Après Belgrade : une correspondance entre Frédéric Ciriez et Sascha Reh

Un écrivain français, Frédéric Ciriez, et allemand, Sascha Reh, sont allés à Belgrade l’hiver dernier pour prendre le pouls de la capitale serbe et croiser leurs regards et leurs perceptions. Voici leur correspondance.

Cette correspondance a été publiée sur le site internet du projet « Allons Enfants ! », initié par le Literarisches Colloquium Berlin avec le soutien du Ministère allemand des Affaires étrangères. Dans le cadre de ce projet, huit tandems d’auteurs franco-allemands ont voyagé dans autant de villes européennes. Les lettres de Sascha Reh ont été traduit vers le français par Stéphanie Lux, celles de Frédéric Ciriez vers l’allemand par Odile Kennel.
13.12.2017

Cher Frédéric,

Nous avons passé quelques jours ensemble à Belgrade sans nous être jamais rencontrés auparavant ni savoir ce que nous faisions là. Bien sûr, nous étions invités à une sorte de lecture dans un centre culturel du nom de « KC Grad » mais, premièrement, nous n’avons finalement pas lu une seule ligne, et deuxièmement, je rechigne à parler de la lecture (pour peu qu’elle ait eu lieu) comme d’une pratique au sens d’une action constituant une intervention sur l’état du monde matériel. Nos façons de voir divergent peut-être déjà sur ce genre de ratiocination, ce qui serait dommage, car après tout, il n’est probablement pas si important que cela de définir dans quel sens lire est ou n’est pas une pratique – ce qui dépend probablement même de la langue dans laquelle on ratiocine sur le sujet.

Je ne sais donc pas pourquoi nous avons passé quelques jours là-bas. Je ne sais pas non plus pourquoi je t’écris. Il pourrait s’agir dans les deux cas d’une figure de rhétorique, j’en viendrais d’ailleurs presque à l’espérer. Bien sûr qu’une raison me pousse à t’écrire, probablement même toute une série de raisons. Avant tout, je t’écris sans doute pour tenter de donner un sens à notre expérience belgradoise. Je n’affirmerai pas que sans une telle tentative, notre séjour serait complètement absurde ; mon sens de la bienséance me suggère que cela équivaudrait à offenser les personnes qui nous ont invités. On pourrait appliquer toute une série d’étiquettes faisant sens à ce séjour belgradois de trois jours pour moi, presque quatre pour toi, dont, comme toujours, la grande majorité me sont inconnues. On pourrait parler de voyage d’études, d’échange culturel, de rencontre franco-allemande en territoire périphérique, de répartition de subventions avant consolidation du budget annuel, de congés payés. En fin de compte, tu sauras probablement aussi peu que moi lesquelles sont les plus pertinentes.

Mais je repose ma question : quel a été le sens de ce voyage ? Car en évoquer l’occasion ou le cadre conceptuel ne me conduit pas à voir une différence entre l’avant et l’après.

Les photos que j’ai prises avec mon téléphone durant notre séjour à Belgrade vont rejoindre les quelque 16 500 fichiers photo qui se trouvent actuellement sur le disque dur de mon ordinateur portable. J’aurai bientôt oublié ces photos, à moins que je ne les redécouvre au hasard en parcourant mes dossiers, comme autant de témoignages d’évènements passés. Mais ces photos ne constituent pas le sens du voyage, et leur histoire annoncée ne m’aide pas à résoudre mon problème : ce n’est pas à elle que je pense lorsque je m’interroge (et t’interroge également toi, à présent) sur le sens de notre présence là-bas.

Belgrade, ainsi que me l’a appris notre visite guidée de la ville, a été détruite 27 fois totalement et 41 fois partiellement (je me demande toutefois si chaque destruction partielle n’est pas déjà comprise dans une destruction totale – si on ne devrait pas plutôt, par souci d’exactitude, parler de 14 destructions partielles au lieu de 41). Ces destructions ont modifié durablement la ville, supposé-je. A-t-elle été modifiée par notre présence ? Bien sûr que non, répondras-tu peut-être, à moins que tu ne m’offres, après réflexion, un « bien sûr que oui ». Après tout, le battement d’ailes d’un papillon peut lui aussi changer le cours de l’Histoire. D’un autre côté, personne ne visite une ville pour la modifier, à l’exception de certains envahisseurs français ou allemands.

© Sascha Reh

Quel est mon problème avec le sens ? En ai-je seulement un ? Deux choses ont changé depuis ce voyage : premièrement, il y a maintenant des souvenirs là où, avant, il n’y en avait pas, deuxièmement, nous écrivons à leur propos (enfin, à vrai dire, pour l’instant moi seul écris, mais j’espère que tu le feras aussi). C’est-à-dire : nous faisons quelque chose de ce qu’auparavant nous ne connaissions pas. Personne ne nous a dicté ce que cela doit être. Personne ne nous a dit : percez les mystères de l’âme serbe en livrant un compte rendu détaillé de vos expériences dans les boîtes de nuit de la ville. Ou : livrez une contribution aussi subtile qu’originale à la réhabilitation de la réputation de la Serbie. Ou encore : suivez les traces de Duško Popov, ami de Ian Fleming qui lui a probablement inspiré le personnage de James Bond. Nous avons eu la chance de passer quelques jours à Belgrade, et maintenant nous avons la chance de nous demander quelle est la signification de ce séjour. Toutes les réponses sont permises, bien sûr. C’est ça qui est terrible. Cette consigne est soit d’une terrible banalité, soit d’une profondeur quasi métaphysique. Lire est un acte. Ou pas.

