La sociologue Barbara Engelking et l’historien Jan Grabowski sont attaqués en justice par une association nationaliste polonaise. Ils sont accusés de mettre à mal la réputation de la nation polonaise, par leurs travaux sur les dénonciations et les assassinats de Juifs pendant l’occupation allemande.
Le 12 janvier 2020 Barbara Engelking, directrice du Centre de recherche sur l’extermination des Juifs (Académie polonaise des sciences) et Jan Grabowski, professeur d’histoire de l’université d’Ottawa ont comparu devant la justice polonaise. Il leur est reproché d’avoir dans une de leur livre sali la mémoire d’un maire polonais, en relatant ses agissements durant l’occupation allemande. Le maire en question aurait pris part à des dénonciations ayant entraîné la mort de plusieurs Juifs.
Nous nous sommes entretenus avec Audrey Kichelewski, maîtresse de conférences en Histoire contemporaine à l’Université de Strasbourg, spécialiste de l’histoire des Juifs en Pologne. Elle co-signe une tribune dans laquelle plusieurs chercheuses et chercheurs dénoncent « ce procès en sorcellerie » qu’on intente aux historiens en Pologne.
Barbara Engelking et Jan Grabowski sont actuellement poursuivis en justice pour leurs travaux sur l’histoire de la Shoah en Pologne. Pouvez-vous présenter cette affaire qui semble faire grand bruit en Pologne ?
Barbara Engelking et Jan Grabowski sont poursuivis en justice en raison de certains faits rapportés dans leurs travaux. Ils sont les auteurs de deux volumes consacrés à neuf powiat, neuf circonscriptions de la Pologne occupée, celle du Gouvernement général. C’est une micro-histoire minutieuse, à l’échelle d’un territoire réduit, durant laquelle les historiens ont croisé de nombreuses sources (celles de l’occupant nazi, des rescapés juifs, de l’administration polonaise avant et après la guerre, etc.) afin de suivre le destin et les trajectoires de Juifs polonais dans ces territoires. Les conclusions générales montrent très clairement que la chance de survie des Juifs dans ces régions était vraiment très faible, en raison bien sûr de la traque systématique de l’occupant nazi. Mais l’étude montre aussi qu’au cours de cette traque, et plus précisément dans la période qui suit la liquidation des ghettos et la déportation de Juifs dans les centres d’extermination de Treblinka, Belzec, Auschwitz, Majdanek et Sobibor, à partir donc de l’été 1942, des assassinats et dénonciations de Juifs sont très nombreux au niveau local, notamment dans les villages.
La traque est poursuivie avec la complicité des autorités locales polonaises, plus ou moins contraintes d’y participer. Mais avec ou sans pression extérieure, cette traque a lieu, et il y a des phénomènes de dénonciations directes ou indirectes dans toutes les localités. Ce que montrent très clairement ces études, c’est une participation plus ou moins importante, difficilement mesurable et quantifiable, mais réelle et documentée, significative pour un certain nombre d’habitants polonais et d’autorités polonaises. Cette complicité de l’administration est bien évidemment de nature variable en fonction des contextes, mais on relève la participation de mairies, de la police locale, de la gendarmerie, des gardes champêtres, des pompiers, etc. Différentes forces locales sont impliquées et traquent les Juifs dans ces campagnes pendant toute la séquence 1942-1944.

Cette participation de Polonais à la traque des Juifs avait déjà été démontrée, à l’échelle d’un powiat, par Jan Grabowski dans son livre, « La chasse aux juifs » (Judenjagd: polowanie na Żydów), paru en 2013 en anglais sous le titre Hunt for the Jews : betrayal and murder in German-occupied Poland (Bloomington, Indiana University Press). Les deux volumes de Barbara Engelking et Jan Grabowski sont une extension de cette méthode à d’autres régions de Pologne, et on arrive à des conclusions similaires, avec des variables en fonction de la localisation du village, s’il était plus ou moins situé près d’une voie de chemin de fer, du camp d’extermination, etc. On peut également mentionner, parmi ces variables locales, le contexte d’avant-guerre, et les relations des autorités ou des Polonais vis-à-vis des Juifs.
