András Türke : « La France reste au cœur de nos centres d’intérêt même si elle se positionne loin derrière l’Allemagne ou les États-Unis »

L’historien et politologue András Türke, docteur HDR en histoire des relations internationales de l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, chercheur associé de plusieurs universités et instituts hongrois, publie avec une vingtaine d’universitaires de son pays un volumineux ouvrage intitulé A jelenkori Franciaország, « La France contemporaine ». Rencontre.

Le Courrier d’Europe centrale. Sous votre direction, la filiale des éditions L’Harmattan en Hongrie, fait paraître ce volumineux ouvrage en deux tomes, « La France contemporaine ». Comment sont composés ces livres ? Qu’y trouve-t-on précisément ?

András István Türke – Il s’agit de deux tomes d’un livre inédit assez volumineux – 840 pages – consacré à la Ve République écrit par une vingtaine d’auteurs parmi les meilleurs experts hongrois. Le projet a été réalisé sous la direction de l’Europa Varietas Institute en Suisse et du Centre universitaire francophone (CUF) de l’Université de Szeged.

Le premier volume du livre suit un fil conducteur chronologique scandé par les différentes présidences de la République en France. Les chapitres présentent parallèlement la politique intérieure et la politique extérieure (y compris souvent les questions de défense) de chacune d’elles. Les premiers chapitres traitent également des événements et antécédents les plus essentiels de la IVe République sans la connaissance desquels il est difficile de saisir les modalités et raison du changement de régime que représenta la Ve République.

Mon objectif principal, comme directeur de ce volume, était cependant de proposer une présentation riche, un peu encyclopédique, qui expose les événements les plus marquants relatifs au pays, à la société, et qui ont largement influé sur l’esprit de l’époque. Certains aspects, qui nous ont semblé devoir nécessiter une explication plus détaillée, ont été intégrés dans divers sous-chapitres, notamment la situation politique des Comores, le statut de la Corse ou le récent mouvement des gilets jaunes.

Le deuxième volume est quant à lui thématique et présente seize chapitres liés à des éléments de contexte plus larges, comme la Constitution, les institutions politiques, le défi de la régionalisation, les partis radicaux, la relation franco-allemande, l’armée française, la France dans l’OTAN, la politique européenne, la politique française à l’égard de l’Algérie, la vie politique française. Les aspects économiques, sociaux, culturels et ceux liés à l’éducation sont également traités. Il s’agit d’une entreprise hongroise, c’est la raison pour laquelle les deux derniers chapitres qui concernent les relations avec l’espace centre européen et notamment avec la Hongrie, revêtent une importance particulière.

Le CdEC – A qui s’adresse cette publication ? Quel lectorat visez-vous ?

A. I.T. – Malgré son volume et son format académique, le livre reste facilement lisible et accessible au plus grand nombre. Il s’adresse donc à tous ceux qui, en Hongrie, s’intéressent de près ou de loin à la France et à son influence, en Europe et dans le monde. Les deux volumes peuvent être lus successivement, mais le lecteur peut aussi naviguer à son gré entre les différents chapitres sans pour autant perdre le fil. Cependant, j’avais surtout comme objectif d’en faire un outil pédagogique pour les universités afin que les professeurs du supérieur puissent utiliser ces deux tomes comme des manuels dans leurs enseignements.

Une traduction anglaise et française du livre est d’ores et déjà prévue. Nous sommes actuellement à la recherche de partenaires financiers pour mener à bien cette nouvelle entreprise. Nous sommes en effet convaincus que la complexité du contenu peut rencontrer un intérêt d’un plus large, au-delà de la seule Hongrie. Nos auteurs, Hongrois, sont moins directement impliqués et peuvent traiter avec davantage de recul les sujets les plus sensibles, comme par exemple la présence française en Afrique et ses avatars.

Le CdEC – Pour monter ce projet vous avez fait appel à plusieurs spécialistes de différentes disciplines, comme l’histoire, la sociologie ou les sciences politiques. Qui sont vos contributeurs et est-ce la première fois qu’un projet académique rassemble autant de francophones ?

A.I.T. – Lorsque j’ai lancé ce projet, en mars 2018, l’objectif était d’une part de collecter, mettre à jour et conclure toutes mes publications précédentes relatives à la Ve République, parues depuis 2001. D’autre part, j’avais le désir de rassembler mes collègues hongrois reconnus, considérés comme les meilleurs experts de la France, qu’ils soient historiens, politologues ou sociologues ; qu’il s’agisse d’ailleurs de jeunes chercheurs ou de professeurs plus expérimentés. Le résultat du fruit de longues années de recherches dans un grand ouvrage collectif montre la vitalité de la recherche autour des questions francophones en Hongrie.

Chaque chapitre est complété par une bibliographie qui propose des prolongements et des lectures supplémentaires grâce à une sélection d’ouvrages en français et en hongrois. Je voudrais également souligner que notre livre est loin d’être le résultat de recherches isolées menées par un groupe d’universitaires hongrois. Nous avons naturellement largement mobilisé les publications et recherches les plus récentes menées en France, qui sont d’ailleurs souvent celles de nos collègues et amis ou même de nos anciens professeurs, comme par exemple Frédéric Bozo, si je prends mon cas particulier comme exemple.

Même un haut fonctionnaire hongrois, spécialiste de la culture française, ancien ministre, a ignoré notre demande de soutien. Il m’a plutôt suggéré de rédiger un livre sur le groupe de Visegrád…

CdEC – Pourquoi ce projet ? Comment a-t-il été imaginé et dans quelles conditions a-t-il été mis sur pied ? Quels sont en somme les objectifs que vous assignez à ce travail d’envergure ?

A.I.T. – Malheureusement, je ne peux ignorer que nous avons travaillé dans des conditions précaires. Les professeurs en Hongrie gagnent moins que les employés de commerce et plusieurs universités de ce pays ne paient même pas les salaires dans les temps. Se charger ainsi de travaux supplémentaires pour quasiment rien, dans le cadre d’un projet universitaire dont le financement est, comme toujours, longtemps demeuré incertain, a nécessité beaucoup de courage, de passion et de sacrifice de la part de nos collègues. Il faut le dire, plusieurs personnes sollicitées ont pour cette raison refusé la collaboration.

Même un haut fonctionnaire hongrois, spécialiste de la culture française, ancien ministre, a ignoré notre demande de soutien. Il m’a plutôt suggéré de rédiger un livre sur le groupe de Visegrád… Plusieurs organisations françaises présentes en Hongrie, comme l’Institut français, que nous avons sollicitées, nous ont opposé un refus similaire quand bien même l’ambassadrice a cherché avec nous une solution, hélas sans plus de réussite.

Finalement l’Université de Szeged a financé la publication, mais les auteurs n’ont pas été rémunérés malgré ce qui avait été convenu initialement… L’équipe a donc travaillé bénévolement.

Pour autant, je veux ici sincèrement et vivement remercier le travail de Péter Kruzslicz, directeur du Centre universitaire francophone (CUF) de l’Université de Szeged, ardent défenseur de la culture francophone en Hongrie, qui a infatigablement lutté avec l’administration pour la réussite de ce projet.

Le CdEC – Dans quelle mesure l’histoire politique et sociale de la France contemporaine, depuis l’après Seconde Guerre mondiale jusqu’à nos jours, est-elle connue en Hongrie ? Y a-t-il par exemples des clichés ou des idées fausses que vous souhaitiez déconstruire ?

A.I.T. – Heureusement, de temps en temps, des publications, livres et articles de très bons niveaux sur la France sont édités en Hongrie. La France reste au cœur de nos centres d’intérêt, au moins depuis le fameux vers, en 1789, du poète János Batsányi (« Jetez vos yeux attentifs sur Paris ! ») même si de nos jours, elle se positionne loin derrière l’Allemagne ou les États-Unis.

Ainsi le public hongrois peut facilement trouver des informations sur la France. J’ai donc demandé à mes auteurs de rédiger leurs chapitres sans (trop de) référence à la Hongrie, car le livre était dès le début destiné à un public plus large. Il faut d’abord noter que la période de la Ve République n’est pas une période de grandes confrontations entre la France et la Hongrie.

Bien sûr, à l’époque du socialisme, la perception du général de Gaulle était négative en Hongrie, mais au fur et à mesure, sous l’influence de la Détente notamment, cette image de la France a changé, jusqu’à ce que Français et Hongrois deviennent alliés à partir des années 1990, et de l’adhésion de la Hongrie à l’OTAN puis à l’Union européenne.

Des clichés parfois faux existent. Je peux donner quelques exemples. Le plan Fouchet et la politique de la chaise vide menée par le général de Gaulle sont généralement mal connus ou unilatéralement présentés dans la littérature scientifique universitaire. Un autre exemple typique est l’histoire des relations franco-allemandes qui souffre de plusieurs clichés qui sont méconnus même chez les intellectuels hongrois disposant d’une bonne connaissance du sujet.

Dans certains cas nous avons donc cherché à déconstruire, mais nous avions surtout comme ambition de proposer une explication sine ira et studio, de comprendre et de présenter sans parti pris les différents aspects de chaque question soulevée dans ces deux volumes.

Viktor Orbán reçoit Emmanuel Macron à Budapest le 13 décembre 2021. Photographie : Miniszterelnöki Sajtóiroda/Fischer Zoltán.

Le CdEC – Comment a évolué l’historiographie de la France dans votre pays et quels sont aujourd’hui les types de recherche qui lui sont consacrés ?

A.I.T. – Le dernier ouvrage français, l’Histoire de la France (en deux tomes), un ouvrage collectif paru sous la direction de Georges Duby, qui traite en détail la période de la Ve République, a été traduit en hongrois et publié en Hongrie en 2007 mais il se base sur l’édition française de 1999. Avant notre livre, deux ouvrages de deux auteurs hongrois, les professeurs Péter Hahner (L’Histoire de la France, 2002) et Ferenc Gazdag (L’Histoire de la France entre 1945 et 1995, 1996), étaient disponibles pour le public hongrois. Les livres des auteurs anglo-saxons publiés en Hongrie datent également de cette période. Sur la période des vingt derniers années, notre livre est donc le premier ouvrage collectif sur la France qui revient en détail sur les événements les plus contemporains survenus en France.

Malgré les difficultés financières qu’ils rencontrent, les groupes de recherche notamment à Szeged, à Pécs et à Budapest mènent des recherches plus importantes sur cette période. Plusieurs auteurs de notre volume ont ainsi contribué à des projets commun avec le Centre interuniversitaire d’études hongroises et finlandaises à l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle.
Cependant, il faut reconnaître que la culture francophone perd des plus en plus de positions en Hongrie ; plusieurs départements universitaires d’études françaises ont ainsi été supprimés ou réorganisés au cours des dernières années.

Le CdEC – Dans un contexte politique parfois tendu entre les gouvernement français et hongrois, et à la veille d’élections cruciales pour les deux pays en avril prochain, comment la France est-elle perçue en Hongrie ? Comme un adversaire, comme un allié ? Ou bien est-ce plutôt une forme d’indifférence qui domine ?

A.I.T. – Vivant en Suisse depuis dix ans, je ne crois pas être – contrairement à mes coauteurs hongrois – la personne la mieux placée pour apporter une réponse pertinente à cette question. En revanche, j’ai quelques impressions. L’extrême-droite hongroise entretient toujours une méfiance vis-à-vis de la France et conserve encore aujourd’hui une forme de réserve, même si on a pu constater un début de rapprochement avec Marine Le Pen.

La « dédiabolisation » du Rassemblement national à laquelle a travaillé Marine Le Pen a néanmoins contribué à détériorer cette relation naissante. Aujourd’hui, c’est le gouvernement Orbán qui donne un solide coup de main – financier – à Marine Le Pen.

Pour autant, je ne crois pas que derrière ce rapprochement se cacherait une vision à long terme. Le président Macron est plutôt populaire chez les intellectuels hongrois (de gauche notamment), mais il est diabolisé par la grande partie de la presse hongroise sous l’influence du gouvernement.

On peut dire qu’actuellement, bien que confrontées à des défis assez similaires au sein de l’Union européenne sur de très nombreux sujets, la France et la Hongrie déploient chacune des stratégies et des visions nettement différentes. L’alliance de l’opposition en Hongrie et la perspective des élections dans les deux pays à l’horizon du mois d’avril prochain peut potentiellement modifier la donne.

En tout cas, par ce livre, nous avons tenté de donner au lectorat hongrois une clef d’explication des politiques françaises. Il faut simplement souhaiter qu’il soit dans l’avenir utilisé comme un outil du rapprochement entre la France et la Hongrie.

András István Türke (dir.), A jelenkori Franciaország, 2 vols., Budapest, L’Harmattan, 2021.

Les auteurs du livre : Dr. Bajomi Iván, Dr. Brucker Balázs PhD, Prof. dr. Csizmadia Sándor (+), Dr. Erőss Gábor PhD, Dr. Fejérdy Gergely PhD, Dr. Ferwagner Ákos Péter PhD, Dr. Fregán Beatrix PhD, Dr. Garadnai Zoltán PhD, Prof. emer. DSc Gazdag Ferenc, Prof. dr. J. Nagy László DSc, Dr. Kecskés D. Gusztáv PhD, Dr. habil. Tuka Ágnes, Dr. habil. M. Szebeni Géza, Dr. Nagy Miklós PhD, Simon Ágnes PhD-hallgató, Dr. Soós Eszter Petronella PhD, Dr. habil. Szénási Éva, Dr. Szűcs Anita PhD, Dr. habil. Türke András István, Vincze Hajnalka.

Illustration : Le premier ministre hongrois József Antall et le maire de Paris Jacques Chirac, lors du congrès de l’Union démocrate européenne en 1993. Photographie Péter Antall. Wikimedia Commons / CC-BY-SA-3.0.

 

Matthieu Boisdron

Rédacteur-en-chef adjoint du Courrier d'Europe centrale

Docteur en histoire (Sorbonne Université)

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