Après cinq années de conflit, l’est de l’Ukraine à l’épreuve de la crise humanitaire

Dans le Donbass, les conséquences du conflit armé sont quotidiennes pour les populations vivant dans les zones grises, à proximité de la ligne de front. Les habitants tout comme les travailleurs humanitaires dépeignent les difficultés depuis 2014, le manque de perspectives d’avenir et la nécessité d’un engagement politique durable sur le terrain. Reportage.

(Reportage en Ukraine orientale, dans le Donbass) –On a dû tout reconstruire nous-même après 2014, le gouvernement ne nous a rien donné”, raconte Oskar, un habitant de Novoselivka une ville située quinze kilomètres à l’ouest de Slaviansk, qui a connu des combats et une occupation par les séparatistes au début du conflit, et à soixante kilomètres de la ligne de démarcation avec la république autoproclamée de Donetsk. “Les fonds internationaux ne sont arrivés qu’après deux ans, pour aider à la reconstruction des écoles par exemple”, ajoute-t-il, arrêté devant un magasin de Novoselivka à la nuit tombante. “On a tout reconstruit, nos maisons, nos appartements. Avant, j’avais un quatre pièces, maintenant je n’ai qu’un deux-pièces”, répète-t-il plusieurs fois.

Slaviansk, novembre 2019. Photo : Pauline Maufrais.

Le conflit armé s’est enlisé dans l’est de l’Ukraine depuis 2014 et un tiers du territoire demeure sous le contrôle des séparatistes dans deux républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk, soutenues financièrement et matériellement par la Russie, et ne non-reconnues ni par Kiev ni par la communauté internationale. Le conflit a conduit à la mort de treize mille personnes, dont plus de trois mille civils, selon le l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Cette déstabilisation politique et régionale a aussi entraîné à une crise humanitaire d’une grande ampleur dans la région avec, au sein même de l’Ukraine, le déplacement de 1,5 millions de personnes, en plus d’environ un million vers la Russie.

Encore 2,2 millions d’habitants vivent dans les territoires contrôlés par le gouvernement ukrainien à proximité directe de la ligne de démarcation avec les territoires séparatistes et 150 000 personnes sont soumises directement à des menaces de tirs. Dans les territoires encore contrôlés par le pouvoir ukrainien, un sentiment de délaissement persiste.

“Ici il n’y a rien, j’ai une fille et il n’y a rien pour elle , je ne veux pas qu’elle reste.”

Qui s’intéresse à nous ici ? », questionne Oskar. “Du travail ? Il n’y a rien ici”, s’exclame-t-il, confirmant la situation précaire vécue par de nombreux locaux. Partir constitue un objectif, mais le manque de moyens, l’absence de perspective d’emploi ailleurs limite souvent les départs. Un homme passe à vélo avec sa fille sur le porte-bagage, voit un attroupement qui se forme et s’approche. “Que pensez-vous de la situation actuelle ici ?”, lui demande-t-on. “Ici il n’y a rien, j’ai une fille et il n’y a rien pour elle, je ne veux pas qu’elle reste”, conclue-t-il, avant de s’éloigner.

Ces conversations, on les entend dans de nombreux endroits du Donbass. Dans le train partant de Kiev et menant à Lisichansk, une localité à moins d’une heure de la ligne de démarcation (une ligne de 430 kilomètres entre le territoire ukrainien et les territoires séparatistes), une femme dans le compartiment raconte : “j’habitais à Louhansk [désormais en territoire de la République autoproclamée de Louhansk], quand tout à commencé, je suis partie. Maintenant je vis entre Kiev, Lisichansk, Chastia [deux villes proches de la ville de démarcation] chez des amis, de la famille. J’ai tout perdu, c’est ça ma vie maintenant”, achève-t-elle, les larmes aux yeux.

Au niveau institutionnel, les aides du gouvernement ukrainien sont bien modestes, et s’enregistrer comme « déplacé interne » demande de nombreuses démarches administratives. Ainsi, le chiffre officiel de 1,5 millions de déplacés internes serait en deçà de la réalité et avoisinerait sans doute les 2 millions, selon les ONG travaillant sur le terrain, à l’instar de Vostok SOS, une ONG d’aide humanitaire installée à Severodonetsk.

“Pour rejoindre Donetsk, on a plus d’un jour de voyage, une nuit de train, puis le passage du check-point de Bakhmout qui peut prendre jusqu’à six ou huit heures…”

Les liens se maintiennent de part et d’autre de la ligne de démarcation

Les zones grises touchées par cette crise humanitaire se trouvent de part et d’autre de la ligne de démarcation avec les territoires séparatistes, et des familles se trouvent séparées. “Nous allons à Donetsk une fois par mois, voir nos familles qui sont restées vivre là-bas”, racontent deux hommes dans le train direction Kiev qui partait de Bakhmout, la dernière gare sur le territoire contrôlé par le gouvernement ukrainien avant la République autoproclamée de Donetsk. “Nous sommes partis car après le début du conflit, l’usine dans laquelle nous travaillions a déménagé près de Kiev. Il n’y a pas de travail là-bas [à Donetsk] alors on est simplement parti ».

Route vers Lisichansk, septembre 2019. Photographie prise par Milan Zaitsev, Vostok SOS.

Mais le trajet pour rejoindre ces territoires demeure long et parfois périlleux, ponctué de points de contrôle où il faut attendre des heures d’attente et parfois subir menaces et harcèlement . “Pour rejoindre Donetsk [en territoire de la République autoproclamée de Donetsk], on a plus d’un jour de voyage, une nuit de train, puis le passage du check-point de Bakhmout pour aller vers la soi-disant “république de Donetsk”, qui peut prendre jusqu’à six ou huit heures, et après on va jusqu’à Donetsk”, terminent nos voisins lorsque nous entrons en gare de Kiev, visiblement fatigués de cette nuit de voyage.

Face à l’urgence humanitaire, une attente politique

Sur le terrain, à Severodonetsk, Slaviansk ou encore à Kramatorsk, des organisations locales et internationales organisent l’aide humanitaire, la reconstruction d’infrastructures et la mise en place d’aides psychologiques et sociales. Toutes ces villes sont tombées sous le contrôle des séparatistes le temps de quelques semaines ou de quelques mois au printemps 2014 et se situent à proximité directe de la ligne de démarcation.

Ancienne usine à Kramatorsk, novembre 2019. Photo : Pauline Maufrais.

Les hostilités continuent, avec des blessés et des morts, à quoi s’ajoutent des difficultés matérielles et des infrastructures à reconstruire”, témoigne Milan Zaitsev, qui travaille pour l’ONG ukrainienne Vostok-SOS. Cette ONG intervient dans les zones grises proches de la ligne de démarcation et prodigue de l’aide matérielle et psychologique aux habitants. “Les besoins les plus basiques ne sont pas couverts, les gens qui vivent à proximité n’y ont pas accès, il n’y a pas de travail, pas même de lieu de travail, pas d’argent pour vivre et cela encore cinq ans après le début du conflit. Le niveau de vie a chuté dans ces zones, et les conditions pour un retour du commerce et du travail ne sont pas remplies », ajoute-t-il, entouré de ses collègues.

L’élection de Volodymyr Zelensky au mois de mai n’a pas apporté de grands espoirs d’amélioration dans la région. “Il n’y a aucun changement depuis l’élection présidentielle. Ce qu’il a dit reste théorique mais pour le moment sur le terrain rien n’est visible. Il promet beaucoup mais rien n’est concret ».

Sa rencontre avec Vladimir Poutine le 9 décembre à Paris, la première rencontre officielle entre les présidents russe et ukrainien, peut-elle changer les choses ? « Je ne sais pas à quoi m’attendre”, dit Milan. Il décrit une réalité du terrain bien éloignée de Kiev et de l’Europe de l’ouest, mais considère que le rôle de la communauté internationale à l’égard de la Russie est nécessaire : “Il faut maintenir la pression sur la Russie au niveau politique et économique pour améliorer la situation”.

Aide humanitaire aux populations, ONG Vostok SOS septembre 2019. Photographie : Vostok SOS.

Mais selon Milan, l’Ukraine orientale ne peut attendre les délibération des chancelleries. Il souligne l’urgence même à redonner de la vie aux territoires proches de la ligne de démarcation. “Il faut réfléchir et investir dans des lieux de travail, recréer des commerces, il faut aussi améliorer les infrastructures routières et ferroviaires dans les campagnes pour rapprocher les personnes”.

Pour cela, les organisations de la société civile appellent le gouvernement à investir au niveau local et montrer que l’intérêt qu’il porte à ces régions va au-delà de la simple reconquête d’un territoire mais se concentre sur l’aspect humain. “Le gouvernement doit investir dans des programmes […] soit dans le budget national, soit local. Il y a certes déjà des investissements, mais avec le début de la guerre les infrastructures se sont rapidement dégradées, et malgré certains chantiers de reconstruction, cela reste limité et insuffisant”.

Aux yeux des habitants et des acteurs locaux, le retrait total des forces russes dans les territoires séparatistes et l’arrêt des hostilités ne doivent être qu’un prélude à un réinvestissement du territoire par l’État. Ils appellent le gouvernement ukrainien à s’engager localement et à tenir son rôle auprès des 3,5 millions d’habitants qui réclament bien plus que de l’aide humanitaire.

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Pauline Maufrais

Diplômée de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne en Relations internationales et affaires étrangères avec une spécialisation sur l’espace russophone. Volontaire en service civique en Ukraine dans deux ONG spécialisées dans les droits de l’Homme.

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