Ce dont sont accusés les auteurs est relatif à des faits qu’ils ont rapportés et qui se sont déroulés dans les environs de Białystok (nord-est de la Pologne actuelle). Ils relatent une traque qui a eu lieu en novembre 1942, à partir du témoignage d’une rescapée juive, qui a pu se cacher et a reçu de l’aide de la part du maire du village. Ce maire, Edward Malinowski, aide cette Juive en lui fournissant de faux papiers pour qu’elle puisse s’engager pour le travail forcé en Allemagne, ce qui lui sauve la vie. Il l’aide, tout en l’ayant tout de même dépouillée de tous ses biens au préalable, et par la suite il va dénoncer plusieurs personnes juives qui se cachaient dans les environs. Ce sauveteur est en même temps dénonciateur, et c’est finalement un cas de figure pas si atypique que cela…
« Ce que montrent très clairement les études d’Engelking et Grabowski, c’est que dans la période qui suit la liquidation des ghettos et la déportation, des assassinats et dénonciations de Juifs sont très nombreux au niveau local, notamment dans les villages polonais. »
Ce qui accroît la complexité c’est qu’après la guerre cette personne est poursuivie par la justice, pas tant pour cette dénonciation des Juifs, mais plutôt pour son rôle dans la résistance nationaliste polonaise, dans un contexte où la Pologne est en train de basculer dans le communisme. Et paradoxalement, cette rescapée témoigne en sa faveur. Par ailleurs, cette femme va plus tard, dans les années 1990, confier son témoignage à l’USC Shoah Foundation qui va recueillir sa parole. Dans ce second récit, elle brosse un portrait un peu plus complexe du personnage. D’autres sources et éléments retrouvés par les historiens ont montré son rôle dans la résistance anticommuniste, mais surtout le fait que ses camarades ont intimidé les autres témoins de son procès.
Comme vous le voyez, on est face à une histoire très complexe, mais qui n’est même pas explicitée dans le livre. L’étude est consacrée à ce qui s’est passé pendant la guerre dans ces villages et à ceux qui se sont échappés. Il n’en est question qu’en quelques lignes. Mais il se trouve que la nièce de cet ancien maire a été retrouvée par une association (Reduta dobrego imienia- en français « Ligue anti-diffamation polonaise ») qui milite pour la bonne réputation de l’identité nationale polonaise. Cette organisation nationaliste a convaincu cette femme que le nom et la réputation de son oncle étaient mis en cause dans le livre, et a généreusement financé tous les frais de justice afférents pour poursuivre les auteurs de ce volume.
N’est-on donc pas face à quelque chose qui va plus loin qu’un simple procès en diffamation ?
Ce qui est reproché, ce n’est même pas que le nom a été sali et qu’en tant que nièce elle se serait sentie bafouée, mais plutôt le fait que cette personne en tant que Polonais, soit accusée d’avoir, d’une manière ou d’une autre, participé à la persécution des Juifs pendant la guerre. L’enjeu tout simplement c’est que ces historiens qui ont écrit un récit en croisant les sources, et établi des faits tels qu’ils se sont produits sont remis en cause. Leur parole et leur travail sont questionnés, alors qu’en aucun cas ce n’est à un tribunal de statuer sur la manière dont les sources sont analysées. On peut répliquer, bien sûr, on peut écrire un autre livre en interprétant différemment des sources, on peut contester dans le cadre d’une discussion scientifique. Le risque, c’est celui d’une censure du travail des historiens en Pologne sur cette question extrêmement sensible.
Ce procès est une remise en cause de tout le travail qui a été accompli par cette équipe et par les autres historiens en Pologne et ailleurs. Jan Grabowski est un chercheur canadien, professeur à Ottawa et il est en première ligne parmi les accusés… Donc n’importe qui utilisant les sources pour faire l’histoire de cette période et pour montrer cette époque dans toute sa complexité peut se trouver mis en cause, alors qu’on parle ici de documents issus d’un jugement, de documents qu’on a le droit de citer.
