Alors que des milliers de migrants se trouvent toujours à la frontière polono-bélarusse, la chercheuse Alexandra Goujon décortique pour Le Courrier d’Europe centrale les raisons de cette crise, la stratégie de communication du dirigeant bélarusse et le rôle de Moscou.

Le Courrier d’Europe centrale : Comment le dirigeant bélarusse communique-t-il auprès de la population sur la situation à la frontière polonaise ?
Alexandra Goujon : Alexandre Loukachenko considère que les Européens inventent le scénario. Son discours est le suivant : « l’objectif des migrants, c’est l’Europe. Moi, je ne suis qu’un pays de transit. J’ai refoulé pour vous des migrants pendant des années, et c’est ce que je vais continuer à faire ». L’avion de rapatriement (de 400 migrants vers l’Irak, ndlr) du 18 novembre vise à prouver cette position.
Deuxième point, le dirigeant bélarusse veut montrer qu’il fait de l’aide humanitaire, en installant un entrepôt pour loger les migrants près de la frontière, en opposition aux Polonais « barbares » pour reprendre les termes qui ont circulé dans la presse bélarusse. Tous les reportages ont ainsi visé à montrer que les Polonais, et dans le même sillage l’Union Européenne, avaient certes un discours sur les droits de l’homme au Bélarus, mais quand il s’agissait de migrants, « comme par hasard », l’Union européenne ne réagissait pas avec la même humanité.
L’objectif de tout cela est d’inverser la responsabilité et de montrer que s’il y a un problème à la frontière, c’est de la faute de l’UE et de la Pologne et que le Bélarus, lui, est dans le dialogue et dans la discussion, par exemple avec des appels téléphoniques avec la chancelière Angela Merkel. Loukachenko montre qu’il a des leviers de déstabilisation et que si l’Union européenne va trop loin, et notamment après l’adoption des sanctions sectorielles économiques de juin 2021, il peut être menaçant.
Mais la rhétorique va beaucoup plus loin. Car, selon le dirigeant bélarusse, le mouvement de contestation post-électorale d’août 2020 a aussi été orchestré par les Européens pour déstabiliser le Bélarus. Il en veut pour preuve tous ceux qui se sont exilés dans l’Union européenne face à la répression. La crise migratoire n’est donc qu’un des éléments, parmi d’autres, de cette supposée volonté européenne de déstabilisation interne dans le pays. Cela rejoint complètement le discours russe sur l’ingérence des Européens au Bélarus et en Ukraine, qui vise in fine à déstabiliser la Russie.
Alexandre Loukachenko a donné une interview à la BBC concernant la situation à la frontière. Pourquoi cette ouverture soudaine aux médias internationaux ?
Dans les médias bélarusses ce qu’on montre, c’est que les médias occidentaux sont sous la coupe de cette rhétorique européenne qui veut que le Bélarus a organisé la crise migratoire et le mouvement de contestation. L’objectif avec l’entretien de la BBC, c’est de montrer que Loukachenko répond in extenso aux « fake news » développées en Occident qui sont dans les questions du journaliste, qu’il tutoie d’ailleurs. Il lui montre comment le Bélarus est « très ouvert » à la liberté de la presse, puisque ces journalistes de la BBC ont pu se rendre à la frontière où il y avait des migrants. C’est une manière de répondre à ceux qui disent qu’il n’y a pas de liberté d’expression au Bélarus, sachant qu’il y a quand même au moins trente journalistes bélarusses en prison et que les accréditations de journalistes occidentaux sont, en réalité, livrées au compte-gouttes.
Avec cet entretien, Loukachenko veut montrer que lui seul contrôle la situation dans son pays et que lui seul peut éviter le pire, qui ne vient pas de lui. Cela rejoint aussi un élément de la rhétorique russe selon laquelle les Occidentaux sont responsables de cette crise car leur intervention au Moyen-Orient a affaibli les pays de la région, créant une crise humanitaire.
Et qu’en pense la population bélarusse ?
C’est difficile à dire car je ne suis pas sur place, mais de ce qu’on peut lire dans les rares reportages sur place, il semble y avoir à peu près tous les points de vue. On peut penser qu’une partie de l’électorat qui soutient Loukachenko a été sensible aux arguments de la télévision. Mais s’agissant d’un pays où il n’y a plus de liberté des médias, d’expression ni de réunion, on ne peut absolument pas mesurer la réception de ce type de message.
Dans quelle mesure l’opposition existe-t-elle encore au Bélarus ?
C’est pareil, c’est absolument immesurable. Même s’il reste une opposition qui n’est pas en exil, leur visibilité est impossible. Au moment où le mouvement était visible avec des manifestations, les réseaux sociaux ont été utilisés, et notamment l’application Telegram, par l’intermédiaire de laquelle les citoyens s’informaient, organisaient des événements. Or, aujourd’hui, si jamais vous utilisez cette application, vous êtes passible d’arrestation et éventuellement, de plusieurs années de prison pour affiliation à une formation extrémiste.
Cela rend toute visibilité de la contestation impossible. Certaines personnes prennent encore le risque d’organiser des mini-événements, quand par exemple trois ou quatre personnes prennent le risque énorme de brandir le drapeau bélarusse rouge et blanc. L’opposition visible n’existe véritablement qu’à l’étranger en Pologne, en Lituanie avec (l’opposante de premier plan, ndlr) Svetlana Tikhanovskaïa et dans une moindre mesure en Ukraine.
« Une des craintes de l’opposition, c’est que cette crise migratoire fasse en quelque sorte diversion, qu’on ne parle plus de ce qui se passe en interne alors que la répression continue ».