28.12.2017

Cher Sascha,

Je te lis et te sens troublé par ces quelques jours passés à Belgrade. L’essentiel de ton interrogation se concentre sur le sens de notre présence dans une ville où le subtil entremetteur littéraire Thorsten Dönges nous a invités par l’intermédiaire du ministère des affaires étrangères allemand, toi, écrivain d’outre-Rhin, moi écrivain français. Je partage ton trouble, l’étrangeté d’un séjour éphémère dans une ville en difficulté qui cherche à rétablir son honneur et à renaître de ses cendres, notre logement dans un palace local que la plupart des Belgradois ne pourraient s’offrir (ou alors seulement pour y manger une part de tarte dans le salon de thé, près du piano enchanté…), la béance effectivement ouverte par un avant et un après de ce court déplacement. Et puis des souvenirs, déjà, pour reprendre ta simple et puissante image…

Café de l’hôtel, © Sascha Reh

Ton trouble me touche d’autant plus que j’essaierai de lui donner une profondeur historique. Tout d’abord, les écrivains, surtout français, supportent en général mal les voyages organisés. Avant de partir, je songeais au livre de François Dufay, Le Voyage d’automne, qui relate le déplacement « culturel » en Allemagne, en octobre 1941, à l’invitation de Goebbels, de quelques écrivains français fascisants, dont Drieu La Rochelle et Robert Brasillach, afin d’acquiescer « littérairement » au nouvel ordre européen d’Hitler… Puis au pathétique voyage dans la Chine maoïste de Roland Barthes et Philippe Sollers en 1974… Heureusement, en décembre 2017, nul programme politique à valider à Belgrade. Il n’y avait, sur un mode délicieusement informel, que toi et moi, plus Thorsten Donges et la pétillante Bojana Denic, maîtresse de cérémonie bouleversée par le destin de son pays, hantée par le sentiment de l’irréversible. « Yugoslavia is over forever », m’a-t-elle ainsi confié dans la nuit glacée balayée par la neige, pour clôturer notre samedi soir dans la capitale serbe.

Sascha Reh, Thorsten Dönges et Frédéric Ciriez, © Sascha Reh

N’hésitons pas à désigner la cocasserie de la situation : toi et moi venons d’un pays de vaincus et avons été amenés à nous rencontrer dans un autre pays de vaincus… France, Allemagne, Serbie : l’invitation avait la génialité de la ruse historique. La France a collaboré avec l’Allemagne nazie sous le régime de vichy, je ne l’apprends à personne (je l’espère) ; elle a aussi perdu la bataille de la langue et de la philosophie politique de la mondialisation, d’inspiration anglo-saxonne ; l’Allemagne est au cœur de la déroute européenne du XXe siècle en même temps qu’elle est aujourd’hui le centre de gravité du Vieux Continent (centre de gravité, c’est le cas de le dire, je ne sais pas si le jeu de mots fonctionne en Allemand) ; la Serbie souffre d’être désignée comme l’unique coupable de l’éclatement des Balkans et de l’épuration ethnique des Albanais du Kosovo. Le seul grand projet qui lui reste est de demander une intégration dans la CE auprès des puissances qui ont entériné la dislocation de l’ex-Yougoslavie, avec une population pas vraiment emballée à en croire les sondages… Bref, mon cher Sascha, même si la distance est courte entre Paris, Berlin et Belgrad, nous venons de loin. Alors autant ne pas bouder notre plaisir face à cette réunion improbable en terre serbe à laquelle nous n’aurions jamais songé il y a seulement quelques semaines.

En 2013, j’avais été invité à Lyon au festival de philosophie Mode d’emploi afin de parler de la notion d’infra-politique à propos des Sapeurs congolais, ces dandys prolétariens noirs très présents à Paris sur lesquels j’ai écrit dans mon livre Mélo (Auf den Strassen von Paris dans la traduction allemande). Cette invitation m’avait étonné car je ne suis pas philosophe (les affects doivent avoir pris chez moi le pas sur les idées !) ; et puis, pour être franc, la notion d’infra-politique m’échappait alors, théorisée par l’anthropologue américain James Scott et définie, en gros, comme un faisceau de pratiques culturelles minuscules permettant de contourner et subvertir les normes sociales… Les Sapeurs congolais sont ainsi formidablement infra politiques au sens où leur pratique du dandysme devient le symptôme d’un art de vivre et d’une revendication existentielle post coloniale qui actualise et conteste une vieille esthétique européenne, basée sur le culte du moi, de l’apparence et de la dépense symbolique et matérielle (Georges Bataille n’est curieusement pas loin). Bref, l’excentricité des Sapeurs permet paradoxalement de comprendre une part de l’histoire européenne et sa métamorphose en un vaste supermarché d’illusions peuplé de sujets narcissiques aliénés au fétichisme des marques… Tout ceci pour me demander : ton angoisse, voire, pour reprendre ton expression, ton « problème » avec le sens en général et avec celui d’un séjour à Belgrade en particulier, remplissant éventuellement une micro-case budgétaire du ministère des affaires étrangères allemand, est-elle « infra politique » ? Je ne suis pas loin de le penser, et celle-ci t’honore, autant par sa franchise que par sa portée concrète : car effectivement, qu’avons-nous été faire à Belgrade, et quelle est donc cette pression du langage qui s’affole en nous pour mettre des mots sur l’expérience ?

Mon cher Sascha, quel plaisir, donc, que tu me tendes une perche pour mettre à plat, au présent et sur un mode « infra politique », la notion de « voyage d’écrivains ». La politique nous dévore et la massivité du Sens – clichés et idéologies – nous exténue. Au printemps, j’ai écrit un texte de peu d’intérêt pour le journal TAZ, qui me demandait de parler des élections présidentielles françaises en 2017. J’ai voulu me montrer pédagogique pour le lectorat allemand et proposer un panorama des forces idéologiques en présence. J’ai eu tort. J’ai cédé au sens explicite, à l’ordre du discours et finalement à la platitude conceptuelle. J’aurais dû partir du souvenir de cet ouvrier de la Ruhr qui visitait Paris pour la première fois avec son fils, et avec lequel j’avais pris une bière, un soir d’été caniculaire. Il logeait dans un hôtel à 40 euros non loin de chez moi et d’un bistrot que je fréquente et m’avait dit soudainement, d’une voix tabagique et émue : « Les Français et les Allemands sont amis maintenant. » Dans l’éclat fugitif de ses mots gisait le sens de l’Europe (et indirectement d’une part des élections françaises), si la « construction européenne » en a un, de sens, au-delà de la rationalisation économique d’un continent de 500 000 millions de consommateurs.
D’une certaine manière, ta lettre, destinée à être publique (le contraire serait dommage), m’a perturbé, en tout cas contraint à engager une relation épistolaire à laquelle je ne m’attendais pas. Et c’est très bien ainsi, quand bien même j’avais prévu la rédaction d’un texte d’une toute autre nature (infra politique, mais différemment…).

