« Ça devait être la tournée de nos 15 ans ». En Hongrie, la scène musicale désemparée après l’annulation des festivals d’été

En Hongrie, la scène musicale prend la crise du Covid-19 de plein fouet et les aides gouvernementales ne sont pas à la hauteur. Témoignages de ceux qui font vivre un secteur qui risque de souffrir longtemps.

La sentence est tombée jeudi 30 juillet et elle risque d’être fatale pour l’industrie musicale hongroise. L’interdiction des rassemblements de plus de 500 personnes a été prolongée au-delà du 15 août, entraînant l’annulation de la quasi-totalité des festivals de musique. Si le sort du Sziget et des autres mastodontes de la saison (le VOLT et le Balaton Sound, également organisés par le Sziget) était déjà scellé, d’autres festivals se déroulant habituellement en juin ou en juillet avaient décidé de déplacer la date de leur événement à la seconde moitié du mois d’août pour sauver les meubles.

C’est le cas d’EFOTT, le plus grand festival universitaire du pays, du festival de musiques de rue Utcazene de Veszprém, du Fishing on Orfű, où se produit chaque année, sur les hauteurs de Pécs, la crème de la scène hongroise (plus de cent groupes) ou encore du Kolorádó, le festival branché des collines de Buda. À ceux-là s’ajoutent les festivals qui se tiennent toujours dans la deuxième moitié du mois d’août comme entre autres le SZIN de Szeged ou encore deux autres festivals appartenant au Sziget : B My Lake et Strand Fesztivál. Tous doivent remettre leurs projets à l’an prochain.

Oui mais voilà, la situation épidémique chez certains voisins de la Hongrie s’est détériorée au cœur de l’été (Serbie, Roumanie, Ukraine, etc.) et la possibilité d’une seconde vague est arrivée bien plus tôt qu’espérée en Europe Centrale. Résultat, le gouvernement a annoncé le 16 juillet dernier l’annulation de tous les événements du 20 août, la fête nationale hongroise, se laissant deux semaines pour décider du sort des autres événements estivaux (ceux censés se dérouler après le 15 août).

Un groupe de rock originaire de Pécs sur scène. @Erika György.

L’annulation des festivals annoncée la semaine dernière est une précaution qui va dans le sens de celles prises par le gouvernement depuis le début de la crise. Mais qui passe mal pour autant, notamment en raison du deux poids deux mesures avec les événements sportifs, pas tous bannis, à fortiori avec les matchs de football, le pêché mignon de Viktor Orbán. Plusieurs matchs ont en effet rassemblé plus de 10 000 spectateurs, le derby Ferencváros-Újpest a même frôlé les 20 000 spectateurs, dans un stade de 22 000 sièges…

Gergely Gulyás, le porte-parole du gouvernement, s’en est justifié pour le moins maladroitement : « Il y a une grande différence entre un match de football et les événements musicaux : la consommation d’alcool. Ce qui fait que les gens gardent difficilement leurs distances pendant les concerts ». De son avis, le secteur de la musique n’est de toute façon pas le plus à plaindre, du fait que les musiciens continuent de vendre des albums même quand ils ne jouent pas (sic!). Ses déclarations, empruntes de méconnaissance de cette industrie, n’ont fait qu’attiser la colère qui s’est déversée sur les réseaux sociaux.

« Les gros groupes comme le nôtre sont un peu mieux lotis, les cachets perçus les années précédentes nous ont permis de mettre plus d’argent de côté, mais les économies ne tarderont pas à s’épuiser. » 

« Monsieur le ministre n’a aucune idée des revenus générés par la musique à l’ère du streaming », a réagi Márton Élő, fondateur et compositeur du groupe Irie Maffia, qui écume les grandes scènes des festivals hongrois depuis 15 ans. « Ces revenus sont équivalents chaque année au cachet d’un ou deux concerts. Le marché du disque physique, lui, n’existe plus. Ces revenus correspondent donc à un cinquantième de ce qu’on gagne en concert », détaille-t-il au Courrier d’Europe centrale.

