Andrej Babiš, sous la pression de la rue et de la Commission européenne

Accusé de conflit d’intérêts dans deux rapports d’audit de la Commission européenne et défié dans la rue par des citoyens chaque fois plus nombreux, Andrej Babiš n’a jamais été autant inquiété qu’à l’heure actuelle. Le Premier ministre qui apparaissait indéboulonnable il y a peu encore, voit aujourd’hui son exercice du pouvoir remis en cause en Tchéquie.

(Prague, correspondance) – « Ils le savent désormais même à Bruxelles : il vole ! » C’est le titre accrocheur qu’a choisi l’hebdomadaire Echo pour la couverture de son dernier numéro, sorti jeudi. « Que signifient les audits de la Commission européenne pour Andrej Babiš ? », se demande également en Une le magazine. Une question à laquelle les quelque 120 000 personnes qui se sont rassemblées mardi sur la place Venceslas de Prague, pour l’une des manifestations les plus importantes depuis celles qui ont abouti à la chute du régime communiste en 1989, ont une réponse toute trouvée : qu’il doit démissionner.

Le Premier ministre, qui s’est moqué des manifestants en déclarant « il fait beau, ils vont aux concerts », en référence aux différentes personnalités, parmi lesquelles des chanteurs, qui se sont succédées sur le podium de la manifestation, ne l’entend cependant pas de cette oreille. Jeudi, il a soigneusement évité de répondre aux députés qui lui demandaient s’il comptait démissionner de ses fonctions dans le cas où les accusations dont il fait l’objet devaient se confirmer. Deux rapports d’audit préliminaires transmis à Prague par la Commission européenne établissent en effet des conflits d’intérêts entre la fonction politique du premier ministre et ses activités économiques. Mais Andrej Babiš, deuxième plus grande fortune de République tchèque, n’en démord pas : ces rapports en provenance de Bruxelles « sont une attaque contre les intérêts du pays », et non contre sa personne.

Les audits en question pointent pourtant clairement du doigt le fait que l’ancien homme d’affaires, qui s’est lancé en politique en 2012 pour « lutter contre la corruption » et « diriger l’Etat comme on dirige une entreprise », après avoir profité de la transformation économique du pays dans les années 1990 postrévolutionnaires pour faire fortune, mélange les genres et porte plusieurs casquettes. Celle de Premier ministre qu’il est devenu fin 2017 après la nette victoire de son mouvement ANO (populiste, centre-droit) aux élections législatives, et celle d’ancien propriétaire du groupe Agrofert (un empire de plus de 250 sociétés et de près de 35 000 employés qui opère essentiellement en Europe centrale dans des domaines aussi divers que l’agroalimentaire, la chimie, la production de machines agricoles, la sylviculture, les transports, l’énergie ou encore les médias).

Photo issue du groupe facebook Milion chvilek pro demokracii qui organise les manifestations contre Andrej Babiš.
Deux audits, une même conclusion

Officiellement, Andrej Babiš, auquel certains reprochent également son passé d’ancien agent de la police secrète communiste, ne détient plus Agrofert depuis février 2017. Suite à l’entrée en vigueur de la loi adoptée par le Parlement tchèque sur les conflits d’intérêts, la « lex Babiš » qui le visait directement, celui qui n’était à l’époque encore que ministre des Finances dans l’ancienne coalition gouvernementale dirigée par le social-démocrate Bohuslav Sobotka, avait été contraint de placer ses actifs sur deux fonds fiduciaires. Une mesure de précaution insuffisante selon la Commission européenne, qui estime que l’exercice de ses fonctions politiques lui a permis de continuer à servir ses intérêts personnels, en faisant profiter Agrofert des subventions européennes.

Dans le premier rapport d’audit, dont il convient encore d’attendre les conclusions définitives, la Commission réclame donc à Agrofert, et par-là même au chef de l’exécutif tchèque, le remboursement d’un peu plus de 17 millions de couronnes accordés depuis février 2017 (un peu plus de 660 000 euros). Aux yeux de l’institution, Andrej Babiš reste en effet le seul bénéficiaire des trusts dans lesquels il a placé ses parts majoritaires d’Agrofert.