J’ai aimé ce séjour à Belgrade (et « toute la série de questions qu’il pose »).
J’ai aimé cette triple association du hasard, de la nécessité et de la fatalité.
J’ai aimé ne rien décider (et en être responsable).
J’ai aimé ta compagnie et celle de mes hôtes allemand et serbes.
J’ai aimé les quatre saisons curieusement convoquées en un week-end en par la météo de Belgrade, et la nuit qui tombe à quatre heures sur les berges de la Save.
J’ai aimé que nous pratiquions, toi, moi et le jeune romancier serbe Vladimir Tabašević, une sorte de dialogue de sourd à partir d’une même question simultanément traduite au casque au KC Grad, devant une poignée de personnes ayant bravé la neige pour nous écouter sur les quais.
J’ai aimé ne pas pouvoir lire la traduction en serbe du passage d’un de mes livres et qu’on me dise que le travail accompli était remarquable (chère Olja Petronić, Frederik Sirije vous
remercie).
J’ai aimé ne rien lire en public dans le cadre d’une lecture publique.
J’ai aimé éprouver l’indécidabilité du climat politique de la ville, découvrir sur le mode de l’effroi, devant le parlement, les panneaux géants couverts de photos de Serbes disparus au Kosovo et réclamant des comptes à l’ONU, avec cette revendication implicite (ce désespoir) : « Communauté internationale, nous ne sommes pas les seuls coupables. »
J’ai aimé croisé le chemin d’Aleksandar, l’éditeur des éditions Béograd, dont je ne pouvais savoir qu’il publiait les livres personnels de mon propre éditeur français, Yves Pagès, devenu « Yv Pazès » en serbe.
J’ai aimé m’interroger sur la place du livre et de l’imprimé dans la société serbe.
J’ai aimé observer le corps d’hommes et de femmes à la division sexuée tellement marquée, entre exhibition virile et sophistication extrême.
J’ai aimé prendre conscience de notre ridicule lorsqu’un taxi nous a fait payer, à nous, trois fiers gaillards hommes de lettres pris dans une tempête de neige, quatre fois le prix pour une course de deux kilomètres (notre « présence » à Belgrade n’a guère modifié le sens sa vie, seulement peut-être son pouvoir d’achat…).
J’ai aimé la dialectique urbaine entre la monumentalité post soviétique des édifices et des avenues et les centaines de tavernes qui s’illuminent à la nuit tombée, comme une réappropriation de la puissance privée sur la sévérité architecturale de l’ordre politique.
J’ai aimé voir N.P. 1977, l’œuvre vidéo de Neša Paripović, au musée d’art contemporain (un homme marche dans Belgrade, à la fois déterminé et indifférent, et que rien n’arrête, malgré les obstacles qu’il s’assigne…).
J’ai aimé sa liberté vaine, qui est aussi la nôtre.
J’ai aimé la générosité de ceux qui nous ont accueillis et qui s’accumulent en nous autant que nous nous accumulons en eux, peut-être.

Voilà. J’ai été bien bavard pour essayer de répondre à tes doutes.
Si le fourmillement infra politique du réel t’intéresse, n’hésite pas à me dire ce qui t’a fait signe à Belgrade. J’en ferai de même. Et puis nous nous tairons. Et puis nous aurons écrit « quelque chose » et remplit le contrat du voyage. Et puis nous nous reverrons à Paris, à Berlin ou ailleurs. A Belgrade, de nouveau ?

D’ici là, je te souhaite mes meilleurs vœux pour l’année à venir.

Frédéric

12.01.2018

Cher Frédéric,

Je suis très heureux que tu aies répondu à ma lettre (la tienne n’est absolument pas bavarde, d’ailleurs) et que nous puissions échanger des idées sur différents thèmes, dont la définition commune serait peut-être, de mon point de vue, la vocation profonde de notre correspondance.

Tu ouvres dans ta lettre des pistes fort intéressantes, que je vais m’efforcer de suivre. Évidemment, je ne saurais faire l’impasse sur le terme « infra-politique » qui apparaît dès les premières lignes et qui, contrairement à toi, m’était inconnu jusqu’alors. Il ne semble pas encore très répandu en Allemagne ; les quatre ou cinq premières occurrences sur Google renvoient à un chercheur allemand spécialiste des mouvements migratoires, Serhat Karakayali que, contrairement au concept lui-même, je connais depuis de nombreuses années ; nous sommes devenus amis durant nos études à Duisburg et avons même – consécutivement – eu une histoire d’amour avec la même femme. Il vit maintenant – quel hasard – à Berlin, où il donne des cours sur l’infra-politique à l’Université Humboldt – il aura fallu ce voyage sans raison véritable à Belgrade pour que je l’apprenne.

Cette anecdote nous montre que ce genre de voyages – que nous autres écrivains voyons toujours d’un œil critique, ce n’est pas pour rien que nous sommes écrivains, nous sommes par nature individualistes – peut tout de même apporter quelque chose, dans la mesure où ils débouchent sur quelque chose que personne n’avait vu venir. Une idée qui me fait évidemment penser à un passage de L’homme sans qualités, de Robert Musil : « La troupe avance, les soldats marchant deux par deux ; on s’exerce à « transmettre les ordres » : un ordre énoncé à voix basse est transmis d’homme en homme ; si, à l’avant, l’ordre était : « le sergent prendra les devants », à l’arrière, on obtiendra quelque chose comme : « l’opposant pendra les perdants ». Ainsi s’écrit l’Histoire. »[1]Sascha nous indique ici que la citation se trouve dans le premier tome, chapitre 83 (intitulé Toujours la même histoire, ou pourquoi n’invente-t-on pas l’Histoire ?) N’ayant pas la traduction de Philippe Jaccottet sous la main, je me permets ici de retraduire la citation, en m’efforçant d’en restituer le sens au mieux (note de la traductrice). – J’espère évidemment que dans notre cas, elle connaîtra un cours plus heureux.

