Pour justifier l’invasion de l’Ukraine, le président de la fédération de Russie, Vladimir Poutine, a invoqué des raisons de sécurité et notamment le risque de voir Kiev adhérer à terme à l’OTAN. Pour faire le point sur cette question, entretien avec Amélie Zima, docteure en science politique, spécialiste de l’OTAN.
Chercheuse au Centre Thucydide (Université Panthéon-Assas) et à l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’École militaire), Amélie Zima a publié en 2021 l’ouvrage L’OTAN aux Presses universitaires de France, dans la collection « Que Sais-Je ? ».
Le Courrier d’Europe centrale. La crise entre l’Ukraine, les États-Unis et les puissances européennes d’une part, et la Russie, d’autre part, a pris une nouvelle dimension à l’automne dernier, lorsque Vladimir Poutine a mis sur la table des exigences de sécurité pour la Russie. Quelles étaient ces demandes et comment se sont déroulées ces négociations jusqu’à aujourd’hui ?
Amélie Zima. Le gouvernement russe a établi plusieurs lignes rouges. Celles-ci portent sur la limitation des exercices militaires dans les territoires limitrophes de la Russie, la démilitarisation des pays d’Europe centrale et orientale membres de l’OTAN et surtout un engagement juridiquement contraignant de l’OTAN à ne plus s’étendre.
Suite à ces demandes, une série de consultations a été lancée entre la Russie et les représentants du camp occidental tant sur une base bilatérale qu’au sein d’institutions multilatérales comme l’OTAN et l’OSCE.
Les leaders occidentaux ont également leurs propres lignes rouges : soutien à l’indépendance de l’Ukraine et à son intégrité territoriale, refus que les pays d’Europe centrale et orientale soient des membres de second rang de l’Alliance atlantique
Cependant les leaders occidentaux ont également leurs propres lignes rouges : soutien à l’indépendance de l’Ukraine et à son intégrité territoriale, refus que les pays d’Europe centrale et orientale soient des membres de second rang de l’Alliance atlantique en étant démilitarisés et rappel qu’aucun tiers ne peut bloquer la politique d’élargissement de l’OTAN qui ne concerne que l’Alliance et le pays candidat. Il s’agit au final de défendre des principes majeurs qui sont le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la souveraineté.
CdEC. Moscou va aujourd’hui beaucoup plus loin qu’il ne le faisait encore il y a quelques mois et demande à ce que l’acte fondateur OTAN-Russie de 1997 soit renégocié. En quoi consistait cet accord ? Pourquoi Poutine le remet-il en cause ?
A. Z. L’Acte fondateur a créé un partenariat spécifique et unique entre l’OTAN et la Russie. D’une certaine façon, il visait à reconnaître le statut particulier de la Russie comme puissance majeure dans les relations internationales, notamment en raison de son armement nucléaire.
A travers cet Acte, les deux parties s’engageaient à participer à la construction d’un espace euro-atlantique de paix, de stabilité et de sécurité ainsi qu’à respecter « la souveraineté, de l’indépendance et de l’intégrité territoriale de tous les États et de leur droit inhérent de choisir les moyens d’assurer leur sécurité, de l’inviolabilité des frontières et du droit des peuples à l’autodétermination tels qu’ils sont consacrés dans l’Acte final d’Helsinki et dans d’autres documents de l’OSCE ».
Il faut aussi noter que cet Acte n’est pas juridiquement contraignant mais qu’il n’est qu’une charte, une sorte de gentlemen’s agreement. Or, les exemples géorgien en 2008 et ukrainien depuis 2014 témoignent que les engagements de la Russie ont été rompus. Dans le cas ukrainien, le gouvernement russe n’a pas uniquement enfreint l’Acte mais aussi le mémorandum de Budapest signé en 1994 qui octroyait une garantie croisée à l’Ukraine en échange de la destruction de son stock d’armes nucléaires. Cela crée donc un précédent qui ne plaide pas en faveur d’une dénucléarisation et pourrait encourager la prolifération.
CdEC. Vladimir Poutine a notamment pointé du doigt le fait que les puissances membres de l’OTAN n’auraient pas respecté une promesse faite à la Russie dans les années 1990 de ne pas s’étendre à l’Est. Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, a affirmé ces derniers jours que Poutine était largement le fruit de la politique occidentale envers la Russie. Qu’en est-il exactement ?
A. Z. Il y a eu des discussions en février 1990 entre le secrétaire d’État US James Baker et Mikhaïl Gorbatchev, notamment à propos du statut de l’Allemagne réunifiée et de l’inclusion de la RDA au sein de l’OTAN. Effectivement, la question d’un élargissement plus à l’Est de l’OTAN n’est alors pas envisagée tout simplement parce que cela est inconcevable dans le contexte de l’époque.
L’URSS existe encore, les pays d’Europe de l’Est font toujours partie des structures de coercition soviétiques (Pacte de Varsovie et Conseil d’assistance économique mutuelle). Le Pacte ne sera officiellement dissous qu’en juillet 1991. L’élargissement de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale n’est donc pas un horizon possible et envisageable à ce moment.
Donc, il est difficile de parler de trahison car il va y avoir en peu de temps un enchaînement d’événements imprévisibles qui fera entrer l’Europe dans une nouvelle configuration de sécurité.
Par ailleurs, ces discussions se font oralement, et il n’y a pas eu de traité formel garantissant à l’URSS que l’OTAN ne s’élargira pas. Dans les faits, l’élargissement de l’OTAN commence à être envisagé au milieu des années 1990, en raison des demandes réitérées des pays d’Europe centrale et orientale d’adhérer à l’Alliance.
L’OTAN va alors publier en 1995 un document pour réfléchir à cet élargissement, l’ « Étude sur l’élargissement de l’OTAN ». Il faut également noter qu’il y a eu alors de longues discussions entre membres de l’Alliance sur la pertinence d’un élargissement car certains craignaient que cela puisse la rendre moins efficace, diluer ses compétences et devenir un fardeau financier.
Les élargissements de l’OTAN de 1999 et 2004 n’ont pas entraîné d’opposition radicale de la Russie.
Enfin, les élargissements de l’OTAN de 1999 et 2004 n’ont pas entraîné d’opposition radicale de la Russie. Ils allaient de pair avec la négociation de l’Acte fondateur et la lutte contre le terrorisme, façon dont la guerre contre la Tchétchénie avait été requalifiée.
CdEC. S’agissant de l’Ukraine, depuis quand ce pays est-il candidat à l’OTAN, pour quelles raisons souhaite-t-il rejoindre l’Alliance atlantique et pourquoi n’a-t-il finalement jamais adhéré ?
A. Z. L’Ukraine a un partenariat spécifique avec l’OTAN depuis 1997 dans le cadre de la Commission OTAN-Ukraine. Celle-ci est un cadre d’échanges sur les questions politiques et de sécurité présentant un intérêt commun. L’OTAN prête également assistance à l’Ukraine pour permettre la réforme dans le secteur de la sécurité et de la défense ainsi que pour lutter contre les menaces hybrides et approfondir le développement capacitaire.
Lors du sommet de Bucarest en 2008, l’OTAN a mentionné la perspective d’adhésion de l’Ukraine, mais Kiev n’a pas obtenu d’être intégrée au programme de pré-accession de l’Alliance, le Plan d’action pour l’adhésion (MAP). En effet, aucun consensus n’existe entre Alliés sur la possible adhésion ukrainienne et ils soulignent comme préalable les nécessaires réformes du système politique et du secteur militaire ainsi que la lutte contre la corruption. Par ailleurs la question de l’octroi du MAP et de l’élargissement, est suspendue au règlement du conflit russo-ukrainien.

L’attaque lancée par le gouvernement de Vladimir Poutine en février 2022 contre plusieurs régions d’Ukraine obère toute possibilité pour Kiev de rejoindre l’OTAN.
En effet, comme le MAP le précise, il est attendu des pays candidats « qu’ils règlent leurs différends internationaux par des moyens pacifiques » et que les litiges territoriaux fassent l’objet d’une solution pacifique « conformément aux principes de l’OSCE et qu’ils recherchent des relations de bon voisinage ». De fait, l’annexion illégale de Crimée par la Russie, la persistance du conflit dans le Donbass et l’attaque lancée par le gouvernement de Vladimir Poutine en février 2022 contre plusieurs régions d’Ukraine obèrent toute possibilité pour Kiev de rejoindre l’OTAN.
CdEC. Certains observateurs expliquent que les exigences de sécurité de Poutine vis-à-vis de l’OTAN ne sont qu’un prétexte et dissimulent avant tout un autre objectif, celui d’écarter toute forme de contestation de son pouvoir personnel, de « contamination démocratique » en Russie. Qu’en pensez-vous ?
Cette question peut être rattachée à la politique de rapprochement entre l’OTAN et l’UE. Il faut se rappeler que le principal déclencheur de la « Révolution de la Dignité » et du mouvement EuroMaïdan fin 2013-début 2014 avait été le refus du président pro-russe Ianoukovitch de signer un accord d’association avec l’UE. cet accord a été signé par la suite par le président Porochenko arrivé au pouvoir après l’EuroMaïdan.
La force d’attraction de l’UE est un véritable problème pour le président Poutine.
En fait, la force d’attraction de l’UE est un véritable problème pour le président Poutine car l’Union, par ses accords, diffuse un modèle de gouvernance basé sur l’État de droit et les valeurs libérales et démocratiques. Elle peut davantage contribuer à la transformation d’un État que ne le pourra jamais l’OTAN car ses domaines d’action sont beaucoup plus larges, allant de la réforme des institutions à la coopération économique en passant par les questions énergétiques.
CdEC. Quel appui l’OTAN peut-il ou est-il en train d’apporter à l’Ukraine dans le conflit en cours avec la Russie ?
L’OTAN est une alliance territoriale défensive dont la clause de sécurité, l’article 5, ne s’applique qu’aux États membres qui s’engagent à se protéger mutuellement. De fait, les pays partenaires de l’OTAN dont l’Ukraine, aussi étroites que leurs relations soient et qu’ils aient ou non intégrés dans la stratégie de pré-adhésion du MAP, ne sont pas couverts par la garantie de l’article 5. L’Alliance n’est donc en aucun cas tenue de porter militairement assistance à Kiev.
Par contre, les États membres de l’OTAN peuvent sur une base bilatérale apporter une assistance militaire à l’Ukraine et plusieurs pays ont déclaré qu’ils allaient livrer des armes défensives. Pour n’en citer que quelques uns, il s’agit de l’Estonie, des États-Unis, de la France, des Pays-Bas, de la Pologne ou encore de la Slovaquie.
De plus, l’OTAN a activé ses plans de défense et mobilise sa force de réaction rapide (NRF) afin de protéger le territoire des pays qui sont frontaliers du conflit. Ceux-ci accueillent depuis le sommet de Varsovie en 2016 deux missions distinctes : la présence avancée adaptée (tFP) en Roumanie et la présence avancée renforcée (eFP) dans les pays baltes et en Pologne, cette dernière étant composée de quatre bataillons comptant en tout moins de 5 000 soldats.
La consolidation de la posture dissuasive de l’OTAN se caractérise principalement par l’envoi de centaines de soldats français en Roumanie dans le cadre de la présence avancée adaptée par renforcement de la police aérienne au-dessus des États baltes, de la Roumanie et de la Pologne à laquelle vont notamment participer le Danemark, les États-Unis, la France, l’Italie, les Pays-Bas et la Pologne. Toutes ces actions sont réalisées dans le strict respect des traités régulant le déploiement et le stationnement des troupes en Europe. L’OTAN ne se livre pas à une sur-militarisation de sa frontière orientale.
Propos recueillis par Matthieu Boisdron