Au Bélarus, le mouvement de contestation se nourrit de la mémoire des victimes du régime

Le nom de Roman Bondarenko est sur les lèvres de tous les Bélarusses qui poursuivent leur mobilisation. Le jeune peintre de 31 ans n’est pas la seule victime du régime de Loukachenko à rester à l’esprit des manifestants, déterminés.

C’est dans un quartier résidentiel de Minsk, au pied de la tour qu’il habitait, que Roman Bondarenko a été roué de coups par les forces de l’ordre bélarusses. Emmené au commissariat, il ne survivra pas aux nombreuses blessures infligées par ses tourmenteurs. Survenue il y a deux semaines, la mort de ce jeune peintre de 31 ans ne quitte pas les esprits des Minskois et des Bélarusses mobilisés contre le maintien au pouvoir de Loukachenko. La presse internationale avait largement relayé l’histoire de ce jeune homme de 31 ans, descendu au bas de son immeuble pour se rendre à la Place des changements, et empêcher les forces de l’ordre de détacher des drapeaux bélarusses aux couleurs rouge et banc, couleurs de l’ancien drapeau national devenu symbole de la mobilisation. Plusieurs chancelleries européennes s’étaient insurgées contre le sort réservé à Roman Bondarenko.

Son histoire n’est malheureusement pas sans rappeler le sort d’autres victimes de la répression orchestrée par Loukachenko, depuis les élections de cet été. On estime aujourd’hui qu’au moins quatre personnes ont été tuées lors des manifestations et de la mobilisation consécutives aux élections présidentielles de 2020 au Bélarus. Malheureusement, dans plusieurs cas, les circonstances exactes des différents décès des manifestants restent floues.

Déjà, le 10 août, c’est Alyaksandr Tarayouski qui perd la vie à Minsk. Les autorités ont affirmé qu’un engin explosif improvisé avait explosé dans ses mains, alors qu’il tentait de le lancer sur la police anti-émeute. Des preuves, notamment des vidéos montrant la scène sous un autre angle, suggèrent qu’il a très probablement été abattu. Le 19 août, Henadz Shutau est décédé à Brest-Litovsk après qu’un policier, qui aurait visé son épaule durant une manifestation, lui a tiré une balle dans la tête. Les forces de l’ordre ont vite argué de la légitime défense, face à un manifestant décrit comme agressif. La famille clame toujours, haut et fort, que Henadz était une personne pacifique, et demande que la lumière soit faite sur les circonstances de sa mort.

Plusieurs décès ont également été occasionnés à la suite des innombrables arrestations de manifestants. Dès le 12 août, un manifestant du nom d’Alyaksandr Vikhar est mort en garde à vue à Gomel. Selon sa mère, le jeune homme souffrait de problèmes cardiaques. En raison du manque de places dans les centres de détention de la région de Gomel, les manifestants arrêtés sont longtemps maintenus dans des camionnettes sous un soleil de plomb. Outre le manque de place, certains policiers les y maintiennent sciemment, à titre punitif. Oppressé et suffoquant, Alyaksandr s’est soudain senti mal. Après avoir demandé de l’aide, il s’est mis a crier à n’en plus finir, malgré les admonestations des policiers. Ces derniers, le voyant mal en point, ont jugé plus sage de l’envoyer…dans un hôpital psychiatrique. Il est finalement transféré – trop tard – dans un hôpital pour y être pris en charge, mais ne survit pas à son hospitalisation.

Si les décès directement causés par l’incarcération dans les prisons et commissariats de Loukachenko sont encore difficiles à chiffrer, les Bélarusses qui figurent parmi les détenus sont indéniablement nombreux à avoir lourdement souffert de ces incarcérations. Le media russe Mediazona estime que plus de 600 personnes arrêtées au Bélarus depuis cet été ont été battues pendant leur garde à vue.