Les bonnes idées sont rarement le fruit d’une intention délibérée, et si c’est le cas, elles sont rarement bonnes (c’est « trop voulu », comme le font volontiers remarquer les éditeur.trice.s en Allemagne). Je te suis donc reconnaissant d’avoir mis en avant, comme des flashes, certaines étapes de notre séjour belgradois de manière tout à fait marquante, ta sélection se rapprochant qui plus est beaucoup de celle que j’aurais pu faire moi-même. La soudaine tempête de neige ou la vidéo de Neša Paripović avançant inexorablement sont bien entendu des moments dont je me souviendrai moi aussi. J’ai toutefois constaté que Belgrade (la ville) ne m’a pas laissé d’impression durable, ou plutôt que je suis peut-être aveugle pour ses particularités, si bien que je ne peux produire moi-même ce genre de flashes. Je vois cela comme une sorte de défaillance de ma part. Les affiches devant le Parlement, par exemple, qui représentent les Serbes disparus au Kosovo, et donnent ainsi une impression du climat politique, je ne les ai pas vraiment vues, et même si c’était le cas : je ne suis pas sûr que j’aurais osé en tirer la moindre conclusion.

J’étais peut-être trop occupé à me répéter : On ne peut tout de même pas envoyer quelqu’un pour trois jours dans une ville dont il ne comprend pas la langue et attendre de lui qu’il en dise quelque chose de vraiment pertinent. – On n’attend évidemment pas de nous un portrait exhaustif de Belgrade ou de la Serbie, mais plutôt une réflexion, quelques observations précises, quelques phrases bien tournées aussi. Je crains toutefois de n’avoir pas suffisamment – ou mal – observé la ville pour pouvoir répondre à cette attente-là. Je partage toutes tes observations, sans pour autant faire confiance aux miennes. Le décalage entre l’architecture brutaliste et la culture festive ne m’a pas complètement échappé, mais je ne saurais quoi en faire. La musique du bar où tu as été frappé par les rôles féminins et masculins particulièrement définis joués par les corps m’a semblé un peu exotique, comme dans un monde parallèle ou un film d’Emir Kusturica ; mais je ne sais pas si on peut qualifier cela d’observation précise. De mon point de vue d’Européen de l’Ouest, c’étaient là le son et l’image typiques des Balkans. Même chose concernant les t-shirts à l’effigie de Poutine ou Mladic qu’on peut acheter sur les stands de souvenirs du Kalemegdan. Je trouve ça déconcertant, et en même temps, c’est un peu ce à quoi je m’attendais. Je ne pense pas pour autant que tous les Serbes soient les sympathisants d’un génocidaire, mais quelques-uns d’entre eux le sont sans doute. C’est pareil en Allemagne avec les nazis ou dans n’importe quel autre pays avec n’importe quel autre imbécile. Est-ce que ça m’apprend quelque chose sur la Serbie ? Possible, mais je ne sais pas quoi.

Je pourrais faire semblant d’avoir observé davantage de choses et pomper le reste sur Internet. Mais on ne me demande pas de préparer un exposé comme à l’école. J’ai peut-être mauvaise conscience  parce que j’ai bénéficié d’une sorte de privilège et que je me sens incapable de livrer la performance extraordinaire qu’on attend de moi en contrepartie. Je regarde en ce moment la série La servante écarlate, qui met en scène une servante contrainte de tomber enceinte, mais qui n’y parvient pas.  Qu’on ne se méprenne pas, personne ne me contraint à rien, et la métaphore de la grossesse pour l’acte créatif est terriblement rebattue. Et pourtant : la servante et moi, nous ne livrons pas ce qu’on attend de nous. Je te conseille par ailleurs vivement la série.

Si je te comprends bien, l’infra-politique des sapeurs nous donne la possibilité, grâce à leur appropriation décalée de nos propres habitudes, de nous percevoir différemment. L’idée me plaît. Même si j’imagine que les sapeurs ne sont pas devenus sapeurs pour nous être utiles. Ce qu’ils font m’apparaît comme une forme d’autodétermination : leur acte est politique car en s’appropriant les symboles culturels distinctifs de leurs anciens colonisateurs, ils en font les symboles de leur indépendance et de leur liberté intérieure. Ils le font avec fierté et ironie, et leur communauté constitue sûrement une subculture plus ou moins répandue. Mais ils n’entrent pas dans un espace politique, dans lequel il s’agirait de prendre des décisions collectives, ainsi que Niklas Luhmann définit le subsystème social à caractère politique. Leurs vêtements jouent avec certaines possibilités, brisent certaines conventions, sèment des idées qui vont permettre à d’autres de prendre conscience de certaines choses, ou au moins les amuser. En revanche, ils ne cherchent pas à obtenir des changements coordonnés sur le plan social, et n’auraient pas le pouvoir de les imposer. Ils restent en quelque sorte sous le radar (infra).

Et nous : sous quel radar restons-nous ? D’abord, évidemment, sous celui de la culture de masse, qui ne prendra guère connaissance de ce que nous écrivons. C’est déjà le cas des romans à succès, alors ne parlons même pas des écrits d’auteurs moyennement connus (pardon) qui publient sur des sites dédiés aux fans de littérature leurs épanchements littéraires sur des pays lointains, comme le faisaient les galants hommes après leur Grand Tour au début de l’époque moderne. Nos écrits ne modifieront guère le discours sur la Serbie ; pour ma part, je n’ai d’ailleurs nullement la prétention de le faire. Ce que nous écrivons ici a à peu près autant d’influence qu’une conversation privée. Celle-ci peut évidemment avoir un sujet politique, mais s’agit-il pour autant d’une action politique ? Peut-être, mais d’ordre quasi imperceptible.

