Au nord de Budapest, le « Faluház », symbole de la grande épopée de la ville communiste

Durant la période communiste, l’industrialisation à marche forcée de la Hongrie coïncide avec la construction de nombreuses villes « modernes » dans laquelle on cherche à effacer les distinctions de classes. Dans le faubourg d’Óbuda, au nord de Budapest, le pouvoir fait construire dans les années 1960-1970 un immense quartier de grands ensembles, en lieu et place des anciennes petites masures traditionnelles. Par son gigantisme, le « Faluház » devient vite le symbole de cette épopée urbaine.

Le faluház dans le 3e arrondissement (en rouge). Cartographie : Ludovic Lepeltier-Kutasi

Le visiteur curieux qui aura fait, par la route, le voyage entre Budapest et le village des artistes et de peintes de Szentendre, au nord de la capitale hongroise, ou qui se sera promené aux alentours du fameux festival « Sziget », sur l’île d’Óbuda, n’aura pas manqué de remarquer, à proximité immédiate de Flórián tér, cet immense immeuble qui accroche immédiatement l’œil en raison de sa longueur : le Faluház.

Le faluház au bout du pont Árpád, barrant le pied des montagnes de Buda. Source : Wikimedia Commons.

Ce bâtiment, dont le nom signifie littéralement la « maison-village », représente pas moins de l’équivalent de trois terrains de football mis bout-à-bout et reste le plus grand immeuble de Hongrie construit à partir d’éléments préfabriqués. Achevé en 1970, long de 338 mètres, il compte en effet 10 étages, 886 appartements, 24 000 mètres carrés de surface de façade, 15 cages d’escalier et 9 neufs systèmes de chauffage. La démesure du projet témoigne de la volonté de ses concepteurs d’offrir une vitrine aux réalisations du régime communiste de János Kádár.

Les plus beaux bastions de la Hongrie communiste

Sa construction s’inscrit dans un plan plus large de requalification du quartier d’Óbuda engagé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Situé au nord ouest de la capitale hongroise, dans le 3e arrondissement, Óbuda est une ville indépendante jusqu’en 1873 ; année de son union à Buda et à Pest. Si c’est à Óbuda que l’on retrouve les plus anciennes implantations humaines, à travers les traces archéologiques de la cité romaine d’Aquincum, son développement a par la suite été durablement freiné par le dynamisme de Buda puis de Pest où se sont bientôt concentrées les activités politiques puis économiques.

Pest, Buda et Óbuda en 1737. Carte de Sámuel Mikovinyi.

Très endommagée au moment de la conquête ottomane, au XVIe siècle, la ville rustique d’Óbuda se reconstruit et se dote bientôt d’un habitat souvent de plain-pied, n’excédant que rarement un ou deux étages, que distribuent des rues étroites et sinueuses où finissent par s’élever, par endroits, quelques bâtiments plus remarquables de style baroque. Au XIXe siècle, Óbuda constitue un des principaux faubourgs populaires de Budapest où est notamment implantée une forte communauté juive. L’activité économique est pour une large part tournée vers le fleuve en raison de l’installation d’un important chantier naval.

« L’enjeu est aussi de contribuer à bâtir une ville nouvelle, « moderne », dans laquelle seraient effacées les distinctions de classes »

Les modalités de la réhabilitation du quartier, décidée après l’achèvement du pont Staline (Sztálin híd) en 1950, sont arrêtées en 1957. On prévoit la construction d’un nouveau centre-ville sur la rive droite du Danube et donc l’érection de bâtiments résidentiels de plus grande hauteur, de cinq à six étages. L’ambition est de fournir à chaque famille un logement digne et adapté en mesure d’offrir un plus grand confort et par conséquent une meilleure qualité de vie à une époque où la pénurie et l’insalubrité des habitations ne sont pas rares. Il est aussi de contribuer à bâtir une ville nouvelle, « moderne », dans laquelle seraient effacées les distinctions de classes. Elle implique donc concomitamment l’effacement des traces d’un passé considéré comme le vestige de cadres sociaux hérités auquel il convient de tourner résolument le dos.

Le nouvel habitat – désormais exclusivement collectif – est destiné à accueillir une population ouvrière. Il est érigé en lieu et place de petites habitations individuelles, le plus souvent modestes et sans commodités, qui ont purement et simplement été démolies. C’est pourquoi la standardisation et l’uniformisation du bâti, tout comme celles des plans d’urbanisation, constituent une norme qui n’est pas questionnée ; la mise en œuvre de telles méthodes permettant par ailleurs de construire rapidement.