« La parole et le travail d’historiens sont questionnés, alors qu’en aucun cas ce n’est à un tribunal de statuer sur la manière dont les sources sont analysées. »
Par ailleurs, la personne qui pourrait éventuellement porter plainte pour diffamation est décédée depuis bien longtemps. Pour ce procès, il s’agit d’une « diffamation de la descendance », ce qui juridiquement est très problématique. Ça n’existe pas, le fait d’instruire une affaire de diffamation de génération en génération… Ensuite, si on part du principe, pour le coup vraiment méthodologique, où on devrait en venir à anonymiser les noms des personnes étudiées dans l’ensemble de nos travaux, cela ne fait que retarder le problème. On doit bien renvoyer à des côtes d’archive et n’importe qui a accès à ces cotes et donc le nom de la personne est finalement identifiable. Donc je pense que cela n’aurait pas changé grand-chose si le nom n’avait pas figuré dans le livre. Cette association aurait pu vérifier de qui il s’agissait. Donc à moins de tout effacer, auquel cas on se retrouve exposé à l’accusation de ne pas travailler sérieusement sur les sources, on prêterait en permanence le flanc à ce type de poursuites. Comment sortir de ce dilemme quand on est historien ? Au-delà de la symbolique et du problème réel de cette procédure, se pose la question méthodologique de comment on travaille sur ce type de source…
Ce procès n’est pas la première tentative d’intimidation d’historiens en Pologne…
En effet, on sent une évolution et une forme de crescendo dans ces pratiques. Il y a eu, il y maintenant 20 ans, une première polémique lors de la parution du livre de Jan Gross, Les voisins, qui à l’époque avait fait beaucoup de bruit en Pologne. Mais il avait suscité un grand débat public. On a assisté bien sûr à des accusations dans la presse, à des attaques ad hominem, non seulement sur les méthodes scientifiques de Jan Gross, mais aussi sur sa personne et sur sa légitimité. Mais il n’y a pas eu de poursuite en justice. C’était un grand débat public, qui s’est soldé rapidement par une reconnaissance du travail de l’historien, même au sommet de l’État, avec les excuses officielles du président de la République de Pologne de l’époque. Mais on sentait qu’il y avait quand même une partie de la société qui avait du mal à affronter ce passé ; ce qui est tout à fait normal. C’est toujours compliqué pour n’importe quelle société d’accepter qu’en son sein il y a eu des actes commis qui soient difficiles à reconnaître ; et cela n’est pas propre à la Pologne.
Le président polonais a signé la loi mémorielle sur l’Holocauste
Ce qu’on peut dire, c’est qu’avec les années un groupe de Polonais n’acceptant pas cette réalité historique, groupe qui reste minoritaire en Pologne, est devenu plus virulent, plus visible, et a plus d’influence auprès de certains cercles politiques. Le parti Droit et justice (PiS) s’est emparé de cette affaire, et de bien d’autres, concernant le passé plus ou moins lointain de la Pologne. Avec l’arrivée de Droit et justice au pouvoir, dans une coalition à la fin des années 2000, puis maintenant, depuis 2015 à la tête de l’État et du gouvernement, ces personnes, qui avaient du mal à voir ce passé dans cette complexité, sont maintenant écoutées. Elles ont libre cours pour mener leur protestation, qui ne se contentent plus seulement d’être verbales, mais qui sont de plus en plus violentes. On l’a vu effectivement avec ce colloque organisé à Paris en février 2019.
Ce colloque a été perturbé par un groupuscule – ils n’étaient pas plus d’une dizaine de personnes – mais de manière très violente, verbalement et physiquement. Les collègues polonais ont été interpellés pendant leur présentation de ce livre au public français. Plus grave encore, ils ont eu une caisse de résonance, puisqu’il a été question de ce micro-phénomène jusqu’au 20h de la télévision publique polonaise, qui est sous l’autorité directe du pouvoir actuel. Le problème ce n’est pas tellement l’ampleur de ce phénomène – un ultranationalisme polonais – mais plutôt la bienveillance dont le pouvoir polonais fait preuve. Ils ont pignon sur rue bien plus que par le passé et c’est de plus en plus compliqué de rétorquer. Et la seule manière de débattre finalement c’est la justice. C’est pourquoi Jan Grabowski avait (presque de manière préventive) lui-même attaqué cette organisation, une association largement financée par l’État. Le procès actuel n’est donc pas un procès politique, tout du moins pas directement. Mais le pouvoir en place y joue tout de même un rôle d’accusateur, de par ce financement de l’association par l’État.
« La possibilité de poursuivre des historiens est un mécanisme offert sur un plateau à ces associations ultra-nationalistes par le pouvoir en place. Et c’est un mécanisme qu’ils ne vont pas se priver d’utiliser. »
Lorsque Jan Grabowski avait assigné en justice cette même organisation, c’était simplement parce que ce groupuscule l’avait vraiment intimidé, sommé de cesser ses communications scientifiques jusqu’au Canada où il enseigne. L’association avait été jusqu’à contacter le président de son université. Tout cela prend des proportions terribles, car il n’y a plus d’échanges de vues sur le terrain scientifique. On est obligé de passer en justice, et c’est cela qui est totalement déplorable.
Et pour revenir brièvement sur Jan Gross, qui a été l’initiateur de toute cette nouvelle recherche, cette nouvelle historiographie polonaise, il faut rappeler qu’il a tout de même eu des démêlés avec la justice. Il a été poursuivi simplement pour des propos tenus dans le journal allemand Die Welt. Dans un article paru en 2016, il laissait sous-entendre qu’il n’était pas impossible que, durant la Seconde Guerre mondiale, les Polonais aient tué plus de Juifs que d’Allemands. Il rendait public les résultats de recherches montrant que jusqu’à 200 000 Juifs auraient disparu avec l’aide directe ou indirecte des Polonais, ce qui était un chiffre assez colossal si on le met en rapport avec les pertes polonaises ou celles infligées aux Allemands. Il est bien évidemment sorti indemne et blanchi de ces poursuites, mais cette affaire rend bien compte du climat et du débat scientifique en Pologne.