Pourquoi un pays finance-t-il des gens comme nous ? Les sapeurs congolais, au moins, financent eux-mêmes leur coûteux passe-temps, tandis que nous autres sommes payés par l’État pour les miettes que nous produisons. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela lui rapporte ?  Puisqu’il nous prouve depuis les années 1980 qu’il n’est plus un État-Providence ?

La subvention culturelle m’apparaît comme un acte symbolique, elle m’évoque une majestueuse fontaine dans le centre d’une grande ville, Rome, par exemple. La fontaine de Trevi est l’illustration d’un certain pouvoir discrétionnaire sur les différentes ressources nécessaires (eau, sculpteur, marbre), la tradition, le savoir-faire technique. Une telle fontaine envoie un message à la conscience de celui qui la regarde, message qui dit en substance : J’ai le sens du beau et je sais même le créer moi-même ; mes moyens sont illimités ; penses-y à l’avenir quand tu choisiras tes amis. Personne ne considère une fontaine ou un écrivain comme une aimable mise en garde, mais c’est pourtant ce que nous sommes (comme les humains sont des sources d’énergie dans Matrix). Peut-être puis-je rendre Amélie Nothomb responsable de cette idée quelque peu audacieuse, puisque  nous l’avons évoquée lors d’un de nos dîners à Belgrade : dans son roman Hygiène de l’assassin, elle fait dire à son personnage principal, Prétextat Tach, que les États se menacent avec leurs écrivains comme s’il s’agissait d’armes. Sans aller aussi loin, je nous vois plutôt dans la catégorie décoration utile : nous véhiculons l’image éminemment sérieuse d’un État fonctionnant parfaitement, avec une solide histoire culturelle, solide notamment parce qu’il ne rechigne pas à débourser de l’argent pour l’entretenir, comme les jardins Renaissance de ses châteaux désormais sans utilité.

Ce que l’État dépense pour nous, il pourrait le faire passer en frais professionnels et le déduire de sa déclaration d’impôts, s’il payait des impôts. Sur un total de quelque 330 milliards d’euros dépensés l’année dernière, l’État allemand et les Länder en ont consacré une dizaine à la subvention de la culture ; le Ministère des Affaires étrangères a participé à hauteur d’un petit milliard à « l’entretien des relations culturelles avec l’étranger » (voilà donc, je suppose, ce que nous faisions à Belgrade). En guise de comparaison : représentant plus de 40%, le poste le plus important du budget (plus de 137 milliards) est consacré aux retraites et à la protection sociale. Comparé à cela, 10 milliards, ce n’est pas beaucoup, mais c’est davantage que le budget consacré à l’entretien des grands axes routiers, à l’infrastructure numérique ainsi qu’à l’aviation et à la navigation spatiale pris ensemble, et plus du double du budget consacré aux équipements militaires. Le fait que l’Allemagne consacre largement plus d’argent à la culture qu’à l’achat de tanks constitue, je pense, une bonne nouvelle.

Et cet argent est bien investi. Il ne s’agit pas seulement d’attirer des investisseurs, mais aussi des ouvriers qualifiés, des contribuables du monde entier, des nouveaux citoyens de valeur :  la lutte pour l’avenir, qui a commencé il y a une éternité, est toujours d’actualité. Nous ne vivons pas dans des pays comme l’Ukraine ou la Serbie, que fuit leur jeunesse, et ne parlons même pas du Congo : chez nous, les gens trouvent du travail, et les opinions différentes sont entendues, et ce que nous économisons en mesures anti-corruption, nous l’investissons même dans ceux qui les défendent. Il fait bon vivre dans cet État, venez tous – tant que vous avez un diplôme de linguistique informatique : c’est ce message aussi que véhiculent les cohortes d’employés du secteur culturel subventionné.

Je ne veux pas dénigrer tout cela. Si j’étais un État, je ferais pareil. Et nous aurions pu tomber bien plus mal, cher Frédéric, avec nos deux États. Bien sûr, on y trouve aussi des discriminations quasi insurmontables, un néolibéralisme totalitaire, et les hommes politiques nous servent toujours les même formules toutes faites ; mais quand on se fait emboutir sa bagnole en pleine heure de pointe, on n’est pas obligé de graisser la patte à un policier pour qu’il fasse un constat d’accident, on n’a pas besoin de corrompre les médecins, ni les profs. Quel intérêt ai-je à vilipender un tel État ? Aucun. J’essaie juste de comprendre son raisonnement. Et de savoir si un pays qui fait tant pour ses artistes est un bon pays pour un artiste.

J’avais prévu de poursuivre ma lettre, mais c’est une bonne conclusion. Je suis un peu soucieux : peut-être suis-je hors-sujet ou ai-je trop fait dévier le sujet. Mais je me fais toujours trop de souci. Cher Frédéric, j’espère que tu trouveras quelque chose à répondre à mes extravagances, et me réjouis de lire bientôt, je l’espère, tes intelligentes considérations sur ton propre pays.

Je te salue chaleureusement depuis le triste et gris hiver berlinois,

Sascha

10.02.2018

Cher Sascha,

C’est un grand plaisir de répondre à ta longue lettre, nerveuse et stimulante. Serait-ce le bénéfice rétroactif de notre séjour à Belgrade ? Je ne suis pas loin de le penser, les mots appelant les mots et les idées les idées. Je n’ai jamais particulièrement aimé parlé de moi mais je tiens à m’excuser de te répondre aussi tard. Simplement, j’ai publié début janvier BettieBook, une fiction sur les mutations du statut de la critique littéraire à l’ère numérique, et j’ai eu un certain nombre d’obligations à remplir, de sorte que, quand bien même j’avais ta lettre en tête comme une idée fixe, je n’avais ni la disponibilité ni la fraîcheur d’esprit pour y répondre sereinement. Me revoilà, un mois après la rédaction de ta lettre, quinze jours après la réception de sa traduction par Stéphanie Lux, deux mois après notre séjour dans la capitale serbe. Bref, à l’heure d’Instagram, nous mettons huit semaines pour nous échanger quatre lettres. Pas mal, non ? Nous pratiquons un art ancien…

Pour faire écho à tes doutes, je ne sais pas non plus quelle est la « vocation profonde » de notre correspondance – c’est d’ailleurs ton inconscient qui est en jeu, puisque tu l’as toi-même initiée, un peu chamboulé par ce voyage express. Celle-ci part donc d’une nécessité personnelle en même temps que d’une contrainte (honorer notre contrat envers le Ministère des Affaires étrangères allemand en publiant un texte), et se transforme pour toi et moi en une quête de sens pluriels sur notre voyage : son intérêt, la matière humaine et intellectuel qu’il y a à tirer de ce genre de déplacement, le questionnement qu’il implique autant sur notre statut d’écrivain au sein de deux grandes démocraties voisines que sur la diplomatie culturelle elle-même et notre relation à l’Etat-mécène.