Bélarus : « Ils nous ont maintenus à genoux pendant 8 heures » Andreï, détenu et brutalisé

Et malgré les nombreuses vidéos et récits, qui documentent les brutalités commises par le régime de Loukachenko, plusieurs décès sont encore entourés d’un certain mystère. Ainsi, au mois d’août 2020, alors que la contestation des résultats électoraux et les accusations de fraudes massives ne cesse de croître, les habitants de Vawkavysk, au sud de Grodno, ont été heurtés de plein fouet par la nouvelle du décès de Konstantin Shishmakov. Outre le fait qu’il fut membre de la commission électorale de sa circonscription, Shishmakov était le jeune directeur du musée local d’histoire, dans cette petite ville bélarusse qui passe pour être une des plus anciennes localités du pays. Après les élections, Shishmakov disparaît soudain, sans laisser de trace ni donner de nouvelles à son entourage. Peu de temps avant sa disparition, il avait néanmoins fait savoir à ses proches qu’il s’était refusé à signer le protocole final du décompte électoral de la commission où il siégeait. Par ce geste, il s’opposait aux fraudes électorales organisées par le régime. Les circonstances de sa mort n’ont toujours pas été éclaircies, alors que la police affirme qu’il s’agit là d’un suicide.

Les blessés, les détenus et les morts ne les font pas plier. Ils les portent.

Ces morts pourraient sembler bien lointains aux Bélarusses qui ont maintenant passé les 110 jours de mobilisation, alors que les premiers flocons de neige tombent sur les cortèges minskois. Ces morts, toutes aussi tragiques que brutales, auraient pu briser la vigueur de la mobilisation. À Mais à Minsk, Gomel ou encore Vawkavysk, la mémoire de ces victimes reste vive. Et face à une violence qui a franchi de nouveaux seuils, le nom de ces victimes est scandé.

Les arrestations arbitraires et hasardeuses de manifestants ou de simples passants par des hommes lourdement armés se multiplient. Rien que pour le dimanche 9 novembre, les forces de l’ordre ont arrêté plus de 1 000 personnes. Ces mêmes forces de l’ordre s’en prennent désormais avec la même vigueur aux cortèges de retraités qui défilent chaque semaine, comme aux médecins dont les langues se délient de plus en plus. Ils sont nombreux désormais à documenter la gestion désastreuse du Covid par le régime, comme les blessures infligées aux manifestants.

En réaction à cela, les manifestants ne semblent pas fléchir. Les blessés, les détenus et les morts ne les font pas plier. Ils les portent. Face à des Omons toujours aussi violents, les noms comme celui de Roman B. restent sur toutes les lèvres. Dans les jours qui ont suivi sa mort brutale, les Minskois ont érigé des petits autels improvisés dans toute la ville, pour rendre hommage à travers des fleurs, des drapeaux, des messages déposés à la mémoire du jeune peintre. C’est de ces quartiers où avaient fleuri ces hommages, où vivait Roman, que battent maintenant les multiples cœurs de la mobilisation.

En effet, les manifestants ont depuis quelques jours renoncé aux grands rassemblements et aux longs cortèges. Ils se mobilisent et se rassemblent par cortèges décentralisés, isolés les uns des autres, poussant encore plus loin le principe d’une manifestation acéphale, sans tête de cortège ni poste de commandement que les autorités pourraient trop aisément décapiter. La police manquant de ressource ne parvient ainsi pas à disperser toutes ces micro-manifestations, qui agrègent malgré tout un nombre impressionnant d’habitants des différents quartiers, et s’organisent localement pour surveiller les alentours, avertir lorsque la police approche, organiser les rassemblements pour faire face. Pour la seule journée du 29 novembre, on en dénombre une trentaine à Minsk. Des rassemblements similaires se produisent dans sept villes différentes dans le pays, notamment à Brest et Grodno. Portés par les morts d’hier, les détenus toujours en prison, le mouvement évolue, se métamorphose. Au Bélarus, l’hiver promet d’être long.

Gwendal Piégais

Docteur en histoire

Université de Bretagne occidentale, spécialisé en histoire militaire, Première Guerre mondiale, Europe Centrale, Russie impériale et soviétique

×
You have free article(s) remaining. Subscribe for unlimited access.