Au colloque de l’EHESS sur la Shoah, « les nationalistes polonais attendaient les intervenants dehors »
Il faut par ailleurs également signaler qu’il y a eu cette loi de juin 2018, qui révisait le fonctionnement de l’Institut de la mémoire nationale (IPN). La loi prévoyait des poursuites au niveau pénal, avec des peines allant jusqu’à 3 ans de prison, pour quiconque accusait la nation polonaise d’être responsable de crimes pendant la Seconde guerre mondiale. Et finalement, l’assignation en justice actuelle dont sont victimes Jan Grabowski et Barbara Engelking, c’est une conséquence directe de cette loi. La peine prévue a finalement été réduite, sous la pression internationale, à des pénalités civiles.
Le retentissement de cette polémique à l’international s’explique aussi par le fait qu’il était clair que les auteurs de ce livre étaient visés, et avec eux tous les membres de cette école, c’est-à-dire la nouvelle historiographie polonaise sur la Shoah. On ne risque donc plus d’aller en prison pour écrire la vérité, mais la charge au civil demeure. Et cette possibilité de poursuite au civil, c’est un mécanisme qui est offert sur un plateau à ces associations ultra-nationalistes par le pouvoir en place. Et c’est un mécanisme qu’ils ne vont pas se priver d’utiliser.
Pouvez-vous nous présenter les apports de cette nouvelle historiographie polonaise sur la Shoah, un courant qui semble être la cible privilégiée de ces différentes attaques ?
Depuis une vingtaine d’années, ce que des chercheurs font, c’est tout un travail sur des sources qui finalement étaient déjà là et disponibles depuis 1989 ; car durant la période communiste, cela restait difficile d’accéder à cette documentation. Ils font un travail minutieux sur le terrain, un travail de croisement de sources qui rendent compte de la complexité de la Seconde Guerre mondiale en Pologne au moment de la Shoah. Évidemment, on connaissait déjà la période par les travaux historiques menés depuis 1945, mais l’apport réside dans cette approche micro-historique, dans cette question des interactions, dans le croisement des témoignages des rescapés juifs avec les sources administratives allemandes et polonaises.

Et c’est cela qui permet retracer très clairement les trajectoires, les interactions et par ailleurs de pouvoir inscrire ces phénomènes dans l’espace très spécifique de ces localités du Gouvernement général de Pologne où ont eu lieu ces traques et ces sauvetages. Ils permettent également, à travers une histoire sociale, de replacer ces sauvetages dans un contexte local où ceux qui se risquaient à cacher des Juifs se heurtaient à la répression allemande, mais avant tout à la réprobation morale et sociale de leur entourage. Ces réprobations avaient toute une série de mobiles, mais le premier et le plus important est qu’il y avait un véritable antisémitisme ancré dans ces sociétés villageoises.
« Cela a été une véritable révolution d’intégrer l’histoire des Juifs polonais à l’histoire polonaise, tout simplement parce qu’on ne peut autrement. C’est nécessaire si on veut comprendre toute la complexité de la période, dans toute sa profondeur sociale. »
Cette historiographie établit très clairement les faits sur le plan local. Elle construit vraiment une histoire intégrée, au sens où l’historien Saul Friedländer l’entendait, où les points de vue différents sont mis en avant. La perception des événements par les victimes juives y ait clairement exprimée, et cela aussi c’est une nouveauté dans le champ historiographique polonais. Il y a eu effectivement beaucoup de recherches et de travaux sur le sort de la population polonaise pendant la guerre, sur les persécutions dont elle a été victime et sur la résistance polonaise, etc. Mais globalement il était peu question des Juifs, et quand cette dimension était évoquée c’était par d’autres historiens qui travaillaient à part. Il n’y avait pas du tout de d’interaction.
Les historiens de la Seconde guerre mondiale en Pologne ne travaillaient pas tellement sur les Juifs ou alors à la marge, dans un sous-chapitre avec quelques chiffres, et pas du tout de manière approfondie. Là aussi dans le champ historiographique polonais, cela a été une véritable révolution d’intégrer l’histoire des Juifs polonais à l’histoire polonaise, tout simplement parce qu’on ne peut autrement. C’est nécessaire si on veut comprendre toute la complexité de la période, dans toute sa profondeur sociale. Et c’est cette dimension d’histoire sociale qui avait tendance à manquer en Pologne.