gaulle déclare quant à elle : « N’oubliez pas les poulets, j’espère qu’ils n’ont rien ! ». L’épouse du général, dont les propos ont été rapportés par Alain de Boissieu à Jean Lacouture, ne s’enquiert toutefois nullement des policiers de l’escorte mais bien des poulets en gelée installés dans le coffre et prévus pour le déjeuner du lendemain, à Colombey-les-Deux-églises, où sont attendus les Pompidou.
L’attentat semble à première vue avoir été bien préparé. Le commando, dont les membres ont été répartis en plusieurs équipes installées avant et après le carrefour, de part et d’autre de la chaussée, était en effet doté de quatre véhicules, de nombreuses armes automatiques et même d’explosifs destinés à faire sauter la voiture présidentielle pour le cas où celle-là aurait été protégée par un blindage. Rien ne se passe toutefois comme prévu : le temps est mauvais et dissimule le signal lancé avec son journal par Bastien-Thiry positionné plus en amont, le lieu est mal choisi, ce qui permet au convoi présidentiel de rouler à vive allure sur un axe rectiligne, quelques membres du commando manquent également d’expérience et tirent mal avec des armes anciennes dont plusieurs s’enrayent. L’opération « Charlotte Corday » se solde par un échec cuisant.
Trois Hongrois parmi les conjurés
Parmi les conjurés, on note la présence de trois ressortissants hongrois. Pour la comprendre, il faut revenir quelques années auparavant, en 1956. Cette année-là, au mois d’octobre, une insurrection anticommuniste éclate à Budapest avant d’être réprimée dans le sang, courant novembre, par l’Union soviétique. Des milliers de Hongrois quittent alors le pays. Parmi eux, Lajos Marton et László Varga.
Né en 1931 au sein d’une famille paysanne du village de Pósfa, à l’ouest de la Hongrie, non loin de la frontière autrichienne, Lajos Marton suit des études secondaires brillantes puis entre dans l’armée de l’air hongroise en 1952. Après une formation au sein de l’école « Killián György » de Szolnok, le jeune officier est affecté à l’état-major où il s’essaie à l’espionnage. Il soustrait à partir de 1955 des documents militaires et remet à trois reprises des rapports à l’ambassade des États-Unis. Ayant pris une part semble-t-il modeste aux événements d’octobre et de novembre 1956, il refuse néanmoins de condamner la révolution lors de la répression du mouvement et se réfugie en France dès le mois de décembre. Là, il rejoint très rapidement les milieux d’extrême-droite. Entré en contact avec Pierre Sidos, il rallie le mouvement Jeune Nation et embrasse ainsi la cause de l’Algérie française. L’édition du Monde du 21 novembre 1963 précise même qu’il est, « lors du 13 mai 1958, enrôlé dans des commandos hongrois qui devaient occuper l’Hôtel de Ville de Paris au cas où le retour au pouvoir du général de Gaulle serait contrarié ». Le recours au général de Gaulle apparaissait alors, pour les partisans de l’Algérie française, comme une garantie.
László Varga, né en 1942, n’est pour sa part âgé que de 14 ans lorsqu’il quitte sa Hongrie natale. Recueilli à Paris par un proche, formé près de Bordeaux, il devient mécanicien-électricien en automobile et travaille un temps pour l’entreprise Solex, puis dans un garage à Paris. C’est en France qu’il fait la connaissance du dernier homme du trio, Gyula Sári, dont le parcours est sensiblement différent de ses deux compatriotes. Né lui aussi en 1931, engagé dans la Légion étrangère, sous-officier, il combat en Indochine et est blessé à Diên Biên Phu. Monteur sur presse de profession, il rentre ensuite en Hongrie pour prendre place au sein de l’insurrection qui soulève le pays à la fin de 1956.
Itt vannak! Itt vannak!
Sári et Varga, qui se connaissent depuis 1959, se sont rencontrés dans le milieu des exilés d’Europe centrale à Paris. C’est par l’intermédiaire de Serge Bernier et d’Armand Belvsi, deux des organisateurs du complot, que les trois hommes sont progressivement associés à l’entreprise, entre la fin de l’année 1961 et le début de 1962.