Je suis content de toutes ces mises en perspective. Mine de rien, ces trois jours à Belgrade nous auront invité à réfléchir à rien de moins que ce que nous sommes, c’est-à-dire pas ou plus grand-chose au regard de l’évolution de la place et du rôle de l’écrivain dans la société. En outre, nous nous connaissons à peine. Donc deux écrivains qui se connaissent à peine, issus de deux régimes politico-culturels distincts, suite à l’expérience d’un week-end dans un pays tiers, conversent sur l’essentiel, dans deux langues différentes, grâce au talent de traductrices inconnues. Tout va bien ? Pour moi, oui… J’ai senti énormément de pugnacité dans ta missive. Une sorte de courage et de franchise, aussi. Mais s’il est vrai que nous ne sommes plus grand-chose statutairement, il est tout aussi vrai que nous avons encore les mots pour explorer ce « plus grand-chose », en une sorte de pacte de lucidité. Pas vraiment romantique, mais sincère.

Si je n’ai pas croisé de Sapeurs congolais à Belgrade, je suis heureux que tu m’apprennes qu’un de tes amis universitaires, Serhat Karakayali, se trouve être le spécialiste allemand de la notion d’infrapolitique, qui fluctue quelque peu selon ses usages intellectuels. Cette coïncidence relèverait-elle de ce que les surréalistes français appelaient le « hasard objectif », une sorte de nécessité invisible liée aux sortilèges de l’art ? Habitant près des Grands Boulevards parisiens où prend cadre le merveilleux Nadja d’André Breton, je ne peux qu’en être secrètement convaincu… Je confirme en tout cas tes analyses et les prolonge : les signaux infra-politiques des Sapeurs nous donnent effectivement la possibilité, « grâce à leur appropriation décalée de nos propres habitudes, de nous percevoir différemment ». Mais surtout, ils radicalisent ce que nous sommes. Ils veulent moins nous être utiles que nous outrer, nous agrandir d’une certaine manière : être nous-mêmes et davantage, pour s’affirmer et nous traduire en une sorte de quête identitaire qui crée ses propres codes en reprenant, souvent à son insu, les stigmates et les vestiges, notamment esthétiques, de l’Histoire. Socialement, ils restent des dominés (comme nous d’ailleurs), effectivement sous le « radar », avec cependant la force des faibles : à l’heure du règne de la marchandise culturelle et de la politique-spectacle, il est désormais impossible pour un politicien congolais de se priver de la présence d’un « sapeur star » à ses côtés, après avoir longtemps ostracisé sa caste de bons à rien oisifs et dépensiers… Un peu comme nous, non, la mauvaise conscience de la cilisation du livre, sollicités de temps à autre par la puissance publique, « protectrice des arts et lettres » (modèle français) ? Nous sommes des dandys congolais qui nous ignorons. En plus nostalgique, cependant.

Je partage tes inquiétudes. L’appréhension de produire un texte sur un territoire inconnu à peine entrevu et l’influence quasi nulle, proche de la « conversation privée », de nos missives sur un éventuel public. Mais faut-il s’en inquiéter en en réduisant « la portée politique » ? Tout dépend où l’on situe l’idée de « politique » et de « portée », donc de transformation et d’impact, mais je ne le pense pas. Sur ce point, je serai deleuzien : accepter le caractère éventuellement mineur et minoritaire de la littérature, qui affirme sa propre nécessité à l’intérieur des systèmes. L’humeur de ta deuxième lettre, en ce sens, me semble corrosive et très féconde – même si nous n’avons à l’arrivée qu’une poignée de lecteurs.

Qu’aurons-nous vu et appris de la Serbie ? Encore une fois, pas grand-chose. Nous aurons éprouvé de sensations, croisé des vivants et des ombres, entendu des voix, reçu des plaintes, partagé des émotions, formalisé des débuts d’intuitions politiques. Ce n’est déjà pas si mal, et je crois que nos hôtes belgradois étaient heureux de nous recevoir, tout simplement parce qu’ils ont envie d’une Serbie neuve et ouverte, en rupture avec l’enfer politique duquel ils sortent. Je me réjouis ainsi d’avoir pu effectuer ce voyage, que personne ne nous a obligés à faire, de même que je suis extrêment reconnaissant envers ceux qui nous en ont donné la possibilité, au premier rang desquels Thosten Donges – en France, où la vie sociale des écrivains est moins développée qu’en Allemagne, je ne lui connais pas d’équivalent. Ce mec est cool.

« Pourquoi un pays finance-t-il des gens comme nous ? », te demandes-tu avec raison. Tu as bien résumé les choses : nous relevons d’une nécessité d’agrément ; nous sommes les agents à pouvoir limité de la légitimation et de l’entretien symbolique d’une histoire culturelle dont on sent, notamment pour la partie littéraire, qu’elle n’est plus très solide sur ses bases – chute du nombre de lecteurs littéraires, précarité des écrivains, etc. Il ne faut cependant pas négliger les bienfaits de l’action publique (si on accepte d’en bénéficier, ce que je n’ai fait à titre personnel qu’une fois avec l’obtention il y a deux ans d’une résidence à l’université Paris-X). Un membre du Centre National du Livre m’a récemment expliqué que, même si des auteurs fortunés et sans conscience politique n’hésitent pas à demander des aides dont ils n’ont nul besoin, 90 % des bourses, malgré les passe-droits, vont à ceux qui ont de faibles ressources et présentent un projet littéraire de qualité. Bref, il y a une réelle bienveillance à l’égard des créateurs… tant qu’ils sont fréquentables bien sûr.