Si Budapest n’est pas la seule ville concernée par cette évolution, ce phénomène concerne d’abord et presque exclusivement les zones où le pouvoir décide de concentrer les investissements économiques (essentiellement en Transdanubie). Dans le contexte de l’industrialisation à marche forcée engagée dans les années cinquante et soixante, la construction d’infrastructures est déterminée par la stratégie industrielle. Óbuda est ainsi rapidement devenu une priorité. C’est aussi par exemple le cas de la ville nouvelle de Sztálinváros (rebaptisée Dunaújváros en 1961), dans le comitat de Fejér, élevée dans les années 1950, selon ces canons nouveaux, autour de plus grand haut-fourneau du pays.

Dans le même temps, face à la crise du logement que connaît alors – comme dans beaucoup d’endroits en Europe – la Hongrie communiste, le gouvernement lance au début des années 1960 un vaste plan dont l’objectif est la construction d’un million de logements en quinze ans. Le quartier d’Óbuda est alors fortement mis à contribution, modifiant entièrement sa physionomie. Le plan de peuplement arrêté en 1957 est profondément remanié en 1965. Le périmètre de la requalification est étendu et la hauteur des immeubles comme les densités sont revues à la hausse.

La transformation d’Óbuda à partir des années 1960
Croisement de Kiscelli utca et Szőlőkert utca en 1968. Fonds personnel de Zsolt Zsanda – Fortepan.
Croisement de Kiscelli utca et Szőlőkert utca en 1968. Fonds personnel de Zsolt Zsanda – Fortepan.
Kórház utca et Vihar utca en 1968. Fonds personnel de Zsolt Zsanda – Fortepan.
Szőlőkert utca en 1968. Fonds personnel de Zsolt Zsanda – Fortepan.
Szőlőkert utca en 1968. Fonds personnel de Zsolt Zsanda – Fortepan.

Les premières constructions débutent en 1967 et les dernières s’achèvent en 1984. L’ensemble du projet, toutefois, ne voit pas le jour. On renonce notamment aux immeubles de très grande hauteur de 20 à 30 étages prévus sur Flórián tér. Dans ce cadre, le Faluház a été voulu comme un bâtiment modèle destiné à abriter le nec plus ultra de l’appartement socialiste de l’époque. Il demeure encore aujourd’hui le témoin de taille de cette politique mais il est aussi le symbole de la disparition d’un certain mode de vie, de formes de solidarité, d’une sociabilité et de relations de voisinage spécifiques dont le pouvoir communiste ne voulait plus.

Construction du falúház en 1970. Fonds personnel de Fülöp Stipkovits – Fortepan.
Le « Faluház » en 1975, pris de Flórián tér. Fonds personnel de Zsigmond György Pap – Fortepan.

Aujourd’hui, à l’exception du charmant et minuscule quartier cernant Fő tér, autour de la mairie, de l’église paroissiale – épargnée – sur Szent Erzsébet tér, de quelques rues autour de Korona tér, de la synagogue ou encore de la chaufferie centrale de l’ancien chantier naval (Óbudai Hajógyár), il ne reste plus guère de traces du vieil Óbuda dont on peut constater qu’il a par ailleurs depuis résolument tourné le dos au fleuve.

Le « Faluház » de nos jours.

Quant au Faluház lui-même, dégradé et devenu un gouffre énergétique, il a bénéficié en 2006 de fonds européens au titre du programme « Concerto » destiné à soutenir les collectivités locales dans le développement de politiques durables et hautement efficaces en énergie. Les travaux, lancés au printemps 2009, ont été achevés au mois de décembre de la même année. Ils ont essentiellement consisté en l’installation d’une nouvelle isolation (en façade et par le toit) et du remplacement des ouvertures. Le Faluház y a aussi gagné une nouvelle esthétique dont il n’est pourtant pas certain qu’elle contribue à rendre ce supplément d’âme à un quartier qui en semble aujourd’hui bien dépourvu.

Le « magasház » de Pécs : le destin tragique d’un bâtiment hongrois hors norme

Matthieu Boisdron

Rédacteur-en-chef adjoint du Courrier d'Europe centrale

Docteur en histoire (Sorbonne Université)

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