Le 22 août 1962, les Hongrois jouent un rôle de premier plan dans l’attentat. Tous trois appartiennent à la première équipe. Varga, armé d’une carabine américaine M1, est le conducteur de l’Estafette jaune du commando. À ses côtés, on trouve Gyula Sári, Lajos Marton, Bernard Buisines et Serge Bernier. Ce dernier, chef de l’équipe, est chargé de surveiller le signal de Bastien-Thiry par une petite ouverture aménagée dans le véhicule. Sorti de la fourgonnette pour soulager un besoin naturel, Varga est encore à l’extérieur au moment où surgit le convoi présidentiel. Il est ainsi le premier à prévenir ses camarades en s’écriant dans sa langue maternelle : Itt vannak! Itt vannak!, « Ils sont là ! Ils sont là ! ».
Sári et Buisines, sur l’ordre de Bernier, relèvent alors immédiatement le hayon arrière du véhicule puis ouvrent le feu avec leurs fusils-mitrailleurs 24/29. Lajos Marton, positionné quant à lui devant l’Estafette, utilise son pistolet-mitrailleur Thompson 45. Il ne tire toutefois que quelques balles avant que son arme ne s’enraye. Varga, qui a suivi tardivement le mouvement, n’a que le temps d’utiliser, et sans grand succès, son arme de poing.
Des motivations déroutantes
La présence de trois ressortissants Hongrois dans le commando interpelle. L’historien Jean-Noël Jeanneney, dans l’ouvrage très documenté qu’il a consacré à l’attentat du Petit Clamart, rapporte ainsi que de Gaulle aurait confié à un magistrat quelque temps après l’attentat que ces hommes voulaient « venger Trianon » ; c’est-à-dire flétrir la France pour le rôle qu’elle avait joué dans le démembrement de la Hongrie au lendemain de la Première Guerre mondiale. L’explication avancée par le général de Gaulle, pourtant, ne tient guère la route. Dans ses souvenirs, Marton explique que l’objectif des conjurés magyars n’était pas de punir la France, mais au contraire de restaurer sa grandeur.
Les Hongrois impliqués dans le complot ourdi par l’OAS considèrent en effet que de Gaulle est inféodé à l’Union soviétique. Ils lui reprochent notamment sa politique américaine, l’accueil réservé à Khrouchtchev lors de sa visite officielle en France au printemps 1960 et, par conséquent, ce qu’ils considèrent comme un abandon au communisme de l’empire colonial français en général et de l’Algérie en particulier. Cette justification est avancée avec une grande constance. En avril 2005, sur le plateau de « Tout le monde en parle », la célèbre émission télévisée de Thierry Ardisson, Lajos Marton réaffirme une nouvelle fois avec force sa conviction d’une alliance objective conclue entre le général de Gaulle et les Soviétiques.
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Le destin contrasté des Hongrois de l’OAS
Malgré les importantes recherches lancées pour arrêter les auteurs de l’attentat, Marton et Sári restent dans un premier temps introuvables. Varga est quant à lui arrêté en septembre 1962 dans un appartement appartenant à la famille d’une aristocrate, Sylvie de la Barre de Nanteuil, qui le ravitaille régulièrement. À l’issue des audiences qui débutent devant la Cour militaire de justice le 28 janvier 1963 pour juger les responsables de l’attentat, Varga est condamné à dix ans de prison et à la même durée d’interdiction du territoire français. Marton, en fuite, est condamné à mort par contumace. Arrêté en février 1963, en plein procès, Sári voit son cas disjoint. La Cour est prolongée et ce dernier n’est condamné qu’un an plus tard à vingt ans de prison.
Finalement arrêté en septembre 1963 à Paris, Marton est condamné à vingt ans de prison en novembre. Emprisonnés avec les autres condamnés à l’île de Ré, il est gracié avec plusieurs détenus en mars 1968 avant d’obtenir la nationalité française par mariage à la fin des années 1970. En 1983, la DGSE le sollicite comme conseiller technique pour des opérations menées au Tchad. Si Sári, libéré en même temps que Marton, se fait rapidement oublier, Varga, gracié dès novembre 1967, connaît un destin plus tragique : il est tué par la police en août 1976 lors de l’attaque d’un bureau de poste à Courbevoie.
Marton, revenu en Hongrie en 1987, est donc le seul à avoir par la suite témoigné de son rôle et de son action. Resté fidèle à ses idées et à son engagement passé, désormais installé à Paris, il publie en 2002 et en 2011 deux volumes de souvenirs, respectivement sous le titre Il faut tuer de Gaulle et Ma vie pour la patrie, continuant à raconter ponctuellement son histoire dans les médias.
Illustration : Le 22 avril 1963, le président de la République Charles de Gaulle fait halte à Isles-sur-Suippe (Marne). Wikimedia Commons / CC BY-SA 3.0.