La deuxième procédure de contrôle concerne plus spécialement les subventions agricoles versées à Agrofert, toujours depuis 2017. Le document, dont l’existence a été annoncée par les médias tchèques jeudi, aboutit à la même conclusion : la situation de conflit d’intérêts dans laquelle se trouve le Premier ministre. Conséquence de quoi, le Fonds national d’intervention pour l’agriculture, qui décide en République tchèque de la répartition des subventions européennes, a décidé de suspendre « par précaution » le financement de différents projets qui avait été octroyé à Agrofert.

Mais bien au-delà des mesures préventives prises dans l’urgence et des chiffres avancés – le remboursement de plusieurs centaines de millions voire de milliards de couronnes de subventions pourrait être exigé par Bruxelles -, c’est la probable confirmation de l’existence d’un système tentaculaire dans lequel l’exercice du pouvoir politique doit permettre de servir les intérêts personnels d’Andrej Babiš et de ses proches, qui a fait descendre des dizaines de milliers de Tchèques dans la rue. Des manifestations se tiennent régulièrement à Prague et dans les principales autres grandes villes du pays depuis fin avril. Mardi, leurs organisateurs ont annoncé qu’ils entendaient mobiliser jusqu’à 300 000 personnes pour un nouveau grand rassemblement à Prague le 23 juin.

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Une pile de casseroles qui s’entassent

D’ici-là, la situation aura peut-être évolué. Pour l’heure, Andrej Babiš reste imperméable à la pression populaire, ainsi qu’aux critiques de l’opposition au Parlement et de la majorité des médias (tout au moins des médias qui ne tombent pas sous la coupe du groupe MAFRA, le plus grand groupe médiatique existant en République tchèque, une filiale d’Agrofert depuis son rachat par Andrej Babiš en 2013 peu après son entrée en politique et qui publie notamment les grands quotidiens Mladá fronta Dnes et Lidové noviny, ainsi que le gratuit Metro). Mais le gouvernement qu’il dirige est fragile, malgré sa tentation autocratique qui lui valent d’être de plus en plus comparé à Viktor Orbán en Hongrie et à l’ancien Premier ministre slovaque Robert Fico. La coalition minoritaire composée de ministres issus de son mouvement ANO et du parti social-démocrate, ne doit son existence depuis un an qu’au soutien des députés communistes et – dans une moindre mesure – du parti d’extrême droite SPD.

Jeudi, Jan Hamáček, leader des sociaux-démocrates et vice-Premier ministre, a appelé le Premier ministre à rencontrer les organisateurs des manifestations, tout en précisant qu’il ne voyait pas de raisons de quitter le cabinet et ainsi d’entraîner sa chute en l’état actuel des choses. Selon lui, la priorité pour sa formation n’est pas de régler les problèmes de son partenaire de coalition, mais d’appliquer son programme. Au plus bas de sa popularité, avec un score inférieur à 4 % aux élections européennes, la social-démocratie est aux abois et sa position pourrait rapidement devenir intenable. Il en va de même pour les communistes qui, bien que forts d’une réelle influence à la Chambre des députés depuis la chute de l’ancien régime, pourraient aussi être amenés à lâcher le gouvernement si le conflit d’intérêts de son chef devait être confirmé.

Par ailleurs, Andrej Babiš reste toujours inquiété en République tchèque dans le cadre de l’affaire dite du « Nid de cigognes », nom d’un grand projet hôtelier et de récréation au sud de Prague dont la réalisation aurait fait l’objet d’un détournement de fonds européens. Alors que la police avait recommandé sa mise en accusation en avril dernier, il s’était empressé de nommer une nouvelle ministre de la Justice, Marie Benešová, fortement soupçonnée d’avoir été installée dans ses fonctions pour protéger le chef du gouvernement d’éventuelles poursuites judiciaires. Et même s’il s’en défend férocement, les casseroles qu’il traîne commencent à s’empiler dangereusement. Reste à savoir si la pile, et avec elle une conception de l’usage abusif du pouvoir, finira par s’effondrer. Ou pas, après tout, Andrej Babiš pouvant aussi jusqu’à présent continuer de s’appuyer sur une large part de l’opinion publique qui ne semble pas vouloir lui tenir rigueur de ces scandales.

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Guillaume Narguet

Journaliste

Membre de la rédaction de l'édition francophone de Radio Prague

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