Au procès des meurtriers de Ján Kuciak, les objectifs braqués sur Marian Kočner

La Slovaquie juge les assassins du journaliste Ján Kuciak et de sa compagne. Marian Kočner, le mafieux qui aurait commandité le meurtre, est sur le banc des accusés.

(Reportage à Pezinok, en Slovaquie) – Depuis jeudi matin et pour les semaines à venir, l’épicentre de la Slovaquie a pour nom Pezinok, une petite ville située à une vingtaine de kilomètres au nord-est de Bratislava. C’est là que se déroule un procès historique et crucial pour la démocratie slovaque, celui des assassins présumés du journaliste Ján Kuciak et de sa fiancée, Martina Kušnírová. Les deux jeunes gens ont été abattus par balles le 21 février 2018, dans leur petite maison de Veľká Mača, une bourgade située à cinquante kilomètres de la capitale. Ils avaient vingt-sept ans, préparaient leur mariage. Le crime a bouleversé le pays.

A procès exceptionnel, mesures exceptionnelles. Les abords de la cour de justice sont quadrillés par les brigades canines de la police et à, neuf heures, les quatre accusés sont introduits dans le tribunal entourés de policiers d’unités d’élite, cagoules sur la tête et armes automatiques à la main. Ils doivent répondre de six chefs d’inculpation, dont celui de meurtre avec préméditation, pour lesquels ils encourent de vingt-cinq ans à la perpétuité.

Sous les flashs des dizaines de journalistes dépêchés pour l’occasion, les quatre accusés prennent place, sur la droite du juge. Tomáš Szabó et Miroslav Marček, un ancien policier et un ancien militaire, taille carrée et cheveux ras, se sont présentés à la cour en survêtement. Selon l’acte d’accusation, ce sont les hommes de main qui ont abattu le jeune couple dans leur petite maison de province avec un Luger 9 mm. Alena Zsuzsová, une jeune femme dont la peau presque livide contraste avec ses cheveux noir corbeau, cache son visage des caméras autant qu’elle le peut, avec un journal.  Elle est celle qui aurait monté le commando, pour le compte d’un homme d’affaires qui l’entretenait, Marian Kočner, le quatrième accusé, le petit homme brun et trapu, portant le costume mais aussi le brassard orange du détenu, vers lequel sont braqués les objectifs des dizaines de journalistes.

Quatre accusés sur le banc

Après le choc du double meurtre, les Slovaques ont peu à peu découvert avec sidération le puissant réseau d’influence qu’avait bâti ce Marian Kočner pour faire fructifier ses affaires en toute impunité, quand bien même il trempait dans les plus grands scandales de corruption de la dernière décennie. Avec son entregent, et s’il le fallait par la menace (sa complice Alena Zsuzsová lui servait à compromettre ses adversaires), il avait mis à sa botte des procureurs, des juges, des hauts-gradés de la police et même la secrétaire d’État à la justice.

L’affaire a éclaboussé jusqu’au premier ministre Robert Fico et son ministre de l’Intérieur Robert Kaliňák, avec qui l’accusé était en contact. Les deux hommes politiques ont été contraints à la démission en mars 2018, sous la pression des plus grandes manifestations qu’a connu la Slovaquie depuis la révolution de velours en 1989.

Avec la complicité d’un homme d’affaires allié du SMER, le parti au pouvoir, affilié au Parti socialiste européen, M. Kočner avait mandaté l’ancien patron du contre-espionnage slovaque pour faire suivre le journaliste et recueillir de quoi le faire chanter. Mais c’était peine perdue car Ján Kuciak menait une vie simple, consacrant toute son énergie à éplucher les bases de données publiques pour débusquer ses affaires illicites, mis en lumière dans pas moins de vingt-trois articles signés de sa main en deux ans. Quelques mois après l’avoir menacé par téléphone, M. Kočner aurait décidé de le faire assassiner. C’est en tout cas la version des enquêteurs, qu’il reviendra à l’accusation de prouver.

C’est un cinquième accusé, Zoltán Andrusko – jugé à part et qui bénéficiera d’une remise de peine pour sa collaboration avec la justice – qui a désigné M. Kočner comme le commanditaire du meurtre. Puis les enquêteurs ont réalisé une percée au printemps dernier en mettant la main sur son téléphone et les communications chiffrées qu’il contenait. Selon l’avocat de la famille Kuciak, elles constituent des preuves potentiellement suffisantes pour le faire condamner. La justice slovaque devra l’établir, à partir du 13 janvier, date de reprise du procès.

Marian Kočner tourné vers son avocat, jeudi 19 décembre 2019 à Pezinok. (@Corentin Léotard)
Marian Kočner ne reconnait pas les faits

La juge est presque cachée derrière quatorze piles de dossiers contenant les dizaines de milliers de pages transmises par les deux procureurs spéciaux. Les accusés encadrés des policiers d’élite sont démenottés, l’audience publique peut commencer. Sur le banc des accusés, M. Kočner chausse ses lunettes, conteste les faits, et annonce qu’il ne plaidera pas coupable. Il se tourne régulièrement vers son avocat pour lui transmettre des notes.

Il a face à lui, séparé par quelques mètres seulement, un ténor du barreau, en la personne de Daniel Lipšic, l’avocat qui représente la famille de Ján Kuciak. Marian Kočner avait planifié son assassinat pour se venger de lui qui s’était souvent mis en travers de son chemin quand il était ministre de la Justice puis de l’Intérieur. (Lire notre entretien avec Daniel Lipšic).

Sans surprise, et malgré les tentatives des avocats de la défense, avançant des vices de procédure, l’acte d’accusation a été accepté par le tribunal lors de cette première séance publique jeudi. Les premières audiences publiques commenceront le 13 janvier. Derrière l’avocat Lipšic, les parents de Ján Kuciak et la mère de Martina Kušnírová, comme beaucoup de journalistes présents, portent le badge noir et blanc à l’effigie du couple, devenu iconique pour la jeunesse slovaque mobilisée contre la corruption et le populisme.

Daniel Lipšic, avocat de la famille de Ján Kuciak, après l’audience publique, jeudi 19 décembre 2019 à Pezinok. (@Corentin Léotard)
Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).

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