La question devient très frontale : l’Etat doit-il subventionné la culture par principe, et donc le voyage de Reh et Ciriez dans un palace belgradois avec un spa au sous-sol ? Cela pose des problèmes idéologiques autant du côté des auteurs (que signifie recevoir de l’argent public pour se promener et éventuellement créer alors que des gens dorment dehors) que pour l’Etat lui-même (quelles justifications et quels bénéfices tirés de la mise en place d’une « exception culturelle » – expression française éminemment significative et auto-glorificatrice -, en termes de partage social et de promotion nationale et internationale). Ma réponse est simple dans le cadre de ce voyage et de tous types de sollicitation publique : le respect du principe de la contre-partie  (ici écrire sur notre séjour – avec une totale liberté, il convient de le souligner). Don/contre-don (win-win en langage néo-libéral !). C’est donc au sens fort un échange en même temps qu’un travail, ce pourquoi ce n’est pas tout à fait une subvention. Les écrivains officiels n’existent plus dans nos démocraties. Ils ont été remplacés par des acteurs culturels qui acceptent et justifient l’Etat, mais sans s’y aliéner nécessairement.

Du côté allemand, j’ai l’impression que la promotion de la langue et d’un rayonnement international est une question clé, plus importante qu’il n’y paraît – pas un simple « entretien des relations culturelles avec l’étranger » comme le dit le discours de façade du Ministère des Affaires étrangères, que tu mentionnes. Les Allemands ont besoin de se faire aimer et entendre – par exemple, le nombre de traduction de l’allemand vers le français est insuffisant. L’Allemagne aimerait être davantage sexy. Elle y parvient progressivement. Tu vois, cher Sascha, à quoi tient le succès d’une « culture » à l’ère du « capitalisme culturel avancé » (Luc Boltanski)… Etre sexy ou ne pas être. La Sape, encore et toujours. Notre rôle est de saper l’Etat ! (Courage à la traductrice Odile Kennel pour trouver un équivalent au verbe « saper ».)

La perception de l’Allemagne a énormément changé pour les gens de ma génération en quelque trois décennies. Et c’est tant mieux. On peut dire ce qu’on veut de « l’Europe » comme construction politique, mais ce projet est préférable à celui de s’entre-tuer entre vieils Etats-nations… L’Europe est un espace de traduction. La Serbie, dans ou hors Communauté européenne au sens strict, en fait pleinement partie. Le Ministère allemand des affaires étrangères débloque une micro-case budgétaire et délègue à Thorsten Dönges la tâche d’associer un compatriote à un écrivain français pour passer un week-end chez les Serbes contre une somme d’argent et l’écriture d’un texte… Il faut vraiment appartenir aux classes moyennes intellectuelles économiquement dominés pour en faire un problème existentiel. Ce que nous touchons, c’est une journée et demi de la tarification d’un consultant web à Paris (et encore…). Un grand-bourgeois sans préocupations matérielles prendrait quant à lui cette somme comme de l’argent de poche, sans se poser la moindre question. Idem pour un passeur de clandestins sur les rivages nord-africains, tout en sachant qu’il envoie peut-être des malheureux à la mort. Ce n’est pas un reproche que je t’adresse, j’éprouve les mêmes scrupules, qui sont moins de la « mauvaise conscience » liée au « privilège » dont tu parles avec franchise qu’un besoin de définition de ma position face à l’institution. Il y a des problèmes de pauvres, des problèmes de riches, et des problèmes d’écrivains. Ton angoisse, cher Sascha, de « la performance extraordinaire qu’on attend de moi en contrepartie (du week-end à Belgrad) » le révèle clairement, avec sa double charge narcissique et morale d’enfant merveilleux et d’adulte lucide. Encore une fois, je ne me dissocie pas de ton trouble, qui me constitue également comme sujet littéraire.

Je ne suis pas dupe du rôle et de l’ambition de l’Etat culturel, qui certes aide… mais bien souvent, de manière pernicieuse, neutralise la charge émotionnelle et la force de la production artistique. Je dirai sobrement, mais nous le savons tous, que l’art n’est pas la culture, et que l’on aide bien plus d’acteurs culturels que de véritables artistes. Encore une fois, tu poses une excellente question : « un pays qui fait tant pour ses artistes est-il un bon pays pour un artiste ? » Il faut réactiver l’idée d' »infra » : beaucoup d’artistes sont sous les radars et surgissent quand on ne les attend pas. Ce qui ne contrevient pas à la noblesse et à la légitimité de l’action publique, qui a vocation à faire circuler la culture et à former des citoyens éclairés et sensibles aux choses de l’art. Mais quand la cohésion sociale est minée par l’Oeuvre elle-même, en tant que négativité potentiellement active (qui plus est loin de la rassurante idéologie contemporaine du care et du feel good…), la raison d’Etat revient au galop… Dernier exemple en date, l’abandon du projet de publication des pamphlets antisémites de Céline par Gallimard, que je ne discuterai pas ici, suite aux conseils « bienveillants » du Ministère de la culture et au débat public enflammé qui s’en est suivi.

« Le fait que l’Allemagne consacre largement plus d’argent à la culture qu’à l’achat de tanks constitue, je pense, une bonne nouvelle. » Difficile de te contredire, à moins que la culture ne soit instrumentalisée comme soft power(ce qui vaut bien des tanks)… et surtout tant que la « culture » ne devient pas une forme d’obésité auto-référentielle, obscène et vaine. D’une certaine manière, ce sont les Allemands qui m’ont institutionnalisé en France avec l’obtention du prix Franz-Hessel en 2014. Le prix n’est, soyons honnête, que moyennement connu, mais il a distingué des auteurs installés (dont par exemple Eric Vuillard, qui vient d’obtenir le prix Goncourt pour L’Ordre du jour, qui envisage l’Histoire comme une parodie à travers l’épisode de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, alors dotée de chars capables de tomber en panne à la frontière…). La nouveauté et l’étrangeté de cette récompense ont culminé pour moi avec la remise du prix au Ministère de la culture à Paris, en présence des ministres de la culture de nos pays respectifs… et de quelques sapeurs que j’avais invités. L’un d’eux, le Bachelor, extrêmement connu en Afrique francophone, m’a un jour fait cette confidence désarmante : « Frédéric, je ne suis jamais allé au Ministère de la culture du Congo, mais toi tu m’y as emmené à Paris ». Difficile de ne pas être ému par cette dialectique de la reconnaissance et de la marge (« infra », si l’on veut).