La scène hongroise est à l’arrêt complet depuis début mars, et les musiciens ne sont pas les seules victimes. Techniciens, promoteurs, organisateurs d’événements et autres prestataires se trouvent également privés de tout revenu depuis plusieurs mois. Pas d’intermittence comme en France ou d’aides d’aucune sorte pour s’en sortir.

« Je suis allé travailler dans un supermarché en tant que chauffeur au mois de mars, en pensant que ça allait être provisoire », nous confie Zsolt Szabó, tour manager du groupe le plus populaire de Hongrie, Halott Pénz. « Je ne veux pas quitter le milieu, mais je ne sais pas ce qui nous attend. Aujourd’hui mon poste de chauffeur a aussi été supprimé, parce que les gens osent maintenant aller faire leurs courses eux-mêmes. Les gros groupes comme le nôtre sont un peu mieux lotis, les cachets perçus les années précédentes nous ont permis de mettre plus d’argent de côté, mais les économies ne tarderont pas à s’épuiser ».

Márton Élő d’Irie Maffia, lui, évalue les pertes de son foyer à 10 millions de forint (30 000 euros), sa femme étant également musicienne, chanteuse du groupe dont il est membre. « C’était la tournée de nos 15 ans, cet été aurait été la saison la plus chargée – et la mieux payée – de notre carrière, avec plus de soixante concerts. Ils ont été presque tous annulés… ».

Márton est également l’organisateur d’un festival dans la région viticole de Villány, le Palkonya Hangja, l’un des seuls festivals qui va pouvoir se tenir cette année, l’organisation ayant pris la décision dès le début de la crise de limiter le public à 500 personnes. « Avant le virus on se demandait si on allait fixer la limite à 600 ou à 800 personnes, le site n’étant pas assez grand pour accueillir une foule plus importante. La limite à 500 n’est pas une concession radicale, et seuls les mini-festivals comme le nôtre vont pouvoir avoir lieu cette année ».

L’idée du gouvernement : des « concerts-garage »

Le gouvernement a annoncé le 29 juillet, en même temps que l’annulation des gros festivals, une enveloppe de 5,3 milliards de forint (15 millions d’euros), destinée à l’organisation de « concerts-garage ». Les groupes pourront postuler via un appel d’offre à ce programme dont aucun détail n’a été communiqué. L’enveloppe a été confiée à Ráhel Orbán, la fille du premier ministre, par le biais de l’Agence du Tourisme Hongrois. De quoi instiller le doute sur le processus de sélection des destinataires, dans un milieu traditionnellement fort peu favorable au gouvernement Fidesz. Le butin à partager sera de toute manière bien trop maigre pour sauver l’ensemble des acteurs du milieu. Signe de l’étendue des pertes, le festival Sziget lui-même se serait déjà séparé de plus de la moitié de ses employés…

Il est difficile d’imaginer que la scène musicale réussisse à se faire entendre. Essaiera-t-elle seulement ? La question se pose étant donné qu’aucun groupe ne se risque à critiquer la politique du gouvernement de Viktor Orbán, par crainte de perdre toute possibilité de se produire devant le public. Car même les festivals privés sont fortement sponsorisés par des entreprises créditées par le gouvernement. HétköznaPICSAlodások, groupe mythique de punk ouvertement anti-Orbán, en sait quelque chose : eux qui remplissent sans peiner les salles underground du pays de l’automne au printemps, se voient privés de tous les festivals d’été où ils avaient autrefois leur place. D’aucuns pensent que le milieu de musique paie aujourd’hui son silence…

Jehan Paumero

Pécsois d'adoption depuis 15 ans et musicien dans le groupe local Psycho Mutants. Représentant de la société française de distribution musicale en numérique "Believe" en Europe Centrale.

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