Quelle a été justement la réaction de l’opposition bélarusse en exil dans cette crise migratoire ?
L’opposition a d’abord une attitude assez humaine, si je puis dire, à l’égard des migrants. C’est-à-dire qu’elle essaie de diffuser des informations sur les migrants et sur leur situation humanitaire. Après, une des craintes de l’opposition, c’est que cette crise migratoire fasse en quelque sorte diversion par rapport à la situation dans le pays, qu’on ne parle plus de ce qui se passe en interne alors que la répression continue.
L’opposition craint que l’Union européenne n’adopte une attitude pragmatique et relâche sa pression sur le régime bélarusse, et notamment en termes de sanctions – le but de Loukachenko, selon eux. Pour le moment ce n’est pas le cas mais il y a tout un travail de fond mené par Svetlana Tikhanovskaïa qui rencontre des dirigeants européens, des chefs d’État et des ministres. D’ailleurs, elle interviendra au Parlement européen le 24 novembre.
Selon vous, les accusations selon lesquelles le président russe Vladimir Poutine serait derrière cette opération sont-elles fondées ? Quel est le degré d’implication de Moscou ?
Je pense qu’il est très difficile de parler d’implication ou même d’accord tacite avec la Russie, car nous n’avons aucune preuve de cela. La chose, par ailleurs, qui est à peu près certaine car elle est visible, c’est que la Russie est restée durant toute cette crise aux côtés du régime bélarusse.
La Russie cherche à contrôler Alexandre Loukachenko, qui est un personnage difficilement contrôlable. Il est aussi probable que la Russie ne cherche pas forcément ce type d’actes provocateurs.
En revanche, la Russie, notamment si on prend le discours de Poutine du 18 novembre, considère que les pays occidentaux se servent de la crise pour provoquer de nouvelles tensions. Il y a une conjonction rhétorique identique sur le fait que l’OTAN et l’Union européenne représentent une menace pour la Russie comme pour le Bélarus.
Quelles sont les relations entre les deux pays et les limites de l’autonomie de Minsk par rapport à Moscou ?
On pourrait penser que le déséquilibre est tel entre les deux puissances que Loukachenko obéit aux ordres de Moscou. Or, le dirigeant bélarusse n’est pas un grand ami de Poutine. Ils ont une relation complexe depuis le début, parce que Loukachenko résiste et ne souhaite pas être dans une position de vassalisation. D’ailleurs, juste avant l’élection présidentielle, la Russie était un peu dans son collimateur. Loukachenko craignait que les Russes cherchent à le déstabiliser et éventuellement à organiser un changement de pouvoir.
Loukachenko se trouve aujourd’hui dans une position très inconfortable puisque sa dépendance à l’égard de la Russie s’est accrue avec le mouvement contestataire de 2020 et les sanctions de l’Union européenne. Il doit nécessairement s’aligner davantage, mais en tentant de garder le contrôle.
Les Russes, eux, cherchent quelque part un plan pour une transition, mais ils n’ont pas toutes les cartes en main puisque ce pays est indépendant depuis 30 ans et que Loukachenko règne depuis 25 ans. Tout changement de pouvoir doit être regardé, envisagé avec des pincettes vu ce qu’il s’est passé en Ukraine en 2014. Même si la Russie est la puissance de cette région et a une importante capacité de nuisance, son pouvoir sur l’étranger proche n’est pas absolu.
« L’objectif, c’est que le Bélarus ne suive pas l’Ukraine ».
Certains observateurs voient dans cette opération à la frontière, un moyen de détourner l’attention des mouvements de troupes russes à la frontière avec l’Ukraine. Est-ce que les deux événements sont liés, selon vous ?
Je ne pense pas que les deux phénomènes soient liés ou organisés spécifiquement de manière concomitante. Cependant, je pense que les deux évènements se font écho, se répondent dans le cadre d’une stratégie russe liée à la relation à l’étranger proche. C’est-à -dire que vis-à-vis de l’Ukraine, la Russie est dans une pression permanente et cyclique pour éviter un rapprochement vers l’UE, comme avec le déploiement militaire d’avril 2021. Dans la même veine, la Russie tient un discours sur la crise à la frontière pointant l’Europe du doigt et soutient ardemment Alexandre Loukachenko contre un mouvement de contestation potentiellement pro-européen. L’objectif, c’est que le Bélarus ne suive pas l’Ukraine.
Dans quelle mesure Minsk suivrait Moscou s’il y avait une offensive de plus grande envergure sur le territoire ukrainien ?
Alexandre Loukachenko est beaucoup plus virulent qu’auparavant sur cette question. Au moment des accords de Minsk, il se posait comme un médiateur, plutôt inquiet d’ailleurs vis-à -vis de ce qu’avait fait la Russie en Ukraine et voulait maintenir des relations plutôt cordiales avec l’Ukraine.
Mais depuis 2020, tout a changé. Loukachenko a été obligé de recourir au soutien russe face à la contestation et aux sanctions de l’UE. Désormais, le discours est quasiment calqué sur celui du Kremlin sur la menace que représenterait l’Ukraine. On a plusieurs éléments de langage qui viennent confirmer cela : le dirigeant bélarusse évoque par exemple régulièrement des armes venant d’Ukraine à destination des migrants ou de l’opposition pour déstabiliser le Bélarus. On est certainement dans un regain de tensions, et les Ukrainiens sont très inquiets, notamment du projet de rapprochement voire d’union entre la Russie et le Bélarus.
Propos rapportés par Clara Marchaud.