J’ai toujours apprécié de travailler avec les Allemands – ils sont toujours respectueux de leurs engagements et généreux, en tout cas jamais radins. Finalement, je trouve que le sort d’un auteur en Allemagne est économiquement plus enviable qu’en France, où tout le monde vit de la culture, sauf les auteurs bien sûr. Nous avons la gratuité du prestige rendu à la nation…

 

Cher Sascha, que je sais soucieux (à l’image de l’anti-héros de mon nouveau livre, un critique littéraire en voie de déclassement professionnel, qui s’appelle Sorge…), je te salue chaleureusement depuis Le Prado, un café du centre de Paris encore un peu populaire (ce jour, j’y entends d’ailleurs des langues d’Europe de l’Est, sans les distinguer clairement). Je serais heureux que nous puissions nous retrouver tous très prochainement. Pourquoi pas à Belgrade, de nouveau grâce à la générosité du Ministère des affaires étrangères allemand ? Ce serait comme un délicieux infra-événement culturel, rien que pour nous : Belgrade II, le retour (starring Sascha Reh, Frédéric Ciriez, Thorsten Dönges and the marvellous Bojana Denić). Les Serbes sont également les bienvenus à Paris, je l’ai déjà dit à Bojana, dont le prénom rime avec rakja – ne pas en abuser en début de repas, et s’en servir pour se délester de ses angoisses.

Amitiés,

Frédéric

Post Scriptum de dernière minute : je demande à mes deux voisins du Prado, pas des touristes mais des travailleurs émigrés, quelle langue ils parlent : le serbe ! L’un est de Belgrade, l’autre de la campagne. Beaucoup de Serbes sont employés à Paris et en banlieue dans le secteur du textile et du bâtiment. Oui, ils parlent le serbe… Cher Sascha, on a gagné. (Mais quoi ? Et pour qui ? Etc.)

30.03.2018

Week-end à Belgrade – Post-scriptum numérique

Si le projet littéraire Allons enfants ! a vocation non seulement à créer des tandems d’écrivains franco-allemands pour voyager dans les grandes cités européennes mais aussi à documenter, à travers leur regard, telle ou telle situation particulière, j’aimerais dire au revoir à Belgrade en évoquant brièvement la question de l’existence numérique des écrivains telle que celle-ci a été posée le 9 décembre 2017 lors de la soirée littéraire au centre culturel KC Grad, sur les berges de la Save.

Celle-ci réunissait en réalité trois auteurs : moi-même, né en 1971 ; Sascha Reh, écrivain allemand né en 1974 ; et le romancier serbe Vladimir Tabašević, né en 1986. Il me semble que trois modalités distinctes de l’existence littéraire sur le web ont été évoquées, qui déterminent aussi des situations historiques, politiques et sociales spécifiques. Je ne les développerai pas mais pense qu’il est important de les mentionner, pour pointer le fait que nous vivons des expériences du présent désynchronisées, avec des enjeux propres à chacun d’entre nous.

Je suis le plus âgé du trio. Le plus prudent et paranoïaque aussi avec la vie numérique. Moins pour des questions de confidentialité que par, certainement, une forme de nostalgie pour la distance physique et verbale avec l’espace littéraire et le texte publié. Bref, je trouve qu’on voit trop les écrivains, qu’on les entend trop, et que leurs livres devraient bien souvent parler à leur place. Plus on voit les auteurs, moins ils existent… C’est peut-être excessif, mais c’est ce que je ressens bien souvent.

Sascha (je ne prétends bien sûr pas répondre à sa place) m’a semblé avoir la position la plus équilibrée, dans une relation de juste usage à la communication numérique. Ni dans le retrait, ni dans le désir d’une hyper présence et d’une relation fusionnelle avec ses « amis » Facebook. Il prend les réseaux sociaux pour ce qu’ils sont : un outil – de partage, de communication, et éventuellement de promotion.

Vladimir était, lors du débat, le plus visiblement en désaccord avec moi (même si je ne suis pas sûr, avec le jeu des traductions, qu’on parlait tout à fait de la même chose). Question de génération certainement – au moins du point de vue de la relation avec le lectorat et de l’envie de discuter publiquement des œuvres sur les réseaux sociaux. Question aussi d’histoire politique : la soif de partage spontané et de contacts (et d’une certaine manière de liberté) ne prend pas la même forme pour un jeune écrivain serbe qui a grandi dans un pays bouleversé par la guerre et pour un Français pour qui le conflit des Balkans était tout autant la bande-son politique de sa jeunesse estudiantine en Bretagne que le signe de la pleurnicharde impuissance démocratique de l’Europe de l’Ouest a prendre ses responsabilités face à une indigne tragédie qui ramenait le Vieux Continent à ses heures les plus sombres.

Ce matin, j’ai demandé Sascha et Vladimir comme amis sur Facebook.

Bye-bye Belgrade !

Bye-bye la Save !

(Sava en Serbe ; « Ça va ?…  Ça va bien ! » en français)

Notes

Notes
1 Sascha nous indique ici que la citation se trouve dans le premier tome, chapitre 83 (intitulé Toujours la même histoire, ou pourquoi n’invente-t-on pas l’Histoire ?) N’ayant pas la traduction de Philippe Jaccottet sous la main, je me permets ici de retraduire la citation, en m’efforçant d’en restituer le sens au mieux (note